L’araigne, Henri Troyat

Ce n’est pas que le prix Goncourt 1938 ne se lise pas sans intérêt, car tout au long du roman l’on se demande jusqu’où ira Gérard dans son odieux comportement vis-à-vis de ses sœurs. Mais qu’un tel personnage est pénible à suivre dans les méandres de ses bassesses !

Troyat nous plonge dans un tel huis clos familial qu’on en oublie vite où les événements se passent. Ne cherchons pas de paysages quelque peu ouverts qui aideraient à notre respiration, l’environnement privilégié est celui des chambres, celle de notre héros en particulier, dont on inhale les relents morbides et l’atmosphère étouffante du ressassement. Car Gérard n’a qu’une obsession : garder auprès de lui, non seulement sa mère veuve, mais aussi ses trois sœurs, en âge de se marier, et qui ne se gênent pas pour en avoir les projets.

L’une après l’autre elles subissent les manigances de leur frère visant à faire échouer leur relation avec un homme. Il y parvient presque, mais heureusement pour le lecteur sa dernière tentative pour ramener toute ces faibles femmes autour de son lit d’apprenti suicidé (« Hors de sa présence, elles courraient mille dangers précis dont il les eût protégées »), il évalue mal la dose de médicaments avalés.

Le roman est écrit essentiellement à l’aide de dialogues, ce qui lui donne son ton vif, et on a plaisir à remarquer de temps à autre des formules surprenantes : « Ils s’installèrent dans un minuscule fumoir surchauffé, encombré de sièges bas pour derrières de kangourous et de petites tables approximativement arabes à incrustations de nacre ».

Au-delà du rapport à ses sœurs, les relations aux femmes de Gérard débordent sur la question de la chair, pas simple pour le bonhomme. Ainsi à propos du mariage : « Pouvait-on lutter contre cette alliance que crée entre deux êtres la franchise bestiale du repos en commun, des repas en commun, des communes défaites de la chair ? ». Ainsi à propos de sa sœur enceinte : « Gérard ne pouvait plus détacher les yeux de cette grosseur respirante, de cette poche immonde, de ce fardeau abhorré, qui gonflait Elisabeth et la rendait semblable à une cuillère ».

Mais la dévalorisation ne va-t-elle pas au-delà encore, lorsqu’il s’agit de décrire les femmes faisant leurs courses : « Une foule de ménagères se bousculaient autour des étalages, telles des mouches sur une flaque de miel. Elles avançaient, reculaient, clabaudaient, le porte-monnaie serré contre le ventre, la tête occupée de calculs infimes, l’œil pilleur. Dans ce fade relent de mangeaille, elles préparaient de quoi bourrer leur famille pour le soir. Leur laideur, leur indigence, leur empressement de poules voraces lui giclaient au visage ».

L’araigne, Henri Troyat

Andreossi

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L’ordre, Marcel Arland

Un Goncourt 1929 un peu longuet avec ses 540 pages, qui met en parallèle les histoires de deux frères que tout oppose. L’aîné est la droiture même, médecin raisonnable, qui, lancé en politique, conquiert différents échelons du pouvoir au point d’être tout proche d’un poste de ministre. Le cadet s’applique, par son mauvais caractère, par son sentiment constant d’être dévalorisé, par son orgueilleuse ambition pas très bien ciblée, de défaire le peu qu’il arrive à construire.

Le piment narratif est donné par leurs aventures sentimentales qui concernent en fait la même femme : Renée, qui connaît les frères depuis l’enfance, choisit d’abord l’ordre bourgeois et le mariage avec Justin, malgré son penchant pour Gilbert. Mais quelques années après elle rejoint le cadet « anarchiste » pour vivre avec lui une vie précaire à tous les points de vue. Un drame sépare les amants, Renée retourne dans le foyer originel, Gilbert s’éloigne à l’étranger pour finalement revenir au pays, bien malade.

Ce n’est pas le récit de ces divagations amoureuses, qui tourne trop facilement au « mélo », qui suscite l’intérêt du lecteur, car le personnage féminin paraît bien peu travaillé et assez peu crédible : il paraît plus évident que l’auteur a concentré son regard sur deux options qui se proposaient aux jeunes hommes au sortir de la guerre de 14-18, et c’est cette ambiance toute particulière qui retient davantage l’attention.

Marcel Arland pose le problème de cette génération trop jeune pour avoir participé à la guerre : « On attendait un grand événement : une révolution, une dictature. Beaucoup de jeunes gens, qui avaient grandi pendant la guerre, sans croyances ni points d’appui, s’interrogeaient, cherchaient une doctrine, un but, une raison d’être ».

L’aîné prolonge, en quelque sorte, l’ordre obtenu par la victoire de 1918, grâce au sacrifice de la génération précédente, alors que le cadet est fasciné par le groupe de jeunes parisiens pour lesquels la guerre représente l’échec d’une société, la vanité des croyances établies : « Ce qui les unissait, c’était d’abord le trouble de leur esprit : ils étaient tous à peu près sans croyances, sans assises, semblables en cela à une grande partie de la jeunesse d’alors. C’étaient aussi leurs haines ; car s’ils aimaient peu de choses, ils savaient fort bien ce qu’ils haïssaient : le calme, les demi-mesures, les conventions ».

Un roman qui évoque bien une époque, mais reste trop lourdement appuyé sur une intrigue amoureuse convenue, et dont l’écriture est bien sage.

Andreossi

L’ordre, Marcel Arland, Gallimard

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Filles de la pluie. André Savignon

Le sous-titre du Goncourt 1912 est explicite : « Scènes de la vie ouessantine ». Savignon ne propose pas un roman mais neuf histoires dont le centre d’intérêt principal sont les îliennes, en particulier dans leur rapport aux hommes, car ceux-ci, en mer ou perdus en mer, ou définitivement partis de l’île, leur ont donné une liberté qui pose question à l’écrivain.

Les différents textes sont autant de portraits de femmes qui le plus souvent ont eu une histoire tragique. Certaines ont subi la violence masculine, d’autres une cruelle solitude. Les histoires d’amour qui commencent ne se terminent jamais dans le bonheur. C’est qu’un fossé énorme sépare les filles des garçons, comme s’il était donné à l’avance qu’une vraie rencontre entre les deux est impossible : « Trois fois elle avait été de noces. Or, ici, ces cérémonies ne sont pas, comme ailleurs, des occasions fournies aux jeunes gens de se réunir et de lier connaissance. Les noces ouessantines se réduisent à un cortège chantant d’îliennes qui promènent à travers le pays le marié et deux ou trois garçons d’honneur, tous gênés, au milieu de ces filles qui, dans leur innocence effrontée, ont l’air de célébrer une prise ».

Si certaines de ces femmes font preuve d’initiative, de courage, d’une grande volonté, Savignon insiste peu sur les solidarités féminines dont on peut supposer qu’elles ont pu être nécessaires sur une île à la vie si rude. L’absence d’hommes semble ouvrir la voie à des fantasmes masculins que l’auteur semble partager : ces femmes sont prêtes à accueillir les étrangers dans une liberté sexuelle rarement connue ailleurs. Pourtant, à l’époque du récit, ce sont surtout des soldats d’un régiment colonial qui débarquent en garnison à Ouessant, et on peut imaginer quel type d’offre ces hommes proposent.

Le pittoresque n’est pas absent de l’évocation de cette vie à Ouessant au début du vingtième siècle, et la dénonciation des changements que Savignon observe n’est pas exempte d’une idéalisation d’une vie plus « naturelle » qui serait propre à la condition d’isolement : « (…) savez-vous, fichez nous la paix !… F…-nous le camp, avec vos progrès et vos inventions du diable, vos journaux, vos phares, votre télégraphie sans fil et vos soldats et votre argent qui a corrompu notre île. Laissez-nous nos anciens usages et, que vous veniez de France ou d’ailleurs, partez, allez coloniser plus loin : nous en avons assez d’être traités comme des nègres ou des canaques !… ».

Exotisme et rêves de disponibilités amoureuses ne suffisent pas à assurer l’adhésion à ces neuf histoires.

Andreossi

Filles de la pluie. André Savignon

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