Pierre Bonnard, peindre l'Arcadie. Musée d'Orsay

Pierre Bonnard, Nu dans un intérieur, vers 1935, Huile sur toile, USA, National Gallery of Art of Washington © D.R.
Pierre Bonnard, Nu dans un intérieur, vers 1935, Huile sur toile, USA, National Gallery of Art of Washington © D.R.

Rapprochement plein de sagesse : alors qu’au musée du Louvre est présentée jusqu’à la fin du mois de juin une superbe exposition des œuvres de Nicolas Poussin (Poussin et Dieu), et notamment l’un de ses fameux tableaux Et in Arcadia ego, où l’on voit des bergers déchiffrer l’inscription sur un tombeau « Moi (la mort), je suis aussi en Arcadie », de l’autre côté de la Seine, le musée d’Orsay y fait directement référence, utilisant cette formule pour la dernière section de sa rétrospective consacrée à Pierre Bonnard (1594-1665).

Joli pont pour relier ces deux peintres éloignés de près de trois siècles, le premier devenu synonyme de classique, le second, moderne, bien de son époque post-impressionniste mais inclassable, sauf à ses débuts Nabis, n’ayant par la suite souscrit à aucun -isme du XX° siècle.

Cet emprunt fait à un Poussin méditatif par Guy Cogeval et de sa co-commissaire Isabelle Cahn, respectivement président et conservateur en chef du musée d’Orsay, n’est pas aussi fantaisiste qu’il y paraît. Bonnard aussi à sa manière était un philosophe, un sage qui menait une existence retirée, consacrée à son art et à ses proches. Si sa philosophie semblait être celle de la joie de vivre, qu’il étalait sur de grandes toiles resplendissantes de lumière et de couleurs, Bonnard n’était peut-être pas uniquement l’homme heureux que l’on pense deviner derrière le peintre des petits bonheurs quotidiens.

C’est à cette lecture un peu ambiguë que le musée d’Orsay invite, en montrant d’un doigt discret, au détour des somptueux paysages d’Arcadie, gravité et mélancolie. Du reste, un passage de l’exposition montre bien l’anxiété de Bonnard : celle où sont réunis cinq de ses autoportraits. On ne lit dans ces représentations de lui-même par lui-même qu’interrogation, angoisse, dénuement. On rejoint ici l’analyse de Jean Clair dans son merveilleux Bonnard (1) :

 Femme dans un paysage ou La sieste au jardin - 1914

Femme dans un paysage ou La sieste au jardin – 1914

« (…) il faudra bien un jour sous son apparente douceur, rendre aussi à Bonnard sa dureté, qui fait que derrière la superficielle banalité des sujets qu’il avait choisi de traiter, les gestes d’un chat, la vision d’un jardin, le parfum des fleurs, le temps qui passe, il aura laissé une œuvre à la fin si éloignée de la complaisance humaniste de ceux qui croient encore posséder des certitudes, qu’elle ne laisse plus entendre que le tremblement déchirant qu’on ne connaît qu’à de rares moments, ce ton si incroyablement juste, dans son mélange de gravité et de légèreté, de rêve et de précision, qui s’entend dans certaines pages de Mozart ou dans les derniers quatuors de Beethoven, comme il sonne ici dans les derniers portraits, aussi légers que des aquarelles et lourds pourtant d’une sérénité déchirante, avec ce visage blanc, ridé et dépossédé de tout, sinon des objets familiers qui, dans l’eau du miroir ou sur la tablette du lavabo sont disposés autour de lui comme autour d’un gisant, dans les tombeaux antiques, les ustensiles qui devront l’accompagner dans l’autre vie, si bien que si l’on devait, en effet, mourir à l’instant même, comme dans ce jeu où l’on vous demande ce que vous aimeriez emporter dans une île déserte, on pense que c’est cela, ce tremblement qui dure encore, dont il faudrait pouvoir garder le souvenir. »

Nu à Contre-jour (1908) Pierre Bonnard, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique
Nu à Contre-jour (1908) Pierre Bonnard, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique

Le souvenir est un thème auquel on ne peut que penser en parcourant la magnifique exposition du musée d’Orsay. Bonnard, qui ne peignait que de mémoire, semble avoir poursuivi tout au long de son existence  l’enregistrement de ce qui faisait la beauté de sa vie : la femme qu’il aimait, les enfants, les amis, les chats, les lieux adorés, paysages urbains à Paris, vues de sa maison de la vallée de la Seine (sa « Roulotte »), plus tard celles de sa maison du Cannet (Le Bosquet), des intérieurs et des rituels rassurants (le déjeuner, la sieste, la toilette), des arbres en fleurs, des fleurs, un soleil chaud, des ombres douces… Témoigne également de ce souci de garder trace des moments heureux la salle montrant des photographies prises par l’artiste.

Devant tant de beauté, nacre des corps, explosion des couleurs, luxuriance des paysages, gourmandise des tables, chatoyance des décors intérieurs, beauté qui souvent laisse coi, n’invitant qu’à une longue contemplation, on a envie de laisser parler à nouveau Jean Clair évoquant Bonnard comme ce « peintre de l’inquiétude, connaissant trop la beauté des apparences pour n’en pas peindre la précarité. »

Pierre Bonnard. Peindre l’Arcadie

Musée d’Orsay

1, rue de la Légion d’Honneur – Paris 7°

TLJ sauf le lun., de 9h30 à 18h, le jeu. jusqu’à 21h45

Entrée 11 euros, TR 8,50 euros

Jusqu’au 19 juillet 2015

Puis à la Fondation Mapfre à Madrid du 18 septembre 2015 au 6 janvier 2016

et au Legion of Honor à San Francisco, du 6 février au 15 mai 2016

(1) Bonnard, Jean Clair, Hazan, 2006

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La toilette, naissance de l'intime. Musée Marmottan Monet

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Eugène Lomont. 1898. Huile sur toile. 54 x 65cm. Beauvais, Musée départemental de l’Oise © RMN Grand Palais / Thierry Ollivier

La nouvelle exposition du musée Marmottan Monet, qui succède à Les impressionnistes en privé et Impression, soleil levant est une belle surprise.

Le musée, habituellement associé au XIX° siècle, élargit considérablement son horizon, pour couvrir une période courant du XVI° au XXI° siècles, tout en zoomant sur un sujet passionnant : celui de la toilette. Car à parcourir les salles, on s’aperçoit qu’à travers ce thème, c’est toute une étude, à la fois sociale et esthétique que l’on suit. Cette double lecture historique – histoire des mœurs et histoire de la représentation –  transcende ainsi la découverte (ou la redécouverte) de la centaine d’œuvres réunies ici, un ensemble de haute tenue.

Le parcours, chronologique, nous rappelle qu’après les bains collectifs (les étuves) fréquentés au Moyen-Age, période traumatisée par la peste, la Renaissance se méfie de l’eau comme… de la peste justement, accusée de transmettre les miasmes. On ne rencontre guère que Montaigne pour, dans ses Essais, considérer « En général le baigner salubre ».

La défiance se poursuit au XVII° siècle, dans un contexte moral et religieux qui rejoint les préoccupations médicales. La toilette est sèche, c’est-à-dire que l’on se nettoie avec du linge blanc, censé purifier. Autant dire que son usage est plus fréquent dans les milieux aisés que chez les plus pauvres. Si l’eau reste réservée aux mains, en revanche, on recourt largement aux fards et aux parfums, ainsi qu’au soin apporté à la coiffure. Évidemment, nul besoin d’intimité pour tout cela.

Le XVIII° siècle apparaît comme le plus tiraillé sur ce sujet. Les manuels de médecine se mettent à reconnaître les effets bénéfiques des ablutions. Les bains, tout en restant exceptionnels et réservés à l’aristocratie, font leur apparition. S’ils sont alors associés à une certaine sociabilité, tel n’est pas le cas d’une autre invention : le bidet. Celui-ci, associé à une vie lascive et dissolue, fait scandale. Il reçoit grand accueil dans les romans libertins et donne lieu à une iconographie quelque peu coquine, dont on voit de forts jolis exemples dans l’exposition (Jeune femme à sa toilette de François Eisen et bien sûr l’ensemble « secret » – et pour cause – de François Boucher, qui lui traite notamment du bourdalou). C’est à ce moment-là qu’on va commencer à considérer que la toilette n’a pas forcément à être publique et qu’il faut lui réserver quelque endroit et moment d’intimité… Dans le tableau d’Eisen, on voit une fillette qui est priée de quitter les lieux…

Pierre Bonnard, Nu dans la baignoire, sans date (vers 1940 ? ). Aquarelle et gouache sur papier, 23,5 x 31,5 cm.  ADAGP Courtesy Galerie Bernheim-Jeune, Paris/Christian Baraja
Pierre Bonnard, Nu dans la baignoire, sans date (vers 1940 ? ). Aquarelle et gouache sur papier, 23,5 x 31,5 cm. ADAGP Courtesy Galerie Bernheim-Jeune, Paris/Christian Baraja

Mais c’est le XIX° qui est fondateur de notre approche actuelle de la toilette – et par là-même de l’idée d’intimité. Lavage à l’eau et hygiène deviennent indissociables. La table de toilette, avec son dessus en marbre sur lequel on pose broc et cuvette, s’installe dans les milieux bourgeois dès 1830. Plus tard, pour mieux laver le corps, on se met debout dans le tub (grande cuvette en zinc), dans lequel on peut s’asperger. Si au début du XX° siècle les salles de bains privatives ne sont pas encore très courantes, il n’empêche, avec cette évolution de l’hygiène, la toilette a désormais lieu dans un espace clos. C’est ainsi, dans ces instants « pour soi », que naît l’intime, et finalement, d’une certaine manière, qu’est reconnu l’individu.

Les peintres ont merveilleusement saisi ces instants (et les sculpteurs aussi, tel Degas) : voir les toiles de Toulouse-Lautrec, Degas, Bonnard, mais aussi Steilen. Le XX° siècle ne sera que la généralisation de ce principe, ce qui n’empêchera pas les artistes de continuer à illustrer, inlassablement, le thème de la femme à la toilette, avec leur nouveau langage bien sûr (Kupka, Léger, Picasso). La période la plus récente, elle, inscrit ces représentations dans une perspective davantage publicitaire et dans la banalisation apparente de cette intimité. Mais c’est surtout un retournement de situation que nous propose les dernières oeuvres du parcours : les femmes ne sont plus épiées (cf le sujet ancien de Suzanne et les vieillards), ce sont elles qui, dans leur bain, recherchent le regard du spectateur.

 

La toilette, naissance de l’intime

Musée Marmottan Monet

Du mardi au dimanche 
de 10 h à 18 h, nocturne les jeudis jusqu’à 21 h

2, rue Louis-Boilly 75016 Paris

Jusqu’au 5 juillet 2015

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Une passion française au Musée d'Orsay

Pierre Bonnard, ParaventRetour – hélas temporaire ! – sur le sol natal pour ce magnifique ensemble de dessins, peintures, sculptures et objets d’art décoratif du XIXème et du début du XXème siècles.

Les époux Hays l’ont patiemment constitué depuis le début des années 1970 ; pour quelques mois ils ont accepté de s’en dessaisir afin de partager leur plaisir avec les visiteurs du Musée d’Orsay.

L’exposition qui les réunit est magnifique. La présentation est simple, d’abord intimiste, ce qui sied fort bien à l’esprit "collectionneur" et aux portraits et dessins exposés ; puis grandiose avec une belle galerie mettant merveilleusement en valeur les grands tableaux décoratifs, le mobilier et les sculptures.

Les œuvres choisies par les époux Hays portent en majorité sur la période post-impressionniste. Elles ont été sélectionnées pour décorer, l’axe est évident : voici le Paris de la Belle Epoque, voici les couleurs chatoyantes des Nabis, voici des pastels de Degas… Tout est agréable, beau, presque rassurant. Et les murs du Musée semblent ici un écrin aussi accueillant et cosy que doivent l’être l’appartement new-yorkais ou les hôtels particuliers des collectionneurs. Les Fillettes se promenant, panneau issu de la série des neuf formant les Jardins publics de Vuillard (dont le Musée possède cinq autres), le Café dans le bois de Bonnard, son Paravent à trois feuilles rouge, ou encore les splendides décorations Automne et Printemps de Denis auraient décidément tout leur sens dans les nouvelles salles du Musée d’Orsay dédiées aux arts décoratifs.

Une passion française – La collection Spencer et Marlene Hays
Musée d’Orsay
1, rue de la Légion-d’Honneur 75007 Paris
Tlj sf lun., de 9 h 30 à 18 h, le jeudi jsq 21 h 45
Accès avec le billet du musée (9 €, TR 6,50 €)
Jusqu’au 18 août 2013

Image : Paravent à trois feuilles avec grue, faisans et oiseaux, canards et papillons, 1889 – Pierre Bonnard© ADAGP, Paris – 2013

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