Le lambeau. Philippe Lançon

Philippe Lançon, rescapé du massacre de l’équipe de Charlie Hebdo en 2015 publie ce livre, qui lui vaut le prix Fémina, trois ans après. Grièvement blessé (il a, entre autres, la mâchoire inférieure emportée par une balle) il nous conte comment l’écriture a été le moyen de retrouver une place dans un monde qui l’avait lâché.

D’abord par nécessité de la communication avec les autres : ne pouvant plus parler, avant qu’une longue série d’opérations lui reconstitue une mâchoire, il échange à l’aide d’une tablette sur laquelle il écrit. Dès les premières semaines d’hôpital il peut exercer son métier de journaliste en envoyant des articles à Charlie et à Libération. Il s’aperçoit que cette activité est essentielle à sa reconstruction : « Quand j’écrivais au lit, avec trois doigts, puis cinq, puis sept, avec la mâchoire trouée puis reconstituée, avec ou sans possibilité de parler, je n’étais pas le patient que je décrivais ; j’étais un homme qui révélait ce patient en l’observant, et qui contait son histoire avec une bienveillance et un plaisir qu’il espérait partager. Je devenais une fiction ».

Car l’enjeu est de recoller à un monde qu’il ne partage plus. Allongé tout contre les cadavres de ses amis, il voit un visage s’approcher : « Je me souviens simplement qu’elle fut la première personne vivante, intacte, que j’aie vue apparaître, la première qui m’ait fait sentir à quel point ceux qui approchaient de moi, désormais, venaient d’une autre planète –la planète où la vie continue ».

Nous pouvons faire avec lui l’inventaire de tout ce qui lui a permis de revenir, dont il parle avec une extrême délicatesse, avec une grande justesse et beaucoup d’honnêteté. D’abord sa propre capacité à accepter, dès la première phrase écrite : « écrire, c’était protester, mais c’était aussi, déjà, accepter. La première phrase a donc eu cette vertu immédiate : me faire comprendre à quel point ma vie allait changer, et qu’il fallait sans hésitation admettre tout ce que le changement imposerait ».

Il a pu aussi compter beaucoup sur la famille, sur son ex-épouse et son frère en particulier ; ses amis et amies, dont la variété même des personnalités a constitué un réconfort. Une place particulière est faite aux soignantes et soignants, dont de beaux portraits restent dans la mémoire du lecteur : Chloé la chirurgienne miracle, la Marquise des Langes, Annette aux yeux clairs, Serge l’anesthésiste et bien d’autres, comme la première infirmière dont il se souvient : « J’étais enveloppé dans sa jeunesse comme dans un tapis, certes rugueux, certes troué, mais volant et filant dans l’instabilité vers une contrée où je n’aurais pu aller seul, une contrée où la vie était brutalement la plus forte ».

L’ont suivi, tout au long de son parcours de reconquête, la littérature (Proust, Kafka) et la musique (Bach). Il ne s’interroge pas beaucoup sur les assassins, mais à la suite d’une discussion avec un ami sur la question du Mal, il conclut : « Ni la sociologie, ni la technologie, ni la biologie ni même la philosophie n’expliquaient ce que d’excellents romanciers, eux, avaient su décrire. Il n’y avait peut-être aucune explication au goût de la mort donnée ou reçue ».

La littérature nous pousse à vivre.

Andreossi

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La vie est brève et le désir sans fin. Patrick Lapeyre.

Est-ce l’originalité de l’intrigue qui a décidé le jury Fémina d’attribuer son prix 2010 à ce roman ? Louis Blériot, la quarantaine, est marié, sans enfant, à une femme intelligente et bien occupée. Il a une relation avec Nora, une jeune femme qui semble bien profiter de sa jeunesse et de l’avenir qu’elle a devant elle. Elle a aussi une relation avec Murphy, Américain qui travaille à Londres. Bien sûr Louis travaille à Paris et Nora traverse la Manche  pour rejoindre l’un ou l’autre.

On assiste aux souffrances de Louis à chaque départ de sa belle, mais il connaît les malheurs des hommes à travers l’exemple de son père : « Houspillé, privé de parole, il en est maintenant réduit à fumer dans le garage et à boire du porto en cachette de sa femme ». De Nora, nous avons le portrait qui ne dépasse guère le mystérieux de l’éternel féminin (ou l’éternel féminin mystérieux) : « une fille étrange, assez instable, à la fois délurée et bizarrement taciturne (…) affectée d’un coefficient narcissique très élevé ».

De son côté Murphy souffre aussi, bien entendu, c’est le lot des hommes, même celui de l’ami de Louis, Léonard, qui se fait plaquer par Rachid. A propos, ce qui devait arriver arriva : Louis se fait larguer par son épouse et par Nora. Tout cela nous est présenté de manière distante, avec l’aide d’un écran de cinéma, si bien que nous commençons à penser qu’il aurait mieux valu que nous attendions la sortie en salle de l’adaptation filmée de cette histoire.

« Longtemps plus tard, lorsqu’il fera défiler dans sa mémoire les images de ce printemps, Blériot sera d’ailleurs surpris de n’apercevoir nulle part sa femme, comme si elle avait disparu au montage » ; « Une fois assis tous les deux comme aux beaux jours sur la banquette du salon, avec leur verre de vin à la main, ils font penser à deux acteurs qui répèteraient une scène de la vie conjugale » ; « Murphy, escorté de Max Barney et de Sullivan –c’est le blond, un peu macrocéphale, qui marche à droite- est en train de remonter New Change sous son parapluie » ; « Ils continuent à marcher du même pas, épaule contre épaule, concentrés, silencieux, à la manière de ces couples filmés de dos par Mikio Naruse » ; « Nora apparaissait dans l’encadrement de la porte, avec sa chemise deux fois trop longue ou son fichu sur la tête, à la manière d’une jeune paysanne russe filmée par Eisenstein ».

Les images cinématographiques, parfois, nous privent des images proprement littéraires.

Andreossi

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Dans ces bras-là. Camille Laurens

La narratrice du prix Fémina de l’an 2000 s’interroge sur ce genre qu’elle n’a pas, comme la bien vieille chanson le fredonne : « Qu’on est bien dans les bras d’une personne du sexe opposé Qu’on est bien dans ces bras-là Qu’on est bien dans les bras d’une personne du genre qu’on a pas Qu’on est bien dans ces bras-là ». Le moyen qu’elle a trouvé pour tenter de répondre à sa question c’est de passer « ses » hommes en revue, et dire quels sont ses rapports à eux.

En plus de cent très courts chapitres elle nous présente, de « l’éditeur » au « destinataire », ses hommes réels ou fantasmés, mais trois d’entre eux sont privilégiés : le père, le mari (plus de 10 chapitres chacun), et surtout le psychanalyste, lequel en trente chapitres lui permet un face-à-face productif. Ainsi son projet s’étoffe : « Je ne serais pas la femme du livre. Ce serait un roman, ce serait un personnage, qui ne se dessinerait justement qu’à la lumière des hommes rencontrés ; ses contours se préciseraient peu à peu de la même façon que sur une diapositive, dont l’image n’apparaît que levée vers le jour ».

Que sont ces hommes pour elle ? D’abord des corps, elle est séduite au premier regard et insiste beaucoup sur les descriptions physiques. Et puis : « J’aime les hommes qui luttent avec leur corps contre la dissolution du monde, qui retardent les progrès du néant, j’aime quand les hommes portent l’effort physique à son point de rupture ». Elle ne s’embarrasse pas des stéréotypes de genre dont il lui arrive de dresser la liste sans trop y croire, mais avoue qu’au sortir de l’enfance « son idéal d’homme, sa définition de l’homme idéal : c’est quelqu’un qui a souffert, mais qu’on peut rendre heureux ». Avec un tel programme, nous comprenons qu’au bout du compte elle reste largement sur sa faim : « Elle cherche, pour les comprendre, à voir ce qui les différencie des femmes. Mais le secret échappe ».

Heureusement, il reste l’écriture, son intérêt majeur manifesté très tôt : « Le premier amour se trouve ainsi pris pour toujours dans la nasse des mots, le tissu serré des phrases. Acte interdit, chose dite. Elle a quinze ans. Enfin elle ne se borne plus à vivre sa vie, elle la recrée, elle la formule, elle l’invente. Pour la première fois, elle aime et elle écrit. Entre ses mains il y a un homme et un livre : c’est la première fois ». Ce qui nous vaut un style maîtrisé, aux jeux de mots heureux (« Moi, ce que je veux, c’est qu’on m’épouse. Que la forme de l’autre, son corps, son sexe, toute sa personne, se moule au plus près sur moi »). Quant à convaincre sur le bénéfice de son investigation…

Andreossi

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Nous sommes éternels. Pierrette Fleutiaux

En voilà un roman ! Difficile d’en lâcher la lecture alors que la version en poche approche des 1000 pages. Il est vrai que l’autrice a eu recours aux procédés littéraires les plus efficaces pour réussir son roman, prix Fémina 1990. Une construction rigoureuse qui lui permet, avec des allers-retours temporels, de semer des indices jusqu’au dénouement final ; donner un effet de réel en faisant croire que la narratrice confie son récit à une écrivaine chargée d’en tirer un livret d’opéra[1] ; une histoire d’amour et de folie perçue comme scandaleuse ; des scènes aux puissantes images qui frappent les esprits.

Nous pouvons présenter la famille Helleur telle qu’on nous en donne le portrait tout au long de presque tout le roman : un père avocat passionné de justice, qui tente d’amortir les secousses intrafamiliales et une mère, Nicole, qui se réfugie dans son garage tendu de bleu pour danser sur le boléro de Ravel. Une femme voilée, Tiresia, qu’on ne touche pas, qui vit dans la maison comme une référence indispensable à tous. Deux enfants, frère et sœur, Dan et Estelle, qui vivent un amour fou. D’autres personnages essentiels gravitent autour de ce monde : le jeune voisin Adrien Voisin, le docteur Minor dont le métier est de lutter contre sa Major.

L’action se passe dans une petite ville française, à New York, à Paris, dans un couvent. La mort de père, mère et frère permet de révéler le rôle de l’Histoire, tragique pour les Helleur, suite à la guerre 39-45. Auparavant nous assistons au trouble d’un jeune médecin à qui Estelle dit avoir tué son frère, à la rencontre avec deux policiers newyorkais à propos d’une chanson sur la salade, à l’extrait d’un cercueil du cimetière pour le cacher dans une grotte…

Nous avons apprécié la manière dont Pierrette Fleutiaux nous embarque dans un récit qui pourrait sembler rocambolesque. La narratrice s’adresse à l’écrivaine : « Comment raconter ces choses, madame, paraissent-elles étranges, paraissent-elles rebutantes, parle-t-on de ces choses dans le monde où vous êtes, je ne sais pas, madame, elles appartiennent au corps, pas aux mots, pas aux phrases… ». Nous avons gardé en mémoire les images de cette famille hors norme : « (…) puis ils se rejoindraient sur le perron derrière la balustrade, tous trois, mon père si jeune dans son costume blanc, Nicole sa rose jaune à un bras et Tiresia sa rose pourpre à l’autre, et devant la balustrade du perron, la pelouse monterait surnaturellement verte dans le clair de lune, chaque tige d’herbe finement liserée d’argent, et alors de dessous la terre se lèverait la chair la plus vivante, la plus éblouissante, oh mon frère… ».

Andreossi


[1] Et cela a marché : 28 ans après la publication du roman, un opéra a été composé à partir de « Nous sommes éternels » !

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Joue-nous « España ». Jocelyne François

Le livre se présente comme un « roman de mémoire », parce qu’il est autobiographique, parce qu’il fait appel au souvenir d’événements d’enfance et de jeunesse, parce que la vie est souvent un roman. Toutefois la modestie domine l’écriture : « (…) ma propre histoire, par avancées successives, a gagné ce territoire étroit, sans nom, où je me trouve réduite et obligée à écrire ces choses du passé. Il s’agit pourtant d’une histoire sans aucune espèce d’importance mais je n’ai qu’elle ». La tonalité douce du roman, malgré la puissance des sentiments, la force des caractères, fait beaucoup pour nous rendre très touchant ce prix Fémina 1980.

La narratrice a eu du mal à trouver sa place au sein de sa famille, entre le frère Pierre mort et le frère Pierre vivant : « Je suis la fille au lieu du fils, celle qui n’a pas remplacé le petit mort, je suis donc violemment, radicalement autre ». Nous la devinons volontiers rebelle car elle est souvent punie par le mépris de la mère et le martinet du père. Elle aime la musique, et apprend le piano, mais déteste « España » de Chabrier, que lui réclament ses parents à toute occasion. Elle trouve ses bonheurs dans la campagne lorraine, chez ses grands-parents, où sa sensualité peut s’épanouir : « Chemise relevée, les jambes rouge sombre jusqu’à ma culotte bateau, je ne sais plus rien d’autre que le contact avec le raisin. Je me dis aujourd’hui que c’est ainsi que j’ai voulu vivre. Comme j’écrasais le raisin j’aime l’amour, comme j’écrasais le raisin je sens le dehors ».

Après la difficile période de l’Occupation elle s’adapte à la rigueur, faite aussi de bienveillance, de l’internat catholique où elle effectue ses études secondaires. L’ambition d’ascension sociale des parents l’a placée dans un établissement de bonne réputation, et surtout elle y trouve le sourire, l’exemplarité, et le  respect que les religieuses portent aux élèves. Certes, elle essaie toujours de faire entendre sa voix, ne serait-ce que pour obtenir les livres a priori interdits. Mais dans un cadre apaisé, loin des tensions familiales.

Et surtout, en fin de scolarité, elle découvre l’amour avec Marie-Claire. C’est avec une grande délicatesse que Jocelyne François nous décrit les étapes qui la conduisent vers elle : l’amitié, l’amour, la sexualité. « Le lendemain c’est moi qui me lève et ce n’est pas moi. Ce vide aux contours brûlants qui s’est installé dans ma poitrine et qui respire à ma place, cette alerte de tout le corps, il me faut m’y ajuster et je ne sais pas »; « Tu y es. Je sais tout de suite. Tu m’embrasses à en mourir. Nous ne pouvons plus rester debout, nous nous couchons ».

Sa foi la pousse à se confier à l’aumônier des étudiants, lequel commet « tranquillement un crime » en lui conseillant d’abandonner cette relation. Nous sommes en 1952. Après des années, elle peut léguer à ses enfants « un trésor que les vers ne peuvent ravir : la volonté de ne jamais vous laisser déposséder de vous-mêmes puisqu’en vous est enfoui ce dont vous avez besoin ». Avant de tirer de trop hâtives conclusions, il faut lire ce beau roman de mémoire.

Andreossi

Joue-nous « España ». Jocelyne François

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La Crève. François Nourissier

Ce Benoît- là n’est guère enthousiasmant. Il est éditeur et s’auto-flagelle à longueur de pages. François Nourissier n’est pas allé chercher bien loin son modèle, lui qui a hanté le milieu littéraire français par ses fonctions de critique ou de juré et président du Goncourt durant trente ans. Il obtient le prix Fémina en 1970 pour ce roman dont l’intrigue est d’une banalité éprouvante tandis que l’écriture à phrases courtes bloque la respiration du lecteur qui attend vainement de pouvoir sortir des méandres du cerveau de Benoît, torturé par sa mauvaise conscience.

Notre éditeur, parisien, est marié, a deux enfants, et, à quarante- huit ans connaît une histoire d’amour avec une jeunesse. La différence d’âge lui pose problème, d’où l’occasion de se dévaloriser, en particulier du point de vue du corps. Obsédé par le souvenir des moments passés avec Marie, il décide de la rejoindre en Suisse. Tout le roman est l’histoire de ce voyage, et surtout des pensées intimes de Benoît, sur lui-même essentiellement, car nous n’avons pas l’impression que les autres personnages, en particulier les femmes, son épouse et son amante, aient véritablement une existence hors de ses soucis.

D’ailleurs, l’évocation des femmes (qui ne peuvent être que jeunes) fait preuve d’un machisme bien ancré dans les années soixante : « On les voit, filles de vingt ans aux accents rauques et aux membres longs, dont tournoie l’appétit de vivre, traîner, un livre sous le bras, dans les rues qui avoisinent Sèvres et Notre-Dame-des-Champs, sauvages et trop charnelles. Leur corps ravage la solitude des hommes. Elles ne font pas tant d’histoires. Elles viennent de rivages où l’on prête vite son ventre aux assauts d’une nuit ». Ou bien : « On les croise, vêtues impitoyablement à la mode, leurs cuisses suffoquant les comptables et les nègres ».

Benoît quitte donc Paris en voiture, bloqué dans des embouteillages qui nous rappellent que le phénomène a bien ses soixante ans. Il a ainsi le temps de faire appel à ses souvenirs, comme celui qui donne son titre au roman, évoquant l’année soixante- huit  et l’ambiance d’une classe de lycée : « il arrivait qu’un professeur fût interrompu par une sorte de mélopée à bouche cousue, un murmure anonyme, un grognement qui bientôt s’enflait, couvrait sa voix : Crève salope…Crève… crève salope ». Ce climat malsain est entretenu le long du récit par une vision de soi bien dégradée : « Je me promène dans ce vide que j’ai fait en moi sans parvenir à y croire. Le petit ressort, quelque part, cassé. La réserve de forces, quelque part, épuisée. (…) Alors je me promène en moi et je cherche. La faille. La fissure par où tout s’est vidé ».

Andreossi

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La porte retombée. Louise Bellocq

L’attribution du prix Fémina 1960 a provoqué la démission d’une des jurées,  Béatrix Becq, par ailleurs lauréate du Goncourt en 1952 pour son « Léon Morin, prêtre » : « Je n’admets pas qu’on couronne un mauvais roman, mal écrit, et dans lequel, en plus, il y a des allusions antisémites », avait-elle déclaré. Nous avons du mal en effet à défendre un roman qui nous a plus d’une fois ennuyé, tant par le thème, dont on a vite fait le tour, que par une écriture sans relief.

Le thème en est la décadence d’une famille de la grande bourgeoisie bordelaise, narrée à travers le destin des quatre enfants Laumond. Ils sont nés avant la guerre de 14-18, et se retrouvent dans les années cinquante pour vendre la maison familiale. A cette occasion, chaque pièce de la maison, qui donne son intitulé aux chapitres du roman, est le prétexte pour à la fois évoquer les rapports entretenus par le frère et les sœurs, et pour faire revivre les souvenirs de chacun liés à cette maison.

Nous ne connaissons le dernier de la fratrie que par ce qu’en disent les autres, car il est mort pendant la guerre, en héros de la Résistance, épargné en quelque sorte du malheur familial, « L’un sauvé par sa mort, les autres perdus par leur vie ». L’autre frère, l’aîné, est un personnage sans caractère mais débrouillard, qui a fait du trafic pendant l’Occupation. Il manifeste une certaine ironie devant la vie qui se prolonge jusque dans ses relations avec ses sœurs.

Mais Louise Bellocq, puisant sans doute dans sa propre biographie, s’attache surtout aux portraits de Madeleine et de Monique, sœurs que tout oppose. L’aînée est romanesque, attachée aux traditions bourgeoises, dont la jeunesse n’a eu pour souci que la réalisation d’un bon mariage. Hélas elle doit se contenter de prendre pour mari Martin, éconduit par Monique. Certes il devient général, mais son machisme conduit le couple au divorce, provoquant chez Madeleine une cascade de déchéances (drogue, emploi modeste).

Monique, affectée d’une haine de classe acquise jeune, refuse le mariage, a une fille d’un amant de passage, se pose en réfractaire à des valeurs bourgeoises qui sont aussi des valeurs masculines, et pense de sa sœur : « Qu’elle était bizarre, cette Madeleine, de voir l’homme partout, de le croire indispensable à la femme, de le poursuivre sans cesse ».

Aussi les jugements constants, entre les deux sœurs, envahissent le roman, presque autant que les histoires d’ameublement et de toilettes conformes ou non à la position sociale. Ainsi, la voilette ne serait-elle pas conseillée le matin, après la nuit de noces ? « Demain, je la nouerai autour de mon chapeau pour y dissimuler mon embarras lorsque je réapparaîtrai après la nuit d’hôtel à la face des gens, afin que personne ne puisse se douter, lire je ne sais quoi sur mon visage, voir ce dont je serai peut-être marquée aux yeux, aux lèvres, que sais-je ? les traces que cela laisse sans doute… »

Andreossi

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La femme sans passé. Serge Groussard

« Le bouillonnement de l’eau que fend la lourde proue carrée, puis que laboure, interminablement, la carène… L’eau verdâtre, suspecte, qui dégage des relents de pourriture et charrie des choses immondes qui soulèvent le cœur… Le regard de Malard qui s’attarde sur elle… Les yeux de cet homme sont d’un bleu admirable, dans sa face dorée ».

Nous avons dans ces phrases une grande partie de l’intérêt du roman. Un lent voyage en péniche sur les canaux puis sur la Seine ; un climat de mystère autour d’une femme en fuite ; la figure du batelier, peu causant mais attachant. Serge Groussard a conquis le jury du Fémina en 1950 grâce à cette histoire à la Simenon, et a parfaitement épousé le rythme de « La Berceuse », le bateau qui en sus de farine et de sucre transporte vers Paris deux hommes et une femme qui alternativement s’attirent et se repoussent. Ce n’est pourtant pas le rythme de la vie de l’auteur, qui se définissait homme d’action, énarque après avoir été résistant, mais abandonnant la fonction publique pour le grand reportage, l’engagement militaire et l’écriture, laissant à sa mort (en 2016), 25 ouvrages dont 20 romans.

La femme sans passé a pour prénom Hélène, ou Mado, mais elle est plus connue dans cette histoire comme « la passante ». Peu à peu, écluse après écluse, on en apprend davantage sur les raisons de sa fuite. Impliquée dans un crime, elle intrigue, puis séduit celui qui devient son protecteur le temps des cinq jours passés sur la Berceuse, Malard, le patron du bateau. Les sentiments entre eux ne sont pas exactement réciproques, tant la passante est davantage femme de désir que femme de passion amoureuse. Entre eux, le jeune matelot Jeanjean tente de profiter de la situation de huit clos, d’abord par le sexe, puis par l’argent.

Hélène/ Mado va-t-elle se livrer à la police après sa cavale à bord de la péniche ? Quelle est sa réelle implication dans la mort de son mari ? L’écrivain, s’il nous dévoile les faits, reste assez allusif sur les motivations des personnages, et il sait introduire des moments de tendresse dans une atmosphère souvent pesante. Le lecteur a le plaisir de découvrir des mots perdus, ceux de la batellerie, à une époque où le métier basculait vers la motorisation. Miquépin, fargue, bajoyer, étricot… Nous avons parfois la définition dans le texte : « le reu, petite cahute qui servait de fourre-tout », « la gravelaine, ce petit espace vide, resserré, qui couvre toute la largeur de ces péniches ». Le plus souvent, il nous faut imaginer : « Au milieu, collée au plafond, une tringle de fer courait d’avaterre à bord-hors ».

Andreossi

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ZOO. Vercors, Emmanuel Demarcy-Mota. Théâtre de la Ville

C’est drôle la vie. On va au théâtre depuis tellement d’années qu’on n’ose pas les aligner pour les compter. On y va une fois de plus, presque sans y penser, et c’est comme si c’était la première fois.

Devant une salle aux trois-quarts vide pour cause de grève des transports, les comédiens entrent. A leur manière de le faire, entre lisière de salle et scène, de nous regarder, d’être éclairés, présents, il se passe déjà quelque chose.

La pièce commence : c’est un cours de paléoanthropologie (homo erectus, homo sapiens, homme de Néandertal etc.) et on adore. La mise en scène, magnifique, est tout de suite en place : ombre et lumière, noir et blanc et couleur, graphisme, ombres chinoises, écriture, images choisies.

Puis l’histoire en elle-même démarre : un homme a tué un nourrisson, s’est dénoncé pour être jugé. Mais il n’est pas sûr que ce soit un infanticide : l’enfant n’en était peut-être pas un, issu d’une espèce découverte en Afrique de l’Est, dont on ignore si elle est humaine ou animale. Quelle était la nature de la créature assassinée ? Le procès s’ouvre : c’est à la fois une enquête et un récit (celui des anthropologues), et c’est passionnant.

Des débats scientifiques – incapables de conclure – on passe au débat philosophique autour de la question fondamentale Qu’est-ce que l’Homme ?, et toutes ses tentatives de réponses autour du langage, de la conscience etc. On laissera le spectateur découvrir la réponse finalement proposée par la pièce, délivrée par l’homme de foi. On ne dira pas non plus si l’accusé est en définitive condamné pour infanticide ou pas.

Mais des questions par lesquelles ce spectacle aussi profond et vibrant qu’intelligent se termine, on observera que toutes n’étaient pas posées avec la même acuité il y a trente ans, et que la question fondamentale de la philosophie, face aux tentations d’amélioration infinie de l’Homme, semble être aujourd’hui Qu’est-ce que l’Homme veut veut faire de lui-même ?

Mag

ZOO ou l’assassin philanthrope,

Jusqu’au 12 avril 2022

Théatre de la Ville – Espace Cardin

D’après Zoo ou l’assassin philanthrope et Les animaux dénaturés de Vercors

Mise en Espace & Conception Emmanuel Demarcy-Mota

Collaboration Artistique Christophe Lemaire, Julie Peigné, François Regnault
Conseillers Scientifiques Carine Karachi, Jean Audouze
Scenographie Yves Collet
Lumières Christophe Lemaire, Yves Collet
Son Flavien Gaudon
Musiques Arman Méliès
Création vidéo Renaud Rubiano

Avec la Troupe du Théâtre de la Ville : Marie-France Alvarez, Nicolas Avinée, Charles-Roger Bour, Céline Carrère, Jauris Casanova, Valérie Dashwood, Anne Duverneuil, Sarah Karbasnikoff, Stéphane Krähenbühl, Ludovic Parfait Goma, Jackee Toto


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Le temps de la longue patience. Michel Robida

Le temps de la longue patience est celui de l’attente de la guerre en 1939, puis celui de l’occupation allemande. Michel Robida a obtenu le prix Fémina en 1946 pour ce roman qui conte l’histoire de la génération des hommes qui étaient enfants durant la première guerre mondiale et qui brutalement se trouvent confrontés à nouveau au même danger : « Quand nous étions enfants on nous disait déjà : ‘Dans vingt-cinq ans, il faudra remettre cela’. Nous avons toujours été menacés. Notre adolescence, notre jeunesse ont sans cesse été marquées par cette crainte, par cette certitude ».

Michel Robida, petit-fils du célèbre illustrateur Albert Robida, est entré dans la Résistance, a été arrêté par la gestapo et interné. Journaliste à la radio, il a écrit une dizaine de romans. Il nous fait donc vivre une expérience au moins en partie vécue à travers les portraits de deux amis aux trajectoires d’abord divergentes. Philippe est entrepreneur, bien installé dans la vie bourgeoise et marié. Au début du conflit, il est affecté à l’Etat major à Paris. Bernard part au front où il est blessé, et connaît une histoire d’amour avec Martine, jeune Suédoise, davantage curieuse que passionnée.

Ces trois figures représentent trois positions différentes face à l’envahisseur nazi. Philippe, dit-il, doit faire vivre son usine, il travaillera avec l’ennemi. Comme l’avoue son épouse après l’arrivée au pouvoir du maréchal Pétain : « Il n’y a qu’à faire comme tout le monde. C’est si simple. L’exemple nous vient d’en haut ». Bernard, sans fanfaronnade, entre doucement en Résistance. Martine, dont la nationalité lui assure la neutralité, reste assez détachée, un peu à la manière dont elle conçoit sa relation avec Bernard. Celui-ci rompt lorsqu’il apprend qu’elle a parlé à un Allemand : « Aucune des femmes, aucun des hommes de sa parenté, de son entourage, n’avaient jamais adressé la parole à un Allemand depuis l’occupation. Chacun vivait à côté d’eux sans les voir ».

Arrêté, Bernard tente l’évasion dans le convoi qui le conduit vers l’Allemagne, échoue, est blessé et meurt peu après, non sans avoir pu transmettre à Philippe son désir que celui-ci prenne sa place en résistance, ce qu’il fait effectivement.

Le roman se lit aisément, dans une écriture sans chichis, et surtout évite le pathos. Nous ne savons que très peu de choses sur les activités secrètes de Bernard, et l’appel à la lutte contre l’occupant est très discrètement évoqué. On comprend ainsi l’auteur lorsqu’il fait dire à un des protagonistes : « Je ne crois pas, dans la vie courante, à la grande scène tragique qui oppose soudain deux personnages jusque là occupés de leurs soucis, de leurs ennuis quotidiens ». Et aussi, au moment de l’exode de juin 1940 : « Le tragique était si intense qu’il n’avait pas besoin d’être souligné. Mais il se développait dans une gamme mineure, sûr et secret comme un chancre ».

Andreossi

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