Un Goncourt 1905 étonnant, dont il est difficile d’imaginer la réception à sa sortie. Il nous faut entendre le titre du roman comme une antiphrase : en milieu colonial, le trio d’amis qui se disent « civilisés » défend un mode de vie à base de débauches : sexe, opium, jeu et saouleries constituent leurs principales activités quotidiennes. Leur capacité à résister à ce qu’ils considèrent comme « barbarie » (amour, honneur, honnêteté) constitue le ressort romanesque.
C’est à Saigon, à la fin du XIXème siècle, dans l’Indochine française donc, que le narrateur suit les tribulations d’un médecin grand séducteur d’occidentales, d’un ingénieur plutôt intéressé par les boys locaux et d’un officier de marine qui conquiert une femme dans chaque port. Le grand avantage de la ville coloniale est exposé : « L’exotisme de Saigon, c’est que la débauche n’a pas à se dissimuler ». A travers ces trois personnages la critique de la colonisation et des colons est vive : « Voilà nos aspirants coloniaux ; pourris, et ignares davantage ; -prêts d’ailleurs en toutes circonstances à jouer les Napoléon au pied levé. Ils arrivent à Saigon viciés déjà, tarés souvent ; et la double influence du milieu anormal et du climat déprimant les complète et les achève. Promptement ils font litière de nos principes, tout en renchérissant sur nos préjugés (…) C’est un fumier humain ».
Tous les trois sont finalement amenés à abandonner leur idéal, mais de manière tragique, par la mort ou la fuite. Leur échec vient de leurs relations aux femmes ou de la guerre. Notre médecin, pour la première fois follement amoureux, trouve du répondant à ses avances : « Mais toute votre vie dégradante, abjecte, est écrite sur cette figure- là ! Mais ça se voit, mais ça se lit, que vous n’êtes même plus un homme, à peine un pantin détraqué, dont les fils se cassent ! ». L’ingénieur préfère déserter au moment d’un conflit franco-anglais tandis que l’officier de marine, qui lui aussi a découvert l’amour et l’a stupidement perdu, se rachète, en quelque sorte, par un acte guerrier mais héroïque.
Le récit est manifestement documenté (l’auteur a passé deux ans en Indochine) et a par exemple bien vu dès le début du XXème siècle certains caractères des guerres d’indépendance : « Point de combat. Des embuscades, des guets-apens ; un coup de fusil jailli d’une haie ; une sentinelle égorgée sans cri dans sa guérite. Les soldats s’énervaient à cette lutte contre un ennemi sans corps ». Le style est dynamique, et ne fait pas son âge.
Andreossi
Les civilisés. Claude Farrère, Goncourt 1905