Le rivage des Syrtes. Julien Gracq

C’est une des plus belles réussites des jurés du Goncourt : le choix du  Rivage des Syrtes, en 1951. Mais aussi un échec pour eux : Julien Gracq n’a pas voulu de leur prix. Le roman n’avait pas besoin de cette publicité (certes involontaire de la part de l’auteur, rigoureux dans ses opinions), car il est depuis un des classiques de la littérature française.

On peut en savourer l’écriture, la précision des évocations paysagères, le vocabulaire parfois oublié. Nous passons des rivages « accores » à l’écume faiblement « effulgente ». Nous voici dans la chambre des cartes : « Les fenêtres débroussaillées laissaient miroiter sur les tables noircies une clarté plus vive, et parfois un rayon de soleil, qui tournait lentement avec les heures sa colonne de poussière, promenait comme un doigt de lumière sur le fouillis des cartes, tirait de l’ombre dans un tâtonnement ensommeillé un nom étranger ou le contour d’une côte inconnue ».

L’histoire que Gracq nous raconte est riche de plusieurs lectures possibles. Ce peut être celle du réveil d’une vieille cité endormie. Aldo est envoyé à l’Amirauté d’Orsenna comme Observateur. Il y trouve le capitaine Marino et ses lieutenants surveillant la côte des Syrtes, face à celles du Farghestan, ennemi héréditaire mais qui n’a pas bougé depuis trois siècles. Vanessa, maîtresse d’Aldo, issue d’une antique famille d’Orsenna, libère en son amant le désir de sortir le pays de l’inertie dans laquelle il s’est installé. Dans un geste intuitif, Aldo, aux commandes du navire Le Redoutable provoque les canons de la côte d’en face, débutant ainsi le processus vers la guerre.

Mais on peut y lire aussi une réflexion politique (et pessimiste) entre jeunesse et pouvoir. Ce sont  bien les jeunes gens qui se lancent dans cette aventure bien risquée, mais au bout du compte ils sont manipulés par les vieilles familles et leurs manigances. A la fin du roman, Aldo est reçu par un membre influent de la Seigneurie, qui lui révèle à la fois comment toute l’opération était calculée par le pouvoir, mais aussi comment celui qui a été utilisé est lié désormais aux puissants : « Quand un homme s’est trouvé une fois vraiment mêlé à certains actes trop grands pour lui et qui le dépassent, la conviction qu’une part de lui est demeurée méconnue, puisque de telles choses en sont nées- qu’il peut y avoir sacrilège à séparer ce que l’événement a uni ».

De belles phrases dans Le Rivage des Syrtes, mais pas seulement.

Andreossi

Le rivage des Syrtes. Julien Gracq

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Passage de l’homme. Marius Grout

En 1943, les jurés du Goncourt ont distingué Marius Grout et son « Passage de l’homme », conte philosophique bien pessimiste, ce n’est sans doute pas un hasard en pleine occupation allemande. L’auteur reste attentif jusqu’au bout à respecter la forme qu’il s’est choisi pour développer ses arguments, mais  il évite l’ennui du lecteur grâce à la brièveté de son roman.

Le narrateur laisse tout de suite la place à une vieille dame qui lui raconte une histoire qu’elle a vécue. Dans la maison familiale où elle vivait avec ses parents et sa sœur Claire, arrive un étranger vite adopté, qui s’installe chez eux en travaillant à la ferme. Il leur dit son projet : rejoindre les Îles, « où habitent des hommes meilleurs que nous ». Si, au village, il a du succès auprès des enfants, il n’en est pas de même avec  les représentants des institutions : le Curé et le Maître d’Ecole,  à  l’occasion d’une épidémie mystérieuse incitent les villageois à faire fuir l’Homme, accusé d’être un Démon et un Sorcier.

Le récit favorise les abstractions, rares sont les noms de personne, le plus souvent on a affaire à des désignations par fonctions : le Père, la Mère, le Fossoyeur, et surtout l’Homme. De même pour les lieux, le Village, le Fleuve, les Hauts… Lorsque l’Homme fabrique des objets ce sont les « Choses des Îles ».

Une fois l’Homme et Claire partis à la recherche des Îles, le village continue à se déchaîner sur la famille responsable des malheurs. Seule la narratrice parvient à survivre en acceptant de revenir à la messe. Après bien des années l’Homme est de retour, seul. Claire est morte, leur enfant aussi, et les Îles ne sont pas trouvées.

Quel sens donner à cette histoire ? Malgré les insuffisances et les violences des croyances bien installées (représentées par le Curé et le Maître d’Ecole), on ne peut espérer une société meilleure. Au-delà de la critique des idéologies, le rêve d’utopies est voué à l’échec : « Tout ce que je sais, c’est qu’il faut vivre, c’est qu’il nous faut brûler nos dieux, tous les faux dieux, ceux qui nous ont été enseignés, ceux qui sont venus de nos rêves, du regard de nous-mêmes sur nous, de nos complaisances et de nos peurs. (…) Il ne s’agit que d’être là, sérieusement là. Et de ne pas mentir. Il ne s’agit que de faire face ». On comprend que cette forme de non engagement ait pu plaire en 1943.

Andreossi

Passage de l’homme. Marius Grout

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Les Loups. Guy Mazeline

Parce que les jurés du Goncourt 1932 ont choisi « Les Loups » plutôt que « Voyage au bout de la nuit » de Céline, entré depuis dans l’histoire de la littérature, faut-il en refuser la lecture ? Le roman de Guy Mazeline est certes d’une écriture assez ordinaire, mais ce premier volume de la saga familiale des Jobourg se lit sans déplaisir et l’évocation du milieu havrais de la fin du XIXème siècle paraît vraisemblable.

Le port du Havre est omniprésent dans le roman : « L’avant- port était à peu près désert. L’eau calme et moirée, d’une densité de métal, donnait à ce paysage un air d’épuisement et ce vol de mouette en paraissait, même, plus lourd ». C’est qu’en effet l’ambiance est plutôt lourde dans la famille de Maximilien Jobourg. Ce dernier, héritier nonchalant d’une entreprise industrielle bien établie dans la ville perd peu à peu pouvoir et réputation, tant vis-à-vis de sa famille que du côté de la bourgeoisie locale.

Nous suivons cette évolution à travers le destin de ses enfants : si les filles de la maisonnée parviennent à se marier avant la déroute (avec un arriviste ou un homme riche), le sort des fils est moins tracé : l’aîné est pris dans un dilemme (partir sur les bateaux ou rester pour la belle Elisabeth), le deuxième, « boiteux », a du mal à se sortir d’un gros sentiment de frustration, et le dernier plein de santé, viril, accumule les bêtises.

C’est l’arrivée de la Martinique d’une fille secrète de Maximilien qui déclenche l’essentiel de l’intrigue. Que faire de cette jeune fille, Valérie, surgie d’un passé amoureux auquel il est resté attaché ? Le père reproduit le comportement de Virginie, sa propre mère : un attachement exclusif, pathologique, qui conduit Virginie à des manipulations fatales qui provoquent le suicide, et de Valérie et de Maximilien.

Les personnages sont travaillés, même ceux qui sont secondaires, et leurs portraits font image : « Ils ne pouvaient souffrir le son de cette voix, ce regard coulant sous les paupières bridées, ce visage de buis creusé qui donnait au lieutenant les allures d’un alchimiste de foire ». Les péripéties familiales s’inscrivent toujours dans un paysage : « Car dans l’impossibilité où l’on se trouvait de reconnaître l’horizon, il fallait pour en imaginer la présence lointaine, suivre longtemps des yeux le falot d’une barque ou les feux d’un navire qui semblait monter vers une région indéterminée du ciel ».

Ce choix des Goncourt peut être considéré comme un ratage, certes, mais ce n’est sans doute pas le plus gros.

Andreossi

Les Loups. Guy Mazeline

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Le supplice de Phèdre. Henri Deberly

C’est un roman psychologique que les jurés du Goncourt ont choisi de couronner en 1926.

Tout le comportement d’Hélène de Kerbrat montre que ses sentiments outrepassent ceux qu’une belle-mère est censée porter à son beau-fils : mais jusqu’où ira-t-elle dans sa passion se demande le lecteur ? C’est bien le seul intérêt du roman, tant l’écriture est sans saveur, sauf à l’occasion de redoutables (et heureusement rares) images : « Une pluie fine, pénétrante, ininterrompue (l’unique sujet d’irritation que donne la Bretagne, mais si vif qu’il oblige à bientôt la fuir, comme on délaisse, en soupirant d’en être excédé, une ravissante femme qui pleure trop) s’était mise à tomber bien avant l’automne, rendant maussade et fastidieux le séjour aux champs ».

Hélène est mariée à un officier de marine, veuf, bien plus âgé qu’elle. En l’absence de son époux qui parcourt les mers, elle élève le fils de celui-ci. Lorsque Marc parvient à l’adolescence, elle tente de garder l’emprise qu’elle a su avoir sur lui tout au long de son enfance. La jeune femme est cultivée, mais d’une rigueur qui peut aller jusqu’à la violence : « La seule méthode qu’elle connût bien était la violence. Assurément, elle en avait dans le caractère, mais surtout elle l’aimait et la pratiquait par tradition et par mépris d’un siècle énervé ».

Aussi lorsque le jeune homme commence à fréquenter une jeune fille elle l’oblige à rompre en le giflant en plein jardin du Luxembourg. Puis elle récompense son obéissance en le sortant dans les bals mondains. Mais il ne danse pas qu’avec sa belle-mère, et lorsque Hélène apprend qu’il a pour maîtresse une femme plus âgée qu’elle, elle ne peut le supporter : « Où prenait- elle qu’on dût avoir pour ses vices de vieille le respect que commande un amour normal ? » s’interroge-t-elle.

La confrontation avec la « vieille » en question lui ouvre les yeux : en fait d’amour « normal », tout montre qu’elle est elle-même bel et bien amoureuse de son beau-fils. Ses manigances provoquent une tentative de suicide de Marc. Il est temps pour elle de choisir un rôle moins ambigu. Elle choisit d’abord la séparation, mais devant le désespoir de son beau-fils, elle reste auprès de lui. Le lecteur ferme le livre, rassuré, sur la dernière phrase : « On trouve toujours sa vieille maman quand il vous la faut, pauvre petit homme de deux sous ! ».

Andreossi

Le supplice de Phèdre. Henri Deberly

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Les Bienveillantes. Jonathan Littell

En 2006 le prix Goncourt a été attribué à un roman, Les Bienveillantes, qui laisse le lecteur bien perplexe : son côté « documentaire », qui met en scène une grande tragédie historique, peut apparaître comme le plus intéressant, même au prix d’une lecture éprouvante, tandis que le côté « romanesque », lorsqu’il s’agit du destin individuel du narrateur, a beaucoup de mal à passer le cap de la vraisemblance.

Maxime Aue nous raconte son histoire d’officier nazi durant la deuxième guerre mondiale : pendant des centaines de pages nous sont décrites des scènes de massacres sur le front Russe. Si lui-même n’est pas censé participer activement aux tueries, il assure une fonction de renseignement de manière à garantir la sécurité de l’armée allemande au fur et à mesure de ses conquêtes. Il assiste aux exécutions de civils (Juifs essentiellement) sans états d’âme.

Il est blessé au cours de la défaite de Stalingrad (où il gagne promotion et décorations) et est chargé par la suite de l’évaluation de la main d’œuvre des camps de concentration. Finis, pour le lecteur, le sang et la cervelle qui giclent, nous passons aux corps décharnés, aux fumées nauséabondes et aux statistiques de mortalité. A cette occasion Aue est amené à fréquenter la crème des responsables nazis : Himmler, Eichmann, etc. Le roman paraît très documenté et nous fait participer de l’intérieur aux problèmes d’intendance : « Depuis que le Reichsführer a décidé d’affecter Auschwitz à la destruction des Juifs, nous n’avons que des problèmes. Toute l’année dernière nous avons été obligés de travailler avec des installations improvisées ».

Comment se présente à travers son récit Max Aue ? Un officier sérieux, homosexuel, à la psychologie perturbée par l’amour immodérée qu’il porte à sa sœur jumelle, et qui adhère, mais sans fanatisme semble-t-il, à l’idéologie génocidaire. Le lecteur peut ajouter au portrait son penchant pour les cadavres et la merde, et aussi l’hypothèse qu’il est le meurtrier de son beau-père et de sa mère. Quant à la façon dont il a tué son meilleur ami, il le raconte lui-même.

La fin du roman n’aide pas du tout à la vraisemblance d’un tel portrait. On a l’impression que Jonathan Littell se débarrasse à la va vite de son livre et de son sinistre personnage. Les péripéties finales sont dignes du final d’une modeste bande dessinée, comme s’il s’était rendu compte du caractère improbable de la rencontre entre l’Histoire et cet individu imaginé.

Andreossi

Les Bienveillantes. Jonathan Littell

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Confidence pour confidence. Paule Constant

Les confidences entre Gloria, Babette, Lola et Aurore, révélées par le Goncourt 1998, ont du mal à nous intéresser vraiment. On peut penser qu’il s’agit d’une satire du milieu universitaire américain des années 90, mais tout cela paraît un peu court, n’évite pas la caricature abusive et ne fait que trop rarement sourire.

Gloria Patter est une militante Noire, spécialiste des « feminine studies » : « Gloria n’avait qu’à se pencher pour ramasser à pleine mains les avantages matériels et la bonne conscience que lui apportait son statut de femme et de Noire, de démocrate et d’anticolonialiste. Elle apparaissait et tout était dit ». Babette Cohen est une collègue, mais d’origine française d’Algérie, qui se trouve trop vieille : « Et comme elle exposait ce corps magnifique à travers la chemise transparente qui lui collait aux seins et aux cuisses, Aurore et Gloria ne la trouvaient pas vieille du tout, et même rudement désirable. N’importe quel homme qui aurait sonné à la porte –le facteur, un flic, un pompier et même le pasteur d’en face-, à qui on aurait ouvert à cet instant, se serait jeté sur Babette ».

Lola Dhol est une actrice en mal de tournage qui vient lire des textes au colloque organisé par ses deux amies : « Ces colloques de femmes remplis de femmes qui ne parlent que de femmes, où elle lisait en tant que femme des textes de femmes, c’était son cauchemar. Pas un homme à l’horizon. Plus un homme debout, plus un homme qui ne soit déchiqueté, émasculé, exécuté. » Enfin Aurore Amer est une romancière française, victime de traumatismes durant son enfance et passionnée par les animaux, sans doute proche de Paule Constant : « Une fois peut-être, parce qu’elle était passée très près d’un prix littéraire, elle avait senti ce grand branle-bas des émotions, comme le vent qui se lève sur un navigateur novice qui ne sait pas où il va placer sa voile ».

Ces quatre femmes ont (ou ont eu) des hommes dans leur vie. Ils sont désignés par leur profession (l’Aviateur, le Machiniste, le Fonctionnaire, le Médecin…), sauf leurs assistants ou secrétaires, homosexuels, dont on connaît les prénoms. Derrière ce pamphlet facile apparaît parfois un épisode plus touchant, comme le retour d’Algérie de la jeune Babette. Mais ces scènes sont trop rares dans un roman qui a manqué sa cible.

Andreossi

Confidence pour confidence. Paule Constant

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Un grand pas vers le Bon Dieu. Jean Vautrin

Il faut d’abord s’habituer au français du Goncourt 1989 : « En moins que rien il avait grab son vieille carabine et, craignant plus la nuit, se jeta au hasard des fardoches. Tant pis les ramponeaux, les griffures des broussailles sur ses mollets de kildi, il sentait pas son sang ». Sauf à consulter un dictionnaire du langage cajun, le sens de certains mots restera secret, mais quelque connaissance de l’anglais aidera souvent, tant le parler de la Louisiane emprunte à la langue voisine.

La première partie de ce gros roman relève de la performance par cette ténacité de l’auteur à rendre compte de l’histoire d’Edius Raquin à l’aide de ce vocabulaire si expressif : « Le vieux avait un sac-à-pite retourné sur les épaules pour se protéger de la mouillure. Une raide redingote tissée dans une plante fibreuse que nouzaut, icite, dans les campagnes de la Louisiane, appellent ‘baïonnette espagnole’ ».

Les aventures d’Edius, dans cette fin du XIXe siècle, relèvent du western, avec bandits hauts en couleurs, shérifs, assassinats racistes, revolvers. Il devient ami de Farouche Ferraille Crowley, un pilleur de banque, lui-même poursuivi par un tueur, et ne trouve pas mieux que de marier sa fille Azeline de 16 ans (par ailleurs très consentante) à ce bel homme recherché par toutes les polices. Le jour du mariage, le shérif arrive avec ses hommes, dont l’alcool semble être l’arme la mieux partagée, et c’est le carnage.

Nous sommes à la moitié du roman et nous avons lu, et de loin, la meilleure partie, essentiellement grâce au pittoresque des personnages, (comme la Noire Mom’zelle Grand-Doigt ou l’Indien Jody McBrown) et des scènes très enlevées. Mais la suite est bien décevante. Nous avons quitté la campagne pour La Nouvelle Orléans au temps des débuts du jazz et nous suivons la jeunesse du fils issu des amours de Farouche Ferraille Crowley et d’Azeline. Mais, malgré le caractère très documenté sur cette époque importante pour l’histoire de la musique, le roman devient ennuyeux.

Il vaut mieux se souvenir du charme de certains dialogues de la première partie du roman, tel celui qui relate la confession d’Azeline au curé du village : « -Ah, père ! père ! Même si j’vous parais folle, verte et naïve, pardonnez ! J’l’ai aimé en un jour. Et l’lendemain, c’était pire ! (…) –Disez- moi si vous avez « glissé », ma fille dit-il simplement. Aussi combien de fois le serpent a mordu. Et à quelle hauteur, s’il vous plaît ? Azeline égrenait à nouveau son rosaire sans déblater. Les mots nouaient dans sa gorge. Ils étaient mayère trop étouffants pour pouvoir passer son bec doux ».

Andreossi

Un grand pas vers le Bon Dieu. Jean Vautrin

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Rue des Boutiques Obscures. Patrick Modiano

Le Goncourt de l’année 1978 est plus intéressant que captivant. L’interrogation de Guy Roland sur son passé ne s’effectue pas sous le registre de l’émotionnel, car il agit plutôt comme si une simple curiosité le motivait dans ses recherches. Cette distance avec une quête qu’on aurait pu imaginer vécue avec davantage de trouble donne sa portée originale au roman.

Guy est amnésique et profite de la perte de son emploi de détective privé pour entreprendre une enquête qui lui est toute personnelle, tenter de retrouver qui il était avant de s’appeler Guy Roland. Au départ les indices sont bien faibles : juste un serveur de bar qui pense l’avoir connu. Ensuite il se reconnaît sur une photo et peut remonter la piste des personnes avec lesquelles il a été photographié.

S’il poursuit sa quête malgré les déconvenues, c’est qu’il n’est pas toujours persuadé qu’une seule identité le satisferait : « Je crois qu’on entend encore dans les entrées d’immeubles l’écho des pas de ceux qui avaient l’habitude de les traverser et qui, depuis, ont disparu. Quelque chose continue de vibrer après leur passage, des ondes de plus en plus faibles, mais que l’on capte si l’on est attentif. Au fond, je n’avais peut-être jamais été ce Pedro McEvoy , je n’étais rien, mais des ondes me traversaient, tantôt lointaines, tantôt plus fortes et tous ces échos épars qui flottaient dans l’air se cristallisaient et c’était moi ».

Les souvenirs affleurent peu à peu, parfois suscités par des lieux, parfois par d’anciennes connaissances. Ce n’est ni les uns ni les autres qui sont déterminants, mais plutôt ce qui relève de l’air du temps: « Hier soir, en parcourant ces rues, je savais bien qu’elles étaient les mêmes qu’avant et je ne les reconnaissais pas. Les immeubles n’avaient pas changé, ni la largeur des trottoirs, mais à cette époque la lumière était différente et quelque chose d’autre flottait dans l’air ».

La période de l’Occupation émerge, et avec elle la mémoire d’une fuite devant le nazisme avec des amis et sa compagne. Des pensées de bonheur surgissent : « Ces nuits-là tout paraissait simple et rassurant et nous rêvions à l’avenir. Nous nous fixerions ici, nos enfants iraient à l’école du village, l’été viendrait dans le bruit des cloches des troupeaux qui paissent… Nous mènerions une vie heureuse et sans surprises ».

Mais le dernier indice est une adresse à Rome, rue des Boutiques Obscures. Le lecteur ne saura rien de la suite, la quête d’identité ne connaît pas de fin.

Andreossi

Rue des Boutiques Obscures. Patrick Modiano

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Les fruits de l’hiver. Bernard Clavel

Il fait souvent froid dans le Jura de Bernard Clavel : Les Fruits de l’hiver, Goncourt 1968, sont ceux de l’occupation allemande, mais aussi ceux de la vieillesse du couple Dubois. En cinq chapitres plutôt lents, des premières difficultés à « fabriquer », comme on dit au pays, son bois de chauffage, jusqu’au lit de mort du père Dubois, diverses étapes du vieillissement nous sont décrites, dans un style « réaliste » qui ne parvient pas complètement à nous faire ressentir l’intimité du vieillir.

Pour cet ancien boulanger fort éloigné de la chose politique, c’est le travail bien fait, à base d’effort physique, qui était l’essentiel : « une vie sans ouvrage était dépourvue de sens ». Même sous la domination nazie, la vie aurait pu être tranquille si un autre froid n’avait perturbé la vie du couple : le père Dubois a deux fils, mais Paul, l’aîné, est issu d’un premier mariage et est peu apprécié, ni de sa seconde épouse ni de leur fils commun Julien.

Il est vrai que tout oppose les deux garçons, le premier est commerçant et fréquente la Milice, le deuxième est artiste et penche du côté de la Résistance : « Ces enfants-là, c’était un mal plus grand que la fatigue et la misère. Plus grand que les privations. Et ce mal était entre sa femme et lui, vivant comme ce feu d’éclapes qu’ils alimentaient sans cesse ».

Peu de lumière dans ce froid de l’hiver, si ce n’est la visite de la fiancée de Julien, une résistante communiste au regard doux. Même la libération de la ville n’apaise pas les soucis du père Dubois, car Paul, qui a trafiqué avec les Allemands, est un temps inquiété. Et puis sa « pauvre vieille » (il nous faut aujourd’hui oublier les âges de chacun, 71 ans pour lui, 57 pour elle !) meurt.

Cet homme têtu, avare en paroles, enfermé dans une vision très traditionnelle du couple, devient dépendant des bonnes et surtout mauvaises volontés de son aîné. Il entame son chemin solitaire, ponctué de moments où il retrouve quelque force ancienne (lorsqu’il refend son bois), et, plus souvent encore, se découvre de nouvelles faiblesses. Il fréquente de plus en plus le cimetière : « Je vais m’en retourner par l’autre allée, comme ça, je verrai un peu plus de monde. A présent, j’ai plus de connaissance ici que par la ville ».

Andreossi

Les fruits de l’hiver, Bernard Clavel

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Le dernier des Justes. André Schwarz-Bart

La lecture du Goncourt 1959 serait encore plus éprouvante si le style n’était pas autant teinté d’ironie. L’histoire d’Ernie Lévy, qui commence au XIIème siècle avec ses ancêtres, et se termine dans une chambre à gaz, qui fait le tour des humiliations et persécutions de cette famille Juive, sait allier l’empathie à une douce moquerie, particulièrement vis-à-vis de la religion : « Tuh tuh tuh, répéta Mardochée. Or il existe une multitude si infinie de tons, airs, chants, mélopées, mimiques, expressions, accents, avec lesquels l’idiotisme tuh tuh tuh peut être prononcé, que les talmudistes n’en ont pas distingué moins de trois cents variétés, sujettes ou non à discussion ».

La tradition familiale des Lévy est lourde : depuis de fort lointaines générations certains d’entre eux sont considérés comme des Lamed-waf, des Justes qui « sont le cœur multiplié du monde, et en eux se déversent toutes nos douleurs comme en un réceptacle ». Ernie, peut-être malgré lui, se glisse dans cette tradition, ajoutant un Lévy martyr de plus à sa lignée. Son grand père Mardochée n’y est pas pour rien, gardien qu’il est de la légende familiale.

Pour Ernie les persécutions commencent dès l’école, alors que le fascisme nazi monte dans une Allemagne pas toujours consciente de ce qui est en train de se passer. Ainsi, le professeur Kremer, qui tente de défendre les enfants juifs : « Le fascisme, estima-t-il au début, c’est la taverne dans les rues et au gouvernement. Bientôt tous seront renvoyés à leurs brasseries ou prisons ». Mais la machine infernale est en route et Ernie, qui ne peut choisir entre l’acceptation des souffrances sur cette terre et une improbable révolte, devient ce jeune homme perdu que l’on surnomme l’Idiot ou Gribouille, lorsqu’il frappe à la porte du camp de Drancy pour retrouver celle qu’il aime.

La grandeur du roman tient à la dimension tragique attachée à chacun des personnages, mais aussi au ton très juste adopté par le romancier pour nous faire partager ce climat de terreur antisémite, dont les racines remontent bien loin. Il sait aussi nous décrire les lieux, comme la ville d’Allemagne où la famille d’origine polonaise a émigré : « Simplement posée sur la plaine, elle était prise en fourche par une rivière qui se divisait juste à l’entrée de la ville. Le bras principal alimentait des fabriques de chaussures disposées tout au long, ainsi que des ateliers de teinture industrielle où se fanaient surtout des femmes ; trop mince et fragile, le petit bras filait délicatement à travers la campagne. La Schlosse –c’était son nom- ne servait qu’à la pêche et aux plaisirs d’été ».

Andreossi

Le dernier des Justes. André Schwarz-Bart

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