Le boulevard périphérique. Henry Bauchau

Henry Bauchau, Le boulevard périphériqueDans son dernier roman, Henry Bauchau, âgé de 95 ans évoque le passé, la deuxième guerre mondiale et ses horreurs, les deuils difficiles qui les ont suivis. Mais il décrit aussi avec une lucidité inouïe le monde d’aujourd’hui et son univers urbain ; la grande ville que beaucoup ne font que traverser, vivant à ses bords, n’en fréquentant comme à Paris que les couloirs souterrains des Halles. Ou encore connaissant par coeur les portes du périphérique, apprises dans la lenteur et l’énervement des bouchons.
Ainsi le narrateur se rend tous les jours de Chatou à Aubervilliers pour voir sa belle-fille Paule atteinte d’un cancer. Il l’accompagne dans sa maladie, dans son espérance et celle des proches de Paule, encore si jeune. Comme eux, il ne peut savoir où ce chemin mènera : la guérison ou la fin. Dans ce moment de vie où le quotidien du narrateur est entièrement tourné vers ses visites à l’hôpital et l’état de Paule, des souvenirs ressurgissent, alimentent ses jours et ses rêves.
Pendant la Seconde guerre mondiale, il s’est lié d’amitié avec Stéphane, qui l’a initié à l’escalade. Devenu résistant, Stéphane a été arrêté et tué par les Allemands. Après la guerre, le narrateur a rencontré l’assassin de son ami, Shadow, un personnage démoniaque, terrifiant. L’image de Shadow le hante encore et près de quarante ans après il essaie de comprendre. Comprendre qui était Stéphane et la nature de sa relation avec lui ; comprendre qui était ce monstre qui a tué le jeune homme sportif et doux.
Malgré la diversité de lieux et de temps, il n’y a aucune dispersion, aucun assemblage, aucun artifice dans ce roman. Nous sommes dans l’univers du narrateur, dans un monde intérieur cohérent et sensible où tout se tient, présent, retours en arrière, doutes, angoisses, mots, lectures, cauchemars. Et ce monde intérieur dont les questions, les pensées, les émotions et les élans plein d’humanité sonnent si juste vient se heurter à ce qui fait son cadre de vie : des immeubles et des routes, des camions et des panneaux ; des voitures de RER sales et vétustes, des correspondances épuisantes et des couleurs envahissantes. La répétition quotidienne de déplacements interminables dans un paysage suburbain dont la laideur n’a d’égal que la monotonie. Et l’homme qui s’y déplace a aimé, a perdu, a souffert ; ce même homme aujourd’hui encore aime, perd et souffre. Les interrogations qui l’animent, son besoin de comprendre, son regard humaniste, ses sentiments sont profondément universels et touchent à la part la plus intime de l’être. Leur confrontation au monde plat et ordinaire du boulevard périphérique aurait quelque chose de surréaliste si celui-ci n’était pas précisément ce que l’on nomme le réel. Peut-être est-ce aussi de ce choc que vient la force et la beauté de ce roman bouleversant.

Le boulevard périphérique. Henry Bauchau
Actes Sud (2008), 250 p., 19,50 €

Lire également le billet sur Antigone du même auteur

Henry Bauchau a reçu le prix du Livre Inter 2008 pour Le boulevard périphérique

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Antigone. Henry Bauchau

Antigone, BauchauDepuis la mise en place de l’histoire et des personnages par Sophocle, on a connu beaucoup de versions d’Antigone. Elles ont été essentiellement été écrites pour le théâtre. Et voilà qu’un auteur, peu connu jusqu’alors malgré ses romans, ses recueils de poèmes, ses pièces de théâtre (et même sa biographie de Mao Zedong !), publie il y a dix ans un Antigone roman.

Certes, nous avons bien un roman, écrit à la première personne, qui déploie une partie des péripéties de la vie de la fille d’Œdipe, au moment où elle reprend le chemin vers Thèbes. Mais l’écriture, la magie de l’évocation en font un texte où la poésie nous emporte directement dans l’univers des mythes grecs. C’est à dire aux racines de notre culture.

Antigone met toute son ardeur à empêcher la guerre entre ses deux frères tant aimés, Polynice et Etéocle. Elle ne manque pas de moyens, qui constituent les références au merveilleux que l’on peut attendre du royaume des mythes : elle sait bander un arc comme nul autre ; elle sculpte admirablement le portrait de Jocaste, leur mère, pour tenter de dissuader ses frères de se battre. Mais surtout elle a le don d’émettre un cri qui bouleverse tellement ceux qui l’entendent qu’elle peut en obtenir beaucoup.

Henry Bauchau a principalement orienté sa thématique sur la question des genres masculin et féminin, et les portraits de femmes (car Ismène, la sœur, tient une grande place) sont superbes d’intelligence et de sentiment. Antigone est une révoltée, qui veut dépasser les attributs de la condition de la femme grecque pour amadouer la virilité exacerbée de ses frères :

« Quand il annonce que le corps de Polynice doit pourrir sans sépulture, je ne puis plus contenir mon cri. L’indignation, la colère s’échappent de mon corps et vont frapper de front le mufle de la ville avec l’énorme fardeau de douleur, de bêtise et d’iniquité qu’elle fait peser sur moi et sur toutes les femmes. Oui, moi Antigone, la mendiante du roi aveugle, je me découvre rebelle à ma patrie, définitivement rebelle à Thèbes, à sa loi virile, à ses guerres imbéciles et à son culte orgueilleux de la mort » (p. 289).

Un beau plaisir de lecture.

Antigone. Henry Bauchau
Actes Sud, 21 €, 368 p.
Egalement en poche, Babel, 8,50 €, 354 p.

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