Cécile de La Folie. Marc Chadourne.

L’auteur n’insiste pas beaucoup sur ce qui apparaît pourtant comme le thème majeur de ce roman oublié, prix Fémina en 1930 : les conséquences traumatisantes de la guerre, qui agissent en sourdine sur l’individu qui a subit cinq ans de combats, entre 1914 et 1919. Marc Chadourne lui-même a connu pareil destin, et sa biographie dit qu’il a mené « une vie errante » après cette guerre. Il est entré au Ministère des colonies, et a terminé sa carrière comme professeur aux Etats-Unis. Traducteur de Joseph Conrad, il a produit 17 livres, couronnés par le grand prix de l’Académie Française en 1950.

Le roman conte l’histoire d’amour entre François Mesnace et Cécile de La Folie. Ils se sont fréquentés jeunes et avant de partir au front il lui demande une relation davantage charnelle, qu’elle refuse. On ne sait rien de ce qu’il vit pendant ces années, mais il n’est plus le même homme à son retour. Ainsi, à la fête du 14 juillet 1919 : « Qu’avaient-elles apporté ces cinq années ? Elles s’achevaient en fumées, rumeurs et pétarades. Une liesse funèbre célébrait le retour dans la fourmilière. Que valait de revenir se perdre, insignifiante unité, dans cette masse d’êtres tous assujettis au destin de se suivre, de se presser, de s’imiter, de se recommencer ? » Et aussi : « L’idée de mort, née de l’expérience de la guerre, le hantait de nouveau, obstinée à le convaincre que tout effort allait au néant ».

De retour chez Cécile, même interrogation : « Qu’est-il revenu faire ici ? Etre là ou ailleurs aujourd’hui. Oui, mais pourquoi en lui cette dolence, cette envie de prendre sa tête dans ses mains, de s’abandonner à des rêves ? ». Cécile n’a pas changé dans ses sentiments, qui restent d’une remarquable ténacité malgré les errements de François. Elle connaît pourtant bien des déboires : pianiste, elle s’use à donner des leçons de piano qui entravent ses possibilités de carrière plus prestigieuse ; elle doit aussi prendre soin de son père malade ; son frère n’est qu’un fardeau de plus.

Sans rompre véritablement, François se détache, et même la complicité des débuts autour de la culture (« Ils ont ouvert ensemble un livre merveilleux. Du côté de chez Swann, d’un auteur inconnu ») tend à disparaître. La patience de l’une ne peut suffire aux penchants erratiques de l’autre et chacun avance vers son destin tragique.

Le roman est agréable à suivre, dans un style sans graisse superflue, ponctué de références littéraires bienvenues : Goethe, l’Arioste, François Villon, et le philosophe Schopenhauer, qui nous laisse méditer sa sentence : « L’essentiel est ce qui dure, non ce qui devient toujours ».

Andreossi

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Le Jardin des dieux. Edmond Gojon.

C’est un poète qui a reçu le prix Fémina en 1920. Ne nous étonnons pas : dès l’origine, le prix pouvait être attribué à une œuvre en langue française écrite en prose ou en vers, et en 1906 c’est une poétesse qui est couronnée. Edmond Goron ne semble pas avoir eu de successeur dans l’histoire du prix, du moins pour ce qui est d’un texte versifié. Il vivait en Algérie et son pays constitue le thème principal de son inspiration, avec des évocations de paysages méditerranéens, de nuits chaudes, de grenades, de lézards et de couleur bleue.

Les formes des poèmes sont strictes : beaucoup d’alexandrins, des sonnets, des vers plutôt riches. Malgré l’épigraphe en tête du livre (une citation de Stéphane Mallarmé) l’ambiance est davantage symboliste qu’hermétique. Les références à la mythologie sont nombreuses et nous croisons dans ces jardins Pégase, Circé ou Orphée. On se lasse un peu de ce monde émollient où l’humanité se fond dans un paysage intemporel. Parfois des portraits plus précis nous arrêtent, ainsi dans le texte « Juifs » :

« Ainsi c’est donc toujours cette querelle obscure…

Sans doute, loin de nous, votre orgueil vous emmure,

Mais moi qui vous connus furtifs et sans murmure,

Puis-je oublier l’horreur dont vos regards sont pleins ? »

Les images dénotent souvent leur siècle d’existence :

« Par moments, un éclair traverse la soirée

Comme si, tout chargé de l’extase des nuits,

Le Silence entr’ouvrant sa robe déchirée

Montrait son corps stellaire aux jardins éblouis. »

Cependant, la monotonie de la lecture est brusquement rompue vers la fin du recueil par le poème « Les conquérants » que l’on ne peut s’empêcher de citer dans son intégralité :

« Nous apportons au fond de nos caisses profondes

L’amertume et l’alcool

Et nous venons vers eux, las de courir le monde,

Pour un suprême viol !

Notre ivresse, déjà, d’une haleine fétide

Empeste les jardins

Où les femmes rêvaient, jaunes cariatides,

Sous les arbres à pain.

Bientôt, elles viendront toucher loin de la hutte

Nos casques d’hommes blancs,

Bientôt, nous les aurons dans nos poignes de brute,

Les doux poignets tremblants,

Et les hommes, bientôt pour nos laines communes,

Donneront sans compter

Tous leurs barils de nacre où le lait de la lune,

A jamais est resté !

Et nous leur offrirons de belles carabines

-Nos Winchester charmants-

Afin que dans les soirs où l’absinthe embobine

Ils se tuent promptement.

Nous construirons un bar lourd comme ceux de Londres,

En acajou massif,

Et là, tout à loisir, comme nous saurons tondre

Ces grands diables naïfs !

Que l’Océan rageur sur les brisants déferle,

Malmenant nos engins,

Nous aurons son corail et ses plus grosses perles

Pour un verre de gin.

Allons ! faisons puer de notre gazoline

Le lac si bien conquis

Et que notre remords à tout jamais décline

A l’aube du wisky ! »

Il paraît que le poète, malgré ces vers, est devenu un chantre de l’Algérie française…

Andreossi

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Prix Fémina 1910. Marie-Claire de Marguerite Audoux

Marguerite Audoux pouvait-elle publier sous son nom, celui de son père victime de l’imagination d’un employé de mairie ? Donquichote avait été donné comme patronyme à cet « enfant trouvé » mais Marguerite a choisi le nom de sa mère, pour signer son premier roman qui lui a valu le prix Fémina en 1910. L’anecdote nous situe dans l’univers très modeste de l’auteure, dont la carrière littéraire est tout à fait exceptionnelle, non pas par le nombre de ses écrits publiés, mais par sa trajectoire même, d’orpheline sortie d’un internat religieux pour devenir bergère, puis couturière, enfin écrivaine à succès.

Les hasards des rencontres avec des gens de lettres ont tiré de ses tiroirs le manuscrit de ses souvenirs écrits pour elle-même. Octave Mirbeau est subjugué : « Lisez Marie-Claire… Et quand vous l’aurez lue, sans vouloir blesser personne, vous vous demanderez quel est parmi nos écrivains –et je parle des plus glorieux- celui qui eût pu écrire un tel livre, avec cette mesure impeccable, cette pureté et cette grandeur rayonnantes ». C’est en effet le style qui séduit, très loin de l’emphase de bien des romans de l’époque. Une grande simplicité au service d’une évocation suggestive, un don d’observation des êtres qui l’amène à des formules très heureuses.

Ainsi la supérieure du couvent dans lequel elle passe son enfance : « Elle avait un sourire qui ressemblait à une insulte ». Ainsi la mère de l’homme qu’elle aime : « Elle disait des mots dont le sens m’échappait. Je trouvais seulement que ses paroles avaient une odeur insupportable ». Malgré les épreuves vécues dans son enfance puis comme jeune fille, elle n’apparaît pas comme essentiellement victime, insistant sur la complexité des personnes qui l’ont entourée, et sur la diversité des rapports entretenus avec elle. Les religieuses sont aimantes, distantes ou autoritaires, les patrons de la ferme ne sont pas des exploiteurs sans scrupules.

Certes la vie de Marie-Claire connaît de cruelles déceptions, mais elle est contée de telle manière que l’espoir vers des jours meilleurs paraît proche. « Les cris des moissonneurs semblaient parfois venir d’en haut, et je ne pouvais m’empêcher de lever la tête pour voir passer les chars de blé dans les airs ». Une autobiographie qui ne se soucie pas de mettre en valeur la narratrice, qui décrit avec délicatesse les situations provoquées par une vie modeste.

Nous pouvons poursuivre le devenir de Marie-Claire par la lecture de « L’atelier de Marie-Claire », paru dix ans après et couplé au prix Fémina dans certaines éditions : la vie d’un atelier de couture au début du XXe siècle y est très attachante et nous retrouvons avec beaucoup de plaisir la justesse du regard de Marguerite Audoux.

Andreossi

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Nouvelle année : nouveau feuilleton, avec les prix Femina !

En ce premier jour de l’année, maglm inaugure une nouvelle étape de sa collaboration avec Andreossi, qui nous a régalés de son feuilleton sur les prix Goncourt.

En 2022, place à son « concurrent » : le prix Femina !

Premier billet : La conquête de Jérusalem de Myriam Harry. Bonne lecture, belles (re)découvertes et très heureuse année 2022 à toutes et à tous avec les prix Femina !!

Mag

Avec La conquête de Jérusalem, Myriam Harry apparaissait comme favorite pour le prix Goncourt 1904, qui fut en fait attribué à Léon Frapié pour sa « Maternelle ». Un collectif féminin, en particulier du journal « La Vie Heureuse » décida d’octroyer un prix, qui deviendra par la suite le Fémina, à Myriam Harry pour rétablir ce qu’il leur semblait une injustice. Il est vrai que ce n’est que quarante-quatre ans plus tard seulement que le Goncourt a été accordé à une auteure, Elsa Triolet.

Le roman ne manque pas de qualités, soulignées d’ailleurs à sa sortie par Léon Blum : « Il sent le désert, les fleurs sauvages et les parfums d’Arabie ». On y trouve en effet le charme de cette ville, Jérusalem, très cosmopolite, où cohabitaient dans une ambiance plus ou moins tolérante, mais sous un régime de concurrence, les diverses religions du monothéisme. L’écrivaine, qui y était née et y avait passé son enfance sait très bien rendre l’atmosphère de la fin du XIXe siècle sous la domination turque.

Elle nous fait suivre la vie de Hélie Jamain, jeune archéologue, qui épouse Cécile, diaconesse protestante, fille de pasteur. Très amoureux, il déchante rapidement devant la rigueur sexuelle de sa femme sitôt revenue du voyage de noce : « Ne parle pas de cela, Hélie, dit-elle tout bas ; nous étions des égarés ; et puis c’était notre voyage de noce. –Et maintenant ? –Maintenant nous sommes des gens sérieux ». Nous avons là une thématique constante du roman, l’opposition entre la sensualité moyen-orientale et l’austérité religieuse.

Notre Hélie devient très critique vis-à-vis du tableau que lui présente Jérusalem: « Une tourmente de folie et de fanatisme ravageait la Palestine. Au Liban, Druses et Maronites s’entr’égorgeaient. Les musulmans, à Damas, menaçaient tous les chrétiens ; à Gaza les catholiques avaient brûlé une synagogue (…) ». Aussi se tourne-t-il vers les croyances anciennes et projette d’écrire « La Résurrection du Paganisme » et rêve d’Astarté, l’idole païenne. Mais sa quête échoue, comme a été brisé son désir de retrouver avec Cécile les jours heureux du voyage de noce.

Il nous reste le souvenir de la vie dense et colorée de cette ville, jusque dans les cimetières : « Au-dessus des sépulcres, des négresses tendaient des vélums ; les marchands de cacaouettes et de nougat gaiement choquaient leurs timbales de cuivre, des effendis en caftans clairs se dandinaient en égrenant des chapelets d’ambre derrière le dos. Accroupies sur des tapis, les grandes dames de harem se saluaient de tombe en tombe, mangeaient, fumaient, potinaient, ‘respiraient le vent’, s’aspergeaient d’eau de rose, et, de temps en temps, penchées familièrement vers le turban de pierre, murmuraient quelque chose ; puis, songeuses, prêtaient l’oreille comme pour une confidence posthume ».

Andreossi

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Prix Goncourt 1903-2009 : quel bilan ?

La lecture d’un peu plus de cent romans auréolés du prix Goncourt a apporté son lot de contrastes, du véritable enthousiasme à la franche consternation. Certes la forme de cette chronique, en voulant laisser une assez grande place à l’œuvre malgré un format réduit, a sensiblement atténué le premier sentiment, mais la subjectivité revendiquée d’un lecteur du vingt et unième siècle a fait ses choix : plus du tiers des textes couronnés ont eu un intérêt limité, voire très limité.

Cela ne paraît pas dépendant de l’ancienneté de la parution, tout au plus certaines périodes sont apparues plus creuses que d’autres en récits qui ont retenu l’attention : les années 40 par exemple, marquées par la seconde guerre mondiale, n’ont pas été à la hauteur des années 10 et 20 qui ont vu de très bons romans ayant pour thème la guerre de 14-18 primés. Seul l’attachant Pareil à des enfants de Marc Bernard, en 1942, émerge du lot, mais ne concerne pas le temps de l’Occupation. Autre période assez creuse mais plus longue, celle qui s’étend des années 60 aux années 90, dont la moitié des œuvres primées n’ont pas convaincu. Le nouveau siècle par contre semble prometteur.  

Les thématiques de ces romans reflètent assez bien les questions majeures de nos sociétés : le thème de la guerre est le plus évident, pour un siècle qui a été bien servi de ce point de vue. Nous pouvons compter une trentaine de titres qui évoquent la guerre, avec pour les réussites, Le Feu, de Henri Barbusse, ou Civilisation, de Georges Duhamel et plus récemment Syngué sabour de Atiq  Rahimi. Les romans « familiaux » constituent une autre grande catégorie et avec ceux qui concernent les histoires de couples ils totalisent aussi une trentaine d’ouvrages.

La bourgeoisie et la petite bourgeoisie sont les milieux sociaux nettement privilégiés, et rares sont les auteurs qui ont su avec talent rendre compte des milieux plus modestes, mais un Emile Ajar, avec La vie devant soi, nous a comblé. Les campagnes, en particulier, n’ont pas été bien mises en valeur par la littérature des Goncourt, si on excepte le très ancien Louis Pergaud et son De Goupil à Margot. Les écrivains ont été plus inspirés lorsqu’ils se sont éloignés de notre continent, et plus encore lorsqu’eux-mêmes et elles- mêmes venaient d’ailleurs. René Maran (Batouala), Antonine Maillet (Pélagie-laCharrette), Patrick Chamoiseau (Texaco)ont merveilleusement enrichi la langue française.

L’élargissement des thématiques au cours du temps se remarque aussi par l’intérêt pour le passé. A partir des années 80 les auteurs récompensés ont plus souvent quitté leur époque strictement contemporaine pour placer leurs récits quelques décennies avant, ou même dans les siècles précédents. Cela nous a valu par exemple les très bons livres de Frédérick Tristan (Les égarés), de Jean Rouaud (Les champs d’honneur) ou de Laurent Gaudé (Le soleil des Scorta). Autre constatation, dans le choix du type de narrateur : nous avons été généralement plus sensible aux romans écrits à la première personne qu’à la troisième, comme si la vision « de l’intérieur » favorisait l’adhésion au récit. C’est le cas pour Béatrix Beck (Léon Morin, prêtre), Francis  Walder (Saint Germain ou la négociation), Vintila Horia (Dieu est né en exil) ou encore Yves Navarre (Le jardin d’acclimatation).

Enfin, le thème de l’oppression, de la domination, a été à l’origine d’œuvres de qualité que n’a pas manqué de distinguer le prix Goncourt, dès les premières décennies d’attribution, avec René Maran (Batouala) et Henri Fauconnier (Malaisie) sur la question de la colonisation, puis plus tard, avec Romain Gary (Les racines du ciel) qui mêle colonialisme et écologie, André Schwartz-Bart sur l’antisémitisme (Le dernier des Justes), et Tahar Ben Jelloun (La nuit sacrée) sur la domination masculine.

Au total, il est difficile de conclure sur l’opportunité à suivre les jurés du Goncourt dans leur recommandation, même si, après tout, près de deux livres primés sur trois ont été lus avec intérêt. Peut-être serait-il curieux de comparer avec un autre prix littéraire : le Fémina par exemple, revendiqué comme concurrent direct dès 1904.

Andreossi

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Syngué sabour. Atiq Rahimi.

C’est avec le prix 2008 qu’Andreossi met un point final au feuilleton des prix Goncourt. Un grand merci à lui pour cet ample et passionnant voyage dans l’histoire littéraire française depuis la création du célèbre prix !

Mag

« La chambre est petite. Rectangulaire. Elle est étouffante malgré ses murs clairs, couleur cyan, et ses deux rideaux aux motifs d’oiseaux migrateurs figés dans leur élan sur un ciel jaune et bleu. Troués çà et là ils laissent pénétrer les rayons du soleil pour finir sur les rayures éteintes d’un kilim. Au fond de la chambre, il y a un autre rideau. Vert. Sans motif aucun. Il cache une porte condamnée. Ou un débarras ».

Le lecteur ne va pas quitter cette chambre tout au long du roman. Il va rester en compagnie d’un combattant blessé, dans le coma, tandis que sa femme, « la femme », prend soin de lui et s’échappe parfois pour s’occuper de ses filles. Comme les pèlerins de la Mecque qui tournent autour de la pierre de patience (syngué sabour) en lui confiant tous leurs malheurs, elle ne cesse de parler à son mari, lui avouant tout ce qu’elle n’a jamais pu lui dire. Et elle a de quoi dire sur la violence de cette société soumise à la bêtise et à la domination des hommes.

La violence : « Ta mère, avec son énorme poitrine, qui venait chez nous pour demander la main de ma sœur cadette. Ce n’était pas son tour de se marier. C’était mon tour. Et ta mère a simplement répondu : Bon, ce n’est pas grave, ça sera elle alors ! en pointant son index charnu vers moi lorsque je versais le thé ». La bêtise : « Il demande alors à un jeune soldat, Bénâm : Tu sais ce que tu as sur ton épaule ? Bénâm dit : Oui, chef, c’est mon fusil ! L’officier hurle : Non, imbécile ! C’est ta mère, ta sœur, ton honneur ! Puis il passe à un autre soldat et lui pose la même question. Le soldat répond : Oui, chef ! C’est la mère, la sœur, l’honneur de Bénâm ! ».

La domination : « Les hommes comme lui ont peur des putes. Et tu sais pourquoi ? Je vais te le dire, ma syngué sabour : en baisant une pute, vous ne dominez plus son corps. Vous êtes dans l’échange. Vous lui donnez de l’argent, elle vous donne du plaisir (…) Donc violer une pute, ce n’est pas un viol. Mais voler la virginité d’une fille, violer l’honneur d’une femme ! Voilà votre credo ! ».

Un livre fort et poétique, qui a amplement mérité le prix Goncourt 2008.

Andreossi

Syngué sabour, Atiq Rahimi.

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La bataille. Patrick Rambaud

Un roman prix Goncourt 1997 pour les amoureux de Napoléon Bonaparte, ou pour les passionnés des batailles napoléoniennes, ou encore pour les amateurs des défis littéraires : en effet Rambaud s’est attelé à conter la bataille d’Essling parce que Balzac a manifesté l’intention d’écrire un tel récit durant plusieurs années sans finalement le concrétiser.

Patrick Rambaud n’a pas cherché à pasticher Balzac. Il nous présente un roman historique, tout à ses aspects descriptifs puisés dans les travaux des historiens, comme il nous le confie dans les « notes » qui font suite à son texte. Il reste cependant dans l’illusion de l’objectivité (« un roman historique, c’est la mise en scène de faits réels »), ce qui limite certainement ses capacités à faire adhérer le lecteur à ce qui aurait pu être un objet littéraire davantage pertinent.

Nous rencontrons des personnages qui ont fait l’Histoire, à défaut d’être « réels » : Napoléon, le maréchal Masséna, les généraux Berthier, Dorsenne ou Lejeune, et même Henri Beyle qui ne s’appelle pas encore Stendhal. Et puis des hommes plus humbles qui peuvent témoigner des carnages : « Quand un des porte-aigle eut la tête balayée par un boulet, des pièces d’or roulèrent à terre ; le bougre avait eu l’idée de cacher ses économies dans sa cravate, mais personne n’osa se baisser pour en ramasser une poignée, par crainte des remontrances ».

On apprend que la volonté des hommes n’est pas toujours déterminante dans les issues de la bataille. Ici ce sont les conditions météorologiques qui donnent le tempo. Les pluies ont gonflé le Danube et les ponts provisoires établis par les Français pour le faire franchir par les troupes sont bien fragiles. Les Autrichiens se montrent astucieux : de lourdes barques chargées de pierres vont heurter les ponts qui sont emportés. Napoléon perd finalement sa bataille, inaugurant en 1809 une série de revers.

L’auteur échappe parfois à ses descriptions pour s’engager vers une interprétation qui présente alors davantage d’intérêt : « Ils se turent pour écouter l’ancien hymne de l’Armée du Rhin, répandu dans toute la France insurgée par les volontaires de Marseille, qui accompagna la Révolution et ses soldats jusqu’à l’Empire où, par décret, il fut interdit comme un vulgaire chant séditieux. Lannes et Masséna évitaient de se regarder. Ils se souvenaient de leurs exaltations passées. Désormais ils étaient ducs et maréchaux, ils possédaient autant de terres et d’or que les aristos, mais la Marseillaise les avaient naguère soulevés, ils avaient quitté leurs provinces pour se battre en l’entendant, et combien de fois en avaient-ils entonné les couplets à pleine gorge pour y puiser du courage ? ».

Andreossi

La bataille. Patrick Rambaud

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Le festin de Fébus au Couvent des Jacobins à Toulouse

Le Comte de Foix-Béarn Gaston III, surnommé Fébus, a voulu impressionner le Roi de France Charles VI par un somptueux festin dans le réfectoire du cloître des Jacobins à Toulouse. C’était en 1390. Quelle bonne idée d’évoquer cette fête dans les lieux mêmes de sa tenue plus de six siècles après l’événement !

Pour arriver au réfectoire, lieu de l’exposition, nous traversons l’église, remarquable par ses colonnes, en particulier son impressionnant « palmier » de 28 mètres de hauteur, aux 22 nervures qui s’ouvrent en éventail pour tenir la voûte. La lumière qui se diffuse par les vitraux élève encore davantage les colonnes.

L’exposition nous fait découvrir le banquet du XIVe siècle, avec ses 7 services, dont au moins 5 peuvent comporter des viandes. Elles étaient accompagnées de « potages », et on entendait par ce terme générique des plats de toutes consistances, comme viandes et poissons en sauce ! Cette abondance ne voulait pas dire que les convives goûtaient à tout, car les plats étaient disposés en même temps sur les tables et l’on se servait, en mangeant avec les trois doigts de la main droite et son couteau, des mets les plus proches.

Le seigneur offrait en même temps le spectacle. Au milieu d’une grande table en U se déroulaient les entremets, qui ne désignaient pas seulement des plats extraordinaires, mais des représentations de scénettes, de danses, de musiques. Ainsi Fébus était connu par la qualité de ses propres ménestrels. Ce jour- là il avait voulu impressionner le roi, en vue de la signature d’un traité (Traité de Toulouse du 5 janvier 1390) réglant le problème de sa succession, lui-même n’ayant plus d’héritiers.

Les costumes d’époque nous sont présentés, très colorés, pour les hommes comme pour les femmes, ainsi que des éléments de table, vaisselle et objets spécifiques du siècle, comme des aquamaniles, récipient servant à se laver les mains.

L’on peut prolonger la visite par diverses activités moyenâgeuses : visite costumée pour les enfants, ateliers de saveurs médiévales, ateliers théâtralisés autour de l’alimentation médiévale, et même des apéritifs médiévaux, ce qui est une excellente manière de renouer d’une part avec les expositions et d’autre part avec la convivialité après ces temps de disette culturelle.

Andreossi

Le festin de Fébus.

Couvent des Jacobins, Toulouse.

Jusqu’au 22 août 2021

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Anne Marie. Lucien Bodard

Le narrateur du prix Goncourt 1981 fait preuve de facultés étonnantes : cinquante ans après, il est capable de nous rendre compte avec beaucoup de détails des événements qu’il a vécus à l’âge de dix ans, nous décrivant minutieusement les lieux, les expressions physiques des personnes qui l’entourent. Il nous rapporte très fidèlement les propos échangés, même ceux qui relèvent de haute politique entre les adultes, et ne craint pas de nous faire lire intégralement une lettre (détruite à l’époque) de plus de cinquante pages écrite par son père.

Anne Marie est sa mère, qui rentre à Paris avec lui, alors que son père reste consul en Chine. Déception : au lieu de vivre le grand amour avec Anne Marie, elle l’envoie en pension sans lui rendre visite une seule fois. Revenu auprès d’elle à l’occasion des vacances, il s’aperçoit qu’elle a été très occupée à tisser des liens avec un couple de bourgeois parisiens influents.

C’est sans doute la forme du récit qui empêche toute adhésion à cette histoire d’amour entre mère et fils de dix ans. Mais aussi l’écriture, avec ses innombrables listes à rallonge : « Fauteuils, consoles, guéridons, paravents, divans, bahuts, tables, tous anciens, pieds torses, dos courbés, mais démantelés, dépenaillés, des carcasses brinquebalantes, cacochymes, pansées de housses ». De telles phrases se comptent par centaines (il est vrai sur 650 pages), avec, sans doute par goût de la performance, la liste sur une page et demi de toutes les formes de traités !

Par ailleurs Lucien Bodard ne sait que décrire la laideur. Tout est laid dans le roman. Les trains ? « Les locomotives, avec leurs jets de vapeur, ressemblent à des cachalots échoués qui crachent leurs soubresauts. Les wagons sont les anneaux de vers répugnants ». Les bourgeois ? « Ce sont des trognes à pactoles, rassurantes, au service du pire, celles des rapaces dont la charogne est l’argent ». Même l’adorée Anne Marie n’échappe pas au jeu de massacre : « De plus elle est irritée, elle a son expression dure et ses lèvres se ferment l’une contre l’autre, pour me décocher des mots qui me feront mal. Elle veut me punir, me blesser. Elle est subtile quand, dans cette humeur, elle est résolue à saccager. J’attends. Elle me parle de sa voix que je crains le plus, celle qui n’est pas coupante, celle de la condamnation morne ».

Parfois une phrase délasse et une formule peut faire sourire : « cette façon de savourer, indéfiniment, cette maniaquerie des bonnes manières masticatoires. Elle mange, elle est heureuse de manger, elle n’est qu’un estomac à écusson, je n’existe pas à côté du thé, du pain grillé et de la confiture d’orange. Ma mère est absorbée par son égoïsme bouffatoire ». 

Andreossi

Anne Marie, Lucien Bodard

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John l’Enfer. Didier Decoin

Le roman de Didier Decoin, prix Goncourt 1977, compte quatre personnages principaux : John l’Enfer, Amérindien laveur de carreaux sur les gratte- ciel, Ashton Mysha, Polonais officier de la marine marchande, Dorothy Kayne, sociologue urbaine, et la ville de New York, dans laquelle tout ce monde se retrouve dans une atmosphère de déliquescence manifeste.

Car la ville, dans ces années 70 du vingtième siècle, n’est pas en forme : « C’est la ville qui est vieille, crie Anderson. Elle tient plus sur ses pattes. Lui faites pas mal, l’Enfer. (…) L’un et l’autre ils ont vu la ville se contorsionner (…) Tous deux savent que la cité dissimule sous sa poussière et son clinquant une charpente qui se sclérose davantage de jour en jour ». Nos trois protagonistes épousent cette entropie urbaine : John et Ashton se retrouvent sans travail, Dorothy, à la suite d’un accident, perd la vue, au moins temporairement, et vit avec un bandeau sur les yeux en permanence.

Les deux hommes décident d’aider Dorothy dans son malheur et les trois vivent dans le même appartement, Ashton en tant qu’amant et John comme amoureux transi.  La jeune femme elle-même semble subir les événements et elle n’est pas le personnage le plus crédible de l’affaire. Autour d’eux la ville continue de s’effriter, les immeubles pourrissent ou sont envahis par l’eau des canalisations qui éclatent, les clans politiques se déchirent, les chiens errants envahissent les rues. Sous la surface, la pourriture : le brillant animateur de télé se révèle graine de violeur.

Ce démantèlement finit par toucher les corps, non seulement ceux des laveurs de carreaux qui s’écrasent au sol mais aussi celui d’Ashton qui vend son corps à un médecin douteux qui récupèrera les morceaux, après un accident mortel, pour des greffes. Mais l’argent de la vente permet à nos trois amis de vivre luxueusement quelques temps.

Quel espoir dans cette ambiance si délétère ? John l’Enfer rêve d’un retour au passé : « S’il collait son oreille dans la poussière, le Cheyenne entendrait sous les massifs de Washington Square le souffle des eaux souterraines ébranlant les fondations de la ville à la manière d’une sève puissante. Parce qu’il y avait des rivières, ici ; des rivières et des forêts ; et ça revient du fond des temps, ça patiente, et ça s’empare- à la fin ».

Si l’on s’intéresse au devenir des personnages du roman, par contre l’auteur ne réussit pas complètement à nous faire ressentir le climat de délabrement urbain dont il nous parle. Il nous manque une écriture plus évocatrice, plus poétique.

Andreossi

John l’Enfer. Didier Decoin

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