Un roman russe. Emmanuel Carrère

un roman russeEmmanuel Carrère, lassé d’écrire des histoires où il est question d’enfermement et de folie, désireux d’aller « vers le dehors, vers les autres, vers la vie » part en Russie pour y réaliser un reportage.

Il s’agit de reconstituer l’histoire d’un Hongrois emprisonné en 1944 et demeuré interné pendant plus de 50 ans dans un hôpital psychiatrique russe.
Il est libéré par hasard, alors même qu’il avait été déclaré mort depuis longtemps ; dans son pays son existence paraissait avoir été oubliée. Il semble lui-même avoir perdu la mémoire, sa propre histoire, et même l’usage de sa langue maternelle.

L’évocation d‘Un roman russe pourrait s’arrêter là, car tout est dit. Il y a au coeur de ce livre une autre histoire, mais c’est la même : celle de la quête des origines d’Emmanuel Carrère.

La réapparition du vieil Hongrois après 50 ans d’oubli a sonné le glas d’une autre disparition : celle de Georges, le grand-père maternel d’Emmanuel Carrère.
Malgré la réticence de sa mère, Hélène Carrère d’Encausse, Emmanuel Carrère veut mettre à la lumière ce qu’elle a enfoui et tu, mais qu’il sait confusément, et, pire encore, qu’il sait honteux : le passé de ce grand-père disparu sans mort ni tombe en 1944, à Bordeaux, pour faits de collaboration.

Ces recherches du passé, celui du prisonnier Hongrois, celui de son grand-père, cette histoire familiale qu’il porte en lui mais qui n’est pas révélée sont portées par l’apprentissage ou le réapprentissage du russe, la langue "maternelle".
Ce rapport à la langue est peut-être l’aspect le plus émouvant du livre. Il ne sait pas lui-même s’il s’agit de la découverte d’une langue, ou d’un retour vers une langue connue. Comme si toute l’ambiguïté de son identité se cristallisait autour du russe, qu’il a essayé d’apprendre dans le passé, sans parvenir jamais au niveau qui l’aurait satisfait.

Au cours de ses voyages en Russie, le moindre de ses progrès en russe le jette dans l’exaltation, le moindre de ses retraits le plonge dans la dépression.
Alors même qu’il dispose toujours d’un traducteur, il fait dépendre le succès de toutes ses quêtes de la maîtrise de la langue.
Mais il n’arrivera pas à la parler véritablement. L’enjeu qu’il y met rend son entreprise impossible : s’affranchir en devenant maître de ce qu’il considère comme le "propre" de sa mère, une langue russe belle et pure.

Il mène cette recherche malgré sa mère. Mais il l’écrit tant pour lui que pour elle :

Tu aurais voulu que je sois un écrivain comme, je ne sais pas, Erik Orsenna : un type heureux ou qui, en tout cas, le paraît. Moi aussi, j’aurais bien voulu. Je n’ai pas eu le choix. J’ai reçu en héritage l’horreur, la folie, et l’interdiction de les dire. Mais je les ai dites. C’est une victoire. (…)
Le livre est fini, maintenant. Accepte-le. Il est pour toi.

Un roman russe se finit sur ces mots. On ne peut s’empêcher de songer à l’autre histoire d’amour du livre, qui débute au moment où il entreprend son voyage vers ses origines, et s’achève, en définitive, parce que son amoureuse n’a pas lu la nouvelle, érotique, qu’il avait écrite pour elle : « Elle n’a jamais pu lire ma nouvelle, qui jusqu’au bout sera restée lettre morte. »

Blessures à vif d’un écrivain effrayé par son écriture, mais qui n’a d’autre recours que s’y jeter à corps et coeur perdus :

Cela changera peut-être un jour, je ne sais pas, mais les mots dont je dispose ne peuvent servir à dire que le malheur.
Ils ont servi, cette fois encore. Je n’ai pas sauté par la fenêtre. J’ai écrit ce livre. Même s’il te fait du mal, tu admettras que c’est mieux.

Un roman russe. Emmanuel Carrère
P.O.L (mars 2007)
356 p., 19,50 €

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2 réflexions au sujet de « Un roman russe. Emmanuel Carrère »

  1. Bonsoir… très bel article pour un beau livre que j’ai vraiment beaucoup
    aimé.

    J’ai vu aujourd’hui RETOUR A KOTELNITCH que j’ai beaucoup aimé. J’ai pu
    mettre des visages sur des noms, des images sur des lieux. La Russie profonde
    avec Kotelnitch, cette Russie décrite dans le livre m’a autant touchée à
    travers les images qu’elle ne m’avait déjà touchée à travers les mots. En bref
    je le conseille 🙂

    Je continue de rôder sur ce joli blog…

    JESS

  2. Bonsoir Jess et merci !

    Je n’ai pas vu Retour à Kotelnich, mais ma curiosité est piquée ! Où
    l’as-tu déniché ?

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