Rouge Brésil, Jean-Christophe Rufin

Par certains côtés, le Goncourt 2001 nous plonge dans l’univers des romans lus dans notre jeunesse, lorsque des enfants couraient l’aventure, où l’on découvrait leurs origines nobles sous les misères qui les assaillaient, où à la fin de l’histoire ils pouvaient enfin s’aimer comme des amants alors qu’ils étaient donnés comme frères et sœurs depuis le début. Le contraste entre le sérieux du propos (une épopée colonialiste au XVIème siècle) et les recettes du roman feuilleton du XIXème est parfois embarrassant.

Just et Colombe, adolescents, sont portés malgré eux jusqu’au rivage du Brésil, pays tenu surtout par les Portugais, mais qu’un aventurier français et chevalier de Malte, Villegagnon, tient à établir comme l’ « antarctique française ». Les jeunes gens (elle déguisée en garçon) sont engagés comme « truchements » c’est-à-dire interprètes auprès des Indiens. C’est dans la baie de Rio de Janeiro que Villegagnon trouve son territoire, une île qui depuis d’ailleurs porte son nom, car le romancier s’appuie sur l’histoire.

Le chevalier, en difficulté sur son île, fait appel à son ami Calvin, en Suisse, afin qu’il lui envoie des bateaux chargés de divers produits mais surtout de femmes à marier afin de peupler l’île. Les voiliers débarquent les richesses attendues mais aussi des calvinistes particulièrement pointilleux sur la nouvelle religion réformée. C’en est fait du pouvoir sans partage de Villegagnon sur l’île. Après d’âpres controverses sur les rites chrétiens, car le chevalier se rend compte qu’il est plus catholique qu’il ne croyait, les nouveaux arrivants sont renvoyés.

Mais qu’en est-il de nos jeunes héros ? C’est à travers eux en particulier que l’écrivain oppose deux types de rapports aux « sauvages », aux Indiens, aux Tupi plus précisément : si Just adhère, au moins au départ, à l’idéologie coloniale d’alors, faite de sentiment de supériorité de sa propre civilisation (il faut apporter la leçon chrétienne à ces mangeurs d’hommes), sa sœur Colombe, qui a dû abandonner sa défroque masculine, fait le choix de l’intégration à la vie indienne. Cette intégration passe par le respect des coutumes locales, mais aussi par ses propres transformations qui visent le corps et le lien avec la nature : « Nue, enduite d’une mince pellicule de sueur, d’embruns et d’eau de pluie, Colombe était encore tout exaltée par l’action et le danger. Elle se sentait heureuse d’avoir acquis sa liberté non seulement dans le vaste espace du monde mais aussi sur le minuscule endroit où elle lui avait été si longtemps refusée ».

Le roman est riche d’une documentation historique qui passe assez bien, et le plaisir de la découverte d’un nouveau monde est habilement imagé par le personnage de Colombe. Mais il n’est pas certain que la recette narrative choisie ait été la meilleure pour conter cette épopée.

Andreossi

Rouge Brésil, Jean-Christophe Rufin

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Le chasseur Zéro. Pascale Roze

Un livre fort que ce prix Goncourt 1996. Dans le genre plutôt court, après une lecture sans pause, il laisse le sentiment que tout est encore à comprendre dans la fascination de la narratrice pour le pilote kamikaze Tsurukawa.

Laura Carlson raconte d’abord son enfance : une mère neurasthénique, alcoolique, sans geste pour sa fille depuis que son mari américain a disparu dans le conflit américano-japonais. Elles vivent toutes deux entre un grand-père perdu dans ses mathématiques et ses ciels étoilés et une grand-mère rigide soucieuse de bienséance. Laura vit dans le secret de la mort de son père, source de méconnaissance intérieure : « Je me connaissais mal. Je me poussais moi-même de la main comme on écarte un embarras ».

Avec l’aide d’une amie de lycée elle parvient à imaginer la mort de son père, victime sur son bateau d’un kamikaze japonais. Les bruits qu’elle avait dans la tête prennent la forme du vrombissement d’un chasseur Zéro, avion des kamikazes. Elle découvre le livre de Tsurukawa Oshi, journal intime de l’un d’entre eux. Le pilote la poursuit jusque dans les grands moments de sa vie. Ainsi sa vie amoureuse est détruite : son corps se refuse lorsque son ami Bruno l’approche en uniforme militaire. Compositeur, Bruno lui fait écouter le Rondo sur lequel il a beaucoup travaillé : vrombissement, explosion, voix suraiguë de femme… C’est la rupture.

Sa solitude la laisse avec Tsurukawa et son chasseur Zéro : « Heureusement j’avais un frère, un frère exceptionnel, qui m’attendait, et qui s’appelait Tsurukawa. Ma vie devait couler vers lui comme un ruisseau rejoint la rivière ». C’est lorsqu’elle arrive à imaginer qu’elle pourrait raconter l’expérience du pilote suicidaire à des enfants (dans la seule longue phrase du roman) qu’une voie s’ouvre pour elle, révélée par le kamikaze. Toutefois, auparavant, elle se réconcilie avec les autres et avec elle-même : une caresse, enfin, de sa mère, l’écoute sereine du Rondo, une nuit d’amour avec Bruno lui permettent d’aller vers un dénouement qui apparaît inéluctable.

L’originalité du roman et l’intérêt qu’il suscite tiennent d’une part à l’écriture, économe, faite de phrases courtes sans fioritures, et d’autre part aux multiples correspondances que l’on peut déceler dans le destin des personnages. Nous pouvons nous interroger sur Roze et Zéro, sur le jeu de substitution des protagonistes, autant de questions qui n’appellent pas forcément une réponse mais qui laissent le souvenir d’un roman ouvert à d’autres lectures.

Andreossi

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L’exposition coloniale, Erik Orsenna.

Faut-il être passionné par l’histoire de l’industrie du caoutchouc pour prendre plaisir à la lecture du Goncourt 1988 ? Peut-être. En tout cas, si ce n’est pas le cas, il est bien difficile de suivre avec intérêt les péripéties de la vie de Gabriel Orsenna, né dans les années 80 du 19ème siècle et que nous accompagnons jusqu’aux années 50 du 20ème.

La thématique permet à notre héros de connaître le Brésil, région d’origine de l’hévéa, puis Clermont-Ferrand, capitale du pneumatique, et divers lieux de compétition automobile ou cycliste dans lesquels doivent être mises à l’épreuve les innovations technologiques caoutchouteuses.

La vie intime de Gabriel est placée, on ne s’en étonnera pas, sous le signe du rebondissement : son père rebondit de femme en femme, tandis que lui-même n’hésite pas entre Clara et Ann, les deux sœurs avec lesquelles il partage sa vie au gré de leurs intermittentes rencontres.

Ce très long roman semble fait de fiches de préparation de concours aux Grandes Ecoles, à condition toutefois que ces derniers concernent la petite histoire: par exemple celle de la course cycliste « circuit des champs de bataille » de 1919, ou celle de Freud vivant lui aussi entre deux sœurs, ou celle de l’opposition surréaliste à l’exposition coloniale de 1931, ou encore sur les Six Jours du Vel d’hiv à Paris, sur les soins du corps féminin dans les années 20… Nous sommes saturés d’informations dont nous ne savons que faire.

Si nous lisons « il faut faire de sa vie une exposition universelle », nous nous demandons si nous avons ici exposée la bonne méthode. Le statut du texte est lui-même déroutant : la plus grande partie est écrite à la troisième personne, mais Gabriel intervient fréquemment en tant que « je ». De plus, on croit comprendre qu’il s’agit d’un manuscrit lu par les deux sœurs, puisqu’il leur arrive de laisser des notes en bas de page, ou même, bien curieusement, d’intervenir au sein du texte.

Mais c’est sans doute la plasticité des personnages qui nous empêche d’adhérer vraiment au roman, car ils n’ont pas assez de solidité, de force, pour tenir la distance des près de 700 pages. Le style lui-même, léger, sous le mode dominant de la plaisanterie, n’aide pas à s’arrêter vraiment sur une histoire qui reste caoutchouteuse de bout en bout.

Andreossi

L’exposition coloniale, Erik Orsenna

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Pélagie- la-Charrette, Antonine Maillet

Bien sûr, il nous faut accepter de lire ce français étrange, image de l’acadien du XVIIIème siècle, qui fait toute la saveur du Goncourt 1979, si on veut en apprécier toute la richesse. Il faudra renoncer à comprendre tous les mots tout de suite, et patienter en comptant sur la répétition pour saisir le sens de « bâsir », « devanteau » ou « dumeshui ». La plupart de ces mots toutefois se laisse découvrir aisément (« asteur », « obstineux », « défricheter »).

Pélagie-la-Charrette entreprend un voyage qui va durer dix ans, depuis la Géorgie américaine où elle a échoué au cours du Grand Dérangement, jusqu’à son pays d’origine, l’Acadie, sur la côte est du Canada. En 1755, les Anglais, qui avaient gagné ces terres à la France en ont purement et simplement déporté les habitants vers le sud, spécifiquement la Louisiane. Veuve, Pélagie, vingt- cinq ans après, organise le retour en compagnie de plusieurs familles à bord de charrettes tirées par des bœufs.

La traversée n’est pas sans risques, et si les familles connaissent mariages et naissances, la Charrette de la Mort les accompagne aussi, contée par le nonagénaire Bélonie, autre personnage majeur du roman. Une des fortes scènes, parmi les nombreuses aventures de la troupe, met en parallèles le sauvetage d’une charrette enlisée dans les marais et la lutte de Bélonie face aux juments de la Mort. Car les contes que les générations d’Acadiens se transmettent font partie intégrante de l’histoire.

Les personnages sont hauts en couleur, tel le capitaine de bateau Beausoleil, l’amoureux de Pélagie : « Des yeux ! Les gens de la mer ont une propension au bleu, c’est vieux comme le monde, et une tendance à creuser du regard, comme s’ils n’avaient jamais fini de fouiller l’horizon ou le firmament ». Telle la Catoune, jeune sauvageonne recueillie à bord de la charrette : « Pourquoi affubler de raison un être tout pétri d’instinct et d’intuition ? Catoune savait sans l’avoir appris qu’une pomme est une pomme, un homme un homme, et qu’un cercle carré, c’est le néant ».

Dans l’histoire du Goncourt la Canadienne Antonine Maillet inaugure le couronnement d’une œuvre écrite en français de l’étranger. Un français que l’on prend beaucoup de plaisir à lire, dont les mots inhabituels constituent une part de rêve de notre langue : « Et dans sa poche de devanteau, elle enfouit aussi des mots, des mots anciens aveindus a cru de la goule de ses pères et qu’elle ne voulait point laisser en hairage à des gots étrangers ; elle y enfouit des légendes et des contes merveilleux, horrifiques ou facétieux, comme se les passait son lignage depuis le début des temps ».

Andreossi

Pélagie- la-Charrette, Antonine Maillet

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La marge. André Pieyre de Mandiargues

C’est dans la tête de Sigismond Pons que se passe presque toute l’action de ce roman prix Goncourt 1967. Sigismond déambule dans le quartier « des putes » de Barcelone, durant quarante huit heures, a une relation avec l’une d’entre elles, entre dans les bars, restaurants, lieux de prostitution, qu’il nous décrit avec beaucoup de détails.

Ces deux jours, il reste dans sa « bulle », en marge, refusant d’en savoir plus sur le malheur dont il a eu l’information partielle dans une lettre reçue en poste restante, lettre qui reste fermée sur la table de chevet de son hôtel. Son épouse très aimée, au prénom aussi improbable que le sien, Sergine, s’est très certainement suicidée.

La déambulation a un caractère érotique évident : les filles sont regardées dans ce sens, les hommes que croise Sigismond ont le même intérêt, ses pensées le dirigent vers le souvenir de son père (Gédéon !) qu’il dépeint comme attiré par les jeunes garçons. Mais son amour l’accompagne dans ses rêves, et sa seule sortie du quartier chaud est pour une visite au musée (qui l’ennuie) parce que Sergine lui aurait fait visiter ce musée si elle avait été là.

Le style de cet auteur classé comme surréaliste est tout à fait particulier. Ses phrases incitent à une lecture attentive du fait de leur construction inhabituelle, en particulier par le procédé de l’inversion : « Sur un fût cannelé, à hauteur de poitrine d’une personne ordinaire, un carré de marbre poli, c’est dans le jardin du mas un cadran solaire que Féline eut en durable affection, si elle y conduisait Sigismond petit aussi habituellement qu’Elie hier encore ».

L’état psychologique de ce rêveur ne l’empêche pas de se situer précisément dans la Catalogne des années soixante du vingtième siècle. Ainsi le dictateur Franco est nommé « l’enflé », ou le « fürhoncle » ; les militaires croisés sont décrits rudement : « Le ceinturon sur un gros bide, l’étui du pistolet près du cul, voilà les marques distinctes des messieurs de Castille parmi les Catalans soumis ». Cette visite dans Barcelone est une plongée dans le populaire, où Sigismond préfère les repas bon marché à la restauration gastronomique. Et son vocabulaire est adapté à la situation : « putes », « pédés », « nègres ».

Au bout de deux jours il lui faut ouvrir cette lettre qui l’attend : il a l’explication du suicide de son épouse, il quitte sa bulle et prend la décision, pas vraiment inattendue, qui justifie cette rêverie sur lui-même.

Andreossi

La marge, André Pieyre de Mandiargues

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Goncourt 1953. Les bêtes, Pierre Gascar

Le Goncourt 1953 n’est pas un roman mais un recueil de six histoires qui ont pour point commun des relations entre hommes et animaux. Le propos est explicite dans les toutes dernières pages du livre : « A chaque instant la bête peut changer : nous sommes à la lisière. Il y le cheval dément, le mouton rage, le rat savant, l’ours impavide, sortes d’états seconds qui nous ouvrent l’enfer animal et où nous retrouvons, dans l’étonnement de la fraternité, notre propre face tourmentée, comme dans un miroir griffu ».

Loin d’une pensée de la différence radicale, ce sont nos proximités avec les bêtes que met en scène Gascar : le palefrenier maltraitant déserte comme les chevaux s’enfuient, chacun dans sa souffrance. Le jeune apprenti boucher se sent très proche des animaux qu’il doit aider à abattre : « on compterait, à partir d’aujourd’hui, un mouton de plus, une espèce de mouton-homme, rabroué, taloché, relancé, seul, comme un faux frère, seul, dans le crépuscule humide, au milieu de sa forêt de bêtes pendues, parmi ces troncs creux où courait une fourmi de sang, dans ce silence particulier de la sciure de bois où l’odeur d’un rognon ouvert fleurissait comme un géranium ».

Plusieurs histoires sont en lien avec la guerre, ainsi celle des prisonniers des Allemands, Russes et Ukrainiens, qui arrivent à profiter de la viande réservée à l’origine aux lions du cirque voisin. Toujours en Allemagne, mais avec cette unité d’occupation, après la chute du nazisme, qui fait la démonstration de chiens d’attaque : « L’idée de rapports irrémédiablement faussés, de chiens se dérobant si bien sous le couvert de la plus parfaite obéissance que ce lieu devenait, en fait, un « chenil d’hommes »  s’imposa si bien à mon esprit que je ne connus pas le moindre mouvement de surprise lorsque le mannequin fit son entrée dans l’arène ».

Gaston est le nom donné au premier rat de forte taille observé par l’équipe municipale chargée de l’assainissement de la ville. Mais on découvre de plus en plus de Gaston, et le responsable n’ose plus se montrer : « Il se cachait, rejoignait ainsi dans une solitude dévorante son ennemi velu auquel l’associaient les inlassables pensées de toute une ville ». Quant au jeune couple qui aménage dans une chambre dans laquelle un chat s’est égaré, il se jette dans le vide de leur première chambre conjugale comme le chat a fini par se jeter par la fenêtre…

Ces histoires sont soutenues par une écriture évocatrice : « Nous fûmes tout de suite au bord du Rhin qui, grâce aux vertus du matin, s’inscrivait dans cette géographie du salut où se dressent des bosquets fêteurs, où des collines modèlent les courbes de l’accueil et où s’allongent, avec leur plein de veines caves, les grands fleuves secourables ».

Andreossi

Les bêtes, Pierre Gascar

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Kris Kristoffersson à La Cigale à Paris

Merci Jean-Yves de nous faire partager cette soirée unique !

A bientôt, Mag

Nous étions nombreux à nous presser le 25 juin à La Cigale pour assister au seul concert donné en France par Kris Kristoffersson à l’occasion de sa tournée européenne 2017. Si la plupart étaient venus pour entendre l’artiste auteur et interprète de quelques standards du rock et de la country, d’autres étaient présents pour saluer aussi l’acteur impeccable de films cultes comme « Les portes du Paradis », « Pat Garrett et Billy le Kid » ou encore « Le convoi ». Nous aimons à penser que, pour tous ces inconditionnels, cette soirée restera dans les mémoires.

A l’inverse du concert donné quelques jours plus tôt à Glastonbury (Angleterre) où Kris avait joué entouré de musiciens (dont Johnny Depp pour une brève apparition), la prestation parisienne, comme celles faites en Suède ou en Allemagne, il l’a assurée seul, s’accompagnant d’une guitare. D’emblée, le ton était donné : nous aurions droit à la succession de ses plus grands succès : « Help me make it through the night », l’emblématique « Me and Bobby Mc Gee » (avec un mot pour Janis Joplin), « Loving her was easier », « Jesus was a capricorn », le profond « Why me »…, alignés sans fioriture, comme dans une espèce d’urgence.

Bien sûr, l’âge de l’artiste (81 ans) fait que la voix, jadis si chaude, apparaît désormais moins bien posée. On a pardonné aussi quelques imprécisions dans les textes. L’essentiel n’était pas là. Dans cette prestation radicale à l’usage des « happy few », c’était la rencontre de cette « légende vivante » qui comptait. On aura aimé revoir l’un des quatre Highwaymen (désormais réduits à deux après les décès de Waylon Jennings et de Johnny Cash), et on aura pu constater qu’il conserve toute son aura, sa très grande classe, son humour. Un moment fort, que nous ne manquerons pas de revivre si Kris Kristofferson nous fait l’honneur d’une nouvelle visite.

Jean-Yves

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Mon village à l’heure allemande, Jean-Louis Bory

Sans doute l’euphorie de la Libération a prévalu dans l’attribution du Goncourt 1945 : il n’est pas certain que la littérature ait beaucoup gagné dans ce choix. D’une part la série de portraits villageois ne dépasse guère l’esquisse caricaturale, d’autre part les choix stylistiques d’écriture ont du mal à être appréciés par le lecteur d’aujourd’hui.

Le village de Jumainville, du côté de l’Orléanais, vit ses derniers mois de l’occupation allemande. Des hommes de divers corps de métier, des femmes, des jeunes et des vieux réagissent à leur façon à la présence de l’occupant. Des femmes pensent surtout au sexe, des paysans au marché noir, le pâtissier à collaborer, les plus jeunes se partagent entre résistance, résignation et engagement dans la milice. Les Allemands ne sont pas des nazis mais des Boches, et le village semble tout ignorer du sort des Juifs, ne voyant pas plus loin que le bout de son clocher.

Les seuls persécutés sont les intellectuels du village, soit l’instituteur et l’étudiant de passage, tandis que la Résistance, mal identifiée, harcèle le collaborateur. L’atmosphère toute de non-dits, de menaces, de violence familiale, ne paraît point lourde à la lecture car le style contredit le sens. La narration à la troisième personne est entrecoupée des pensées des divers protagonistes, annoncés par leur nom, comme lorsqu’on lit une pièce de théâtre. Si le procédé peut paraître amusant lorsqu’il s’agit du chien de l’instituteur ou du village lui-même, il perd beaucoup en vraisemblance lorsque les modes d’expression ne diffèrent guère de l’un à l’autre personnage.

Toutefois le moins supportable est l’avalanche de métaphores plus ou moins heureuses. Dès le tout début du roman par exemple : « Il gesticulait, les épaules rondes, et lançait ses mains en avant, écarquillées et voletantes comme de larges feuilles de marronnier soulevées par le vent ». Ciel et soleil suscitent particulièrement des images bien peu inspirées : « Le soleil se dégageait à peine de la fourrure de feuillage noir qui moulait l’épaule de la colline » ; « Le ciel, au bout des toits, poussait la nuit en avant à coups de nuages dans le dos, pareils à de gros poings emmaillotés ». Parfois on doit s’y reprendre à deux fois pour comprendre où les métaphores nous mènent : « Au fond de paquets d’eau glauque où les bottes de rayons qui s’appuyaient sur les hautes vitres semblaient immergées comme des étais moussus, s’entassait le Tout-Jumainville croyant, chaud ou tiède ». Traduction : il s’agit du jour de messe à l’église.

Andreossi

Mon village à l’heure allemande, Jean-Louis Bory

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Malaisie, Henri Fauconnier. Goncourt 1930

Ce n’est pas pour l’intrigue qu’on lira le Goncourt 1930, mais pour toutes ses qualités qui témoignent de la passion de Fauconnier pour un pays qu’il a découvert et qu’il veut nous faire connaître au plus intime. Ce n’est que dans les cinquante dernières pages que le lecteur peut se trouver pris par les péripéties d’un événement tragique qui permet au livre d’entrer complètement dans la catégorie « roman ». Et encore l’auteur s’amuse-t-il avec le genre : « Je ne sais pourquoi je raconte ces histoires de fourmis. Si j’écrivais un roman ce serait mieux à sa place au début. Mais je veux fixer ces derniers souvenirs de ma vie de planteur, sans doute parce que ce sont les derniers ».

Henri Fauconnier a été effectivement planteur de caoutchouc en Malaisie, avant la guerre de 14-18, avec la volonté d’y faire fortune : son but était d’avoir l’aisance financière qui lui permette d’écrire. Pari réussi en partie mais dont la réalisation prendra du temps car la première guerre mondiale est passée par là. Et son seul roman publié a eu un succès mérité, même avant l’obtention du Prix.

C’est qu’on y trouve une grande précision des descriptions, aussi bien sur le plan naturel, du côté de la végétation et de la faune que sur le plan humain avec les diverses communautés qui vivent ensemble en Malaisie : Tamouls, Malais, Chinois, colons européens. L’auteur se fait botaniste ou anthropologue avec une grande capacité à intégrer son savoir dans un texte qui garde toutes ses capacités littéraires : « Je me souviens d’une sorte de raie qui était comme une figure plate avec une petite bouche souriante, et que je rendis à la mer parce qu’on voyait qu’elle ne pouvait pas comprendre ».

Si quelques traces du colonialisme d’alors se laissent découvrir, par exemple à propos des femmes, le désir de comprendre les cultures est évident, et la sympathie envers elles est manifeste. Sur un plan philosophique : « Ceux qui voient tout en noir dans le monde, c’est qu’ils regardent les ténèbres dans leur cœur. Il n’y a pas de paradis, pas d’enfer, mais seulement, dans les yeux des êtres, une vision paradisiaque ou infernale des mêmes choses ».

Ou bien encore sur le plan littéraire, ainsi à propos de la lune : « Au départ, toute mince, ç’avait été une rognure d’ongle d’Allah, et les démons de la nuit voudraient la prendre pour s’en servir contre lui dans leurs maléfices -mais l’ongle lumineux d’Allah déchire les ténèbres. Ensuite ce fut le contour d’un sein : une femme voilée se lève la nuit, se penche pour allumer une petite lampe, et dans la maison obscure on ne voit que cet arc qui tremble… Est-ce de moi qu’elle attend la flèche ? Bientôt la lune fut une banane mûrissante, un jeune garçon qui pour la première fois pressent ce qu’est l’amour. Et quand nous arrivâmes à la mer, SmaÏl voyait la face pleine de celle qu’il épouserait. »

Andreossi

Malaisie, Henri Fauconnier

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Prix Goncourt 1920. Nêne, Ernest Perrochon

Nêne est une jeune femme célibataire qui devient servante chez Corbier, agriculteur veuf, père de deux jeunes enfants. Nêne s’attache beaucoup à ces enfants et pense même, assez vaguement, que si elle se mariait avec le maître… Mais celui-ci est follement amoureux d’une belle couturière du village, Violette, aguicheuse d’homme s, dont le propre frère de Nêne, lequel, victime d’un accident du travail perd tout espoir de conquérir Violette.

Le Goncourt 1920 ainsi résumé présente bien les caractéristiques du mélo que l’on peut attendre d’un tel canevas. Et de ce point de vue, nous restons dans le mélo jusqu’au bout des malheurs de Nêne, dépossédée de l’amour de « ses » petits par Violette qui prend possession de la maisonnée de Cordier. Le lecteur reste sur des bases solides, avec des bons vraiment très bons (et bien sûr spoliés) comme Nêne, et des méchants vraiment méchants comme Boiseriot le parrain de la belle couturière.

Au-delà d’un récit destiné à faire pleurer dans les chaumières, le roman a l’originalité de décrire une région de Vendée, où trois groupes religieux cohabitent avec plus ou moins de bonheur : catholiques, protestants mais aussi « dissidents », appelés ailleurs « réfractaires », les descendants de ceux qui n’ont pas accepté le Concordat entre Napoléon et le Pape en 1801. Les familles, les alliances, se distinguent selon ce critère essentiel.

Le vocabulaire de Perrochon donne un certain charme au livre, avec ses mots vieillots mais évocateurs, ainsi lorsqu’il nous décrit les dissidents : « Maintenant qu’on ne les poignait plus, ils se gringaçaient entre eux. Portés vers l’instruction, ils discutaient les idées nouvelles et aussi leurs croyances. Suivant, puis dépassant les pasteurs libéraux, beaucoup coulaient doucement vers l’irréligion ».

La société rurale faite de désirs individuels et de vie très collective apparaît très vivante, en particulier en ces moments de travail et de fête étroitement mêlés que sont les moissons : vie sociale disparue seulement dans les années dix-neuf cent soixante et que les pages de Perrochon rappellent aux lecteurs les plus anciens, toujours à l’aide d’un vocabulaire très imagé : « Ayant mis sur la table un quartaut de vin, ils le vidaient bellement, sans souci de la dépense, hauts en crête et l’œil rond, chauds du bec comme des coqs en jabotés ».

Andreossi

Nêne, Ernest Perrochon

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