Joue-nous « España ». Jocelyne François

Le livre se présente comme un « roman de mémoire », parce qu’il est autobiographique, parce qu’il fait appel au souvenir d’événements d’enfance et de jeunesse, parce que la vie est souvent un roman. Toutefois la modestie domine l’écriture : « (…) ma propre histoire, par avancées successives, a gagné ce territoire étroit, sans nom, où je me trouve réduite et obligée à écrire ces choses du passé. Il s’agit pourtant d’une histoire sans aucune espèce d’importance mais je n’ai qu’elle ». La tonalité douce du roman, malgré la puissance des sentiments, la force des caractères, fait beaucoup pour nous rendre très touchant ce prix Fémina 1980.

La narratrice a eu du mal à trouver sa place au sein de sa famille, entre le frère Pierre mort et le frère Pierre vivant : « Je suis la fille au lieu du fils, celle qui n’a pas remplacé le petit mort, je suis donc violemment, radicalement autre ». Nous la devinons volontiers rebelle car elle est souvent punie par le mépris de la mère et le martinet du père. Elle aime la musique, et apprend le piano, mais déteste « España » de Chabrier, que lui réclament ses parents à toute occasion. Elle trouve ses bonheurs dans la campagne lorraine, chez ses grands-parents, où sa sensualité peut s’épanouir : « Chemise relevée, les jambes rouge sombre jusqu’à ma culotte bateau, je ne sais plus rien d’autre que le contact avec le raisin. Je me dis aujourd’hui que c’est ainsi que j’ai voulu vivre. Comme j’écrasais le raisin j’aime l’amour, comme j’écrasais le raisin je sens le dehors ».

Après la difficile période de l’Occupation elle s’adapte à la rigueur, faite aussi de bienveillance, de l’internat catholique où elle effectue ses études secondaires. L’ambition d’ascension sociale des parents l’a placée dans un établissement de bonne réputation, et surtout elle y trouve le sourire, l’exemplarité, et le  respect que les religieuses portent aux élèves. Certes, elle essaie toujours de faire entendre sa voix, ne serait-ce que pour obtenir les livres a priori interdits. Mais dans un cadre apaisé, loin des tensions familiales.

Et surtout, en fin de scolarité, elle découvre l’amour avec Marie-Claire. C’est avec une grande délicatesse que Jocelyne François nous décrit les étapes qui la conduisent vers elle : l’amitié, l’amour, la sexualité. « Le lendemain c’est moi qui me lève et ce n’est pas moi. Ce vide aux contours brûlants qui s’est installé dans ma poitrine et qui respire à ma place, cette alerte de tout le corps, il me faut m’y ajuster et je ne sais pas »; « Tu y es. Je sais tout de suite. Tu m’embrasses à en mourir. Nous ne pouvons plus rester debout, nous nous couchons ».

Sa foi la pousse à se confier à l’aumônier des étudiants, lequel commet « tranquillement un crime » en lui conseillant d’abandonner cette relation. Nous sommes en 1952. Après des années, elle peut léguer à ses enfants « un trésor que les vers ne peuvent ravir : la volonté de ne jamais vous laisser déposséder de vous-mêmes puisqu’en vous est enfoui ce dont vous avez besoin ». Avant de tirer de trop hâtives conclusions, il faut lire ce beau roman de mémoire.

Andreossi

Joue-nous « España ». Jocelyne François

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Prix Fémina 1910. Marie-Claire de Marguerite Audoux

Marguerite Audoux pouvait-elle publier sous son nom, celui de son père victime de l’imagination d’un employé de mairie ? Donquichote avait été donné comme patronyme à cet « enfant trouvé » mais Marguerite a choisi le nom de sa mère, pour signer son premier roman qui lui a valu le prix Fémina en 1910. L’anecdote nous situe dans l’univers très modeste de l’auteure, dont la carrière littéraire est tout à fait exceptionnelle, non pas par le nombre de ses écrits publiés, mais par sa trajectoire même, d’orpheline sortie d’un internat religieux pour devenir bergère, puis couturière, enfin écrivaine à succès.

Les hasards des rencontres avec des gens de lettres ont tiré de ses tiroirs le manuscrit de ses souvenirs écrits pour elle-même. Octave Mirbeau est subjugué : « Lisez Marie-Claire… Et quand vous l’aurez lue, sans vouloir blesser personne, vous vous demanderez quel est parmi nos écrivains –et je parle des plus glorieux- celui qui eût pu écrire un tel livre, avec cette mesure impeccable, cette pureté et cette grandeur rayonnantes ». C’est en effet le style qui séduit, très loin de l’emphase de bien des romans de l’époque. Une grande simplicité au service d’une évocation suggestive, un don d’observation des êtres qui l’amène à des formules très heureuses.

Ainsi la supérieure du couvent dans lequel elle passe son enfance : « Elle avait un sourire qui ressemblait à une insulte ». Ainsi la mère de l’homme qu’elle aime : « Elle disait des mots dont le sens m’échappait. Je trouvais seulement que ses paroles avaient une odeur insupportable ». Malgré les épreuves vécues dans son enfance puis comme jeune fille, elle n’apparaît pas comme essentiellement victime, insistant sur la complexité des personnes qui l’ont entourée, et sur la diversité des rapports entretenus avec elle. Les religieuses sont aimantes, distantes ou autoritaires, les patrons de la ferme ne sont pas des exploiteurs sans scrupules.

Certes la vie de Marie-Claire connaît de cruelles déceptions, mais elle est contée de telle manière que l’espoir vers des jours meilleurs paraît proche. « Les cris des moissonneurs semblaient parfois venir d’en haut, et je ne pouvais m’empêcher de lever la tête pour voir passer les chars de blé dans les airs ». Une autobiographie qui ne se soucie pas de mettre en valeur la narratrice, qui décrit avec délicatesse les situations provoquées par une vie modeste.

Nous pouvons poursuivre le devenir de Marie-Claire par la lecture de « L’atelier de Marie-Claire », paru dix ans après et couplé au prix Fémina dans certaines éditions : la vie d’un atelier de couture au début du XXe siècle y est très attachante et nous retrouvons avec beaucoup de plaisir la justesse du regard de Marguerite Audoux.

Andreossi

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Les neiges du Kilimandjaro. Robert Guédiguian

Les neiges du Kilimandjaro, Robert Guédiguian

Est-ce le soleil de Midi, le scintillement de l’eau du port de Marseille, le magnifique sourire d’Ariane Ascaride ? D’une manière ou d’une autre, le dernier film de Robert Guédiguian est obstinément lumineux.

La lumière du début est calme et plutôt assurée : Michel malgré son licenciement qui l’amène à occuper comme il peut ses journées de "pré-retraite" coule des jours heureux avec Marie-Claire, son aimée depuis trente ans. Tous deux profitent de ce qu’ils ont construit tout au long de leur vie d’ouvriers : une maisonnette, un peu de repos, de bons moments entre amis fidèles, des enfants et des petits-enfants. Leurs convictions politiques et sociales sont solides et Michel, que Marie-Claire surnomme tendrement Jaurès, y est resté fidèle puisque malgré ses responsabilités syndicales qui auraient pu l’en protéger, il s’est mis sur la liste des personnes tirées au sort pour le "choix" des vingt licenciés que réclame la direction. Contre les privilèges et solidaire, jusqu’au bout.
Malgré ce pépin, la retraite n’étant pas loin, l’équilibre d’ensemble n’est pas menacé. D’autres bonheurs sont même à venir, avec l’anniversaire de mariage du couple : une fête chaleureuse dont le cadeau est un voyage au pied du Kilimandjaro. Un clin d’œil à la chanson sur laquelle ils se sont connus, dans les années 1960, et qu’enfants et petits-enfants entonnent avec émotion devant la pièce montée.

Mais le film bascule lors d’une tranquille soirée de cartes avec leurs plus proches : Denise, la sœur de Marie-Claire et son époux Raoul, beau-frère et meilleur ami de Michel. Deux jeunes font irruption dans la salle à manger avec armes et cagoules, les violentent et les détroussent de tout leur argent, billets du voyage inclus.
Ils sont encore sous le choc, chacun réagissant à sa manière, quand Michel découvre que l’un de leurs agresseurs, Christophe, est un ancien de la boîte, un jeune qui faisait partie des vingt licenciés. Et donc aussi, d’ailleurs, des invités de son anniversaire de mariage, puisqu’il y avait invité les dix-neuf autres malheureux tirés au sort.

La confrontation avec Christophe, qu’il considérait jusqu’alors comme l’un des leurs, est un coup de pied dans les repères de Michel. Il pense avoir agi de façon loyale et désintéressée en procédant à ce tirage auquel il s’était inclus. Il pense avoir mené toute. sa vie au sein du syndicat un combat juste, au service des plus faibles. Et voici que ce jeune ne lui renvoie que haine et mépris. Il y avait peut-être des voies plus équitables qu’un tirage au sort pour le choix des mis-sur-le-carreau ; vous croyez avoir mené de nobles combats, en réalité vous n’avez fait que vous embourgeoiser ; que laissez-vous à vos cadets ? Voilà ce que Christophe lui balance en substance, et avec une violence incroyable.

Ici se dévoile le thème central du film, développé sans pudeur : le choc de deux générations. Et le gouffre entre les deux, malgré la bonne entente à première vue entre Marie-Claire et Michel et leurs propres enfants, va être de plus en plus manifeste.
Si le portrait de la classe ouvrière née après la guerre, de gauche et sûre du bien-fondé de ses croyances et de ses actions, est magnifiquement brossé, celui de la génération suivante, atomisée et moins évidente à restituer, l’est pourtant tout aussi magistralement. Christophe et sa jeune mère qui l’a abandonné (et ses deux frères avec), tous deux perdus, ne cherchent qu’à s’en sortir. La jeune amie de Christophe, gaie et généreuse, travaille de nuit. Chacun fait comme il peut pour subsister économiquement. Le comment, les valeurs, on en est plus là.
Même avec les enfants du couple, à l’épreuve des événements, des incompréhensions voient le jour. Jamais le fossé générationnel n’a semblé aussi abyssal.

Mais Robert Guédiguian ne renonce pas à la lumière. Après la tourmente, elle est encore plus belle. Michel et Marie-Claire, Raoul et Denise n’ont rien perdu de leurs valeurs. Ils en font la démonstration dans un final dont on ne dira rien, si ce n’est qu’il est bouleversant au possible.

Les neiges du Kilimandjaro
De Robert Guédiguian
Avec Ariane Ascaride, Jean-Pierre Darroussin, Gérard Meylan, Marilyne Canto, Grégoire Leprince-Ringuet
Durée 1 h 47

Sorti en salles le 16 novembre 2011

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