Plus qu’à la simple visite d’une exposition, c’est à une profonde immersion dans l’œuvre d’Hubert Robert (1733-1808) que le musée du Louvre nous invite avec cette large rétrospective, qui réunit quelques 140 œuvres de cet artiste complet du siècle des Lumières, peintre, dessinateur, décorateur, architecte, paysagiste.
Il y avait pour le Louvre du temps à rattraper et un hommage à rendre à l’égard de cet ancien directeur du Musée, qui n’avait pas été exposé depuis 1933. Grande figure de son temps, on le décrit comme un homme enjoué, sociable, amateur des plaisirs de la vie. Le parcours s’ouvre d’ailleurs sur un témoignage d’amitié, celui de Louise Elisabeth Vigée Le Brun, qui a fait du peintre un majestueux portrait.
C’est à Rome que tout démarre véritablement. Arrivé en 1754, très vite pensionnaire de l’Académie de France à Rome, avec Fragonard pour compagnon, il étude Piranèse, écume les monuments et dessine la ville éternelle pendant une bonne dizaine d’années, emmagasinant un formidable répertoire de motifs dans lequel il puisera durant toute sa carrière.
Puis c’est Paris, avec son atelier installé dans le Louvre, sa réception à l’Académie royale de peinture dès 1766 grâce à son Port de Ripetta, patchwork associant différents monuments de Rome. La France se pique alors d’Antiquités, Robert est pile dans l’air du temps.
Mais Hubert Robert ne s’est pas contenté de peindre les ruines Antiques. Bien plus, celles-ci ont été une sorte de tremplin pour son imaginaire, sa fantaisie et sa sensibilité. D’un pinceau alerte, il compose, avec un sens du cadrage souvent spectaculaire, presque photographique, des scènes narratives, parfois non dénuées d’humour, et des vues qui paraissent créées de toutes pièces, exceptés les éléments architecturaux qui en sont le point de départ – ou le prétexte ?
Des jeunes filles dansent autour d’un obélisque brisé ; des personnages étendent un linge dans une baie de la basilique Saint-Pierre de Rome ; des visiteurs découvrent des antiquités dans une cavité à la lumière d’une torche ; les cascades de Tivoli ressemblent aux chutes du Niagara.
Sa passion des ruines semble aller au-delà de cette mode de la fin du XVIII°, pour annoncer, dans cet attrait pour ce qui est menacé d’engloutissement, le Romantisme du siècle suivant. Il y a certes ces petites personnages qui ont l’air de s’amuser autour des ruines, ce linge étendu partout, ces petits chiens, autant de clins d’œil à la vie quotidienne comme elle va. Mais le grandiose et le sublime s’effondrent. Rome est incendiée dans un impressionnant brasier. Paris la médiévale est démolie. A Versailles, ce sont les arbres que l’on abat. La Révolution française arrive (par miracle, Hubert Robert lui survit). La Bastille brûle. Les tombeaux des rois sont saccagés.
Témoin d’un passé disparu (la Rome Antique), ce peintre de l’Ancien Régime se fait à la fin du siècle chroniqueur d’un présent qui engloutit une époque. Il y a là comme une mélancolie, une gravité, une méditation, que l’une des adorables sanguines exposées, Jeune homme lisant, appuyé sur un chapiteau corinthien semble résumer, avec, pour le coup, la plus grande simplicité.
On aime beaucoup cette pièce de Pierre Notte, au titre un peu curieux, un peu inquiétant, à découvrir sans tarder dans l’ambiance intimiste de la salle Jean Tardieu du théâtre du Rond-Point à Paris.
Que de la musique et du chant, mais une histoire et des personnages plus qu’attachants. Qu’est-ce donc que ce spectacle ? « Ni un opéra, ni une opérette, ni une comédie musicale, c’est une pièce de théâtre… chantée », selon Chloé Olivères, l’une des quatre (formidables) comédiennes-chanteuses. De fait, dès que la pièce démarre, où l’on voit Macha se disputer avec sa sœur adolescente qu’elle élève seule, l’on pense immédiatement à Anne Vernon et Catherine Deneuve, mère et fille se donnant la réplique dans Les parapluies de Cherbourg sous la houlette de Jacques Demy et les roulements de Michel Legrand. Une façon de chanter qui pose les personnages, un accompagnement au piano qui entraîne et – talent oblige – « nous y sommes ». La comparaison avec les maîtres doit bien sûr s’arrêter là, mais c’est pour mieux s’immerger dans l’histoire de ces quatre femmes, quatre poignantes solitudes en somme, qui au départ s’affrontent sans merci, comme si ces mots déchirants étaient tout ce qui leur restait.
Madame Rose, magnétique brune (Chloé Olivères), dont la voix rappelle à certains égards celle de la chanteuse Juliette, a tout perdu depuis que son (petit) appartement a brûlé. Ne demeurent qu’une chaise et quelques biscottes calcinées. Macha, liane aussi blonde que talentueuse (Blanche Leleu) est obligée de se prostituer pour nourrir sa petite Nina (étonnante Elsa Rozenknop), qui rêve de Broadway et, en attendant, en veut à son corps et à l’institution.
Toutes trois n’ont pas d’autre choix que de cohabiter depuis que la cloison qui séparait les deux logis s’est effondrée (tout cela n’est qu’évoqué, dans une économie de moyens judicieusement mise en œuvre). Engluées dans leur désolation, elles ne se supportent pas. Surgit une quatrième femme, terrible Juliette Coulon, prête à tirer sur elles pour venger la trahison de son mari. Mais voici que de fil en aiguille, et contre toute attente, ces femmes-là vont rassembler leurs forces, s’unir pour reprendre courage, s’émanciper et rêver d’autre chose…
De bout en bout, le spectacle est bien fait, bien joué, bien chanté. La voix off de Nicole Croisille fait la 5ème femme de la partition, ou plutôt la 6ème, car il ne faut pas oublier Donia Berriri, qui officie au piano avec ferveur. L’ensemble, grave et drôle à la fois, dur mais plein de tendresse et d’espoir, donne une soirée tout « en-chantée ».
Sur les cendres en avant
Texte, musique et mise en scène : Pierre Notte
Avec Juliette Coulon, Blanche Leleu, Chloé Olivères et Elsa Rozenknopp
15ème épisode (déjà !) du feuilleton des Goncourt ce dimanche, toujours signé Andreossi, avec le prix 1942… A (re)-découvrir absolument ! Bonne lecture, Mag
En 1942, ce n’est pas un roman qui obtient le prix Goncourt, mais un récit. Si son auteur n’était pas tout à fait inconnu à l’époque puisqu’il avait obtenu l’Interallié en 1934, il paraît aujourd’hui fort oublié. Le portrait que Roger Grenier a dressé de lui1 incite pourtant à mieux connaître le personnage : l’occasion nous est donnée, par la lecture de Pareils à des enfants, de découvrir un écrivain touchant, habile à dire l’enfance.
C’est à Nîmes que vit Nanay, dans les années 1910, seul avec sa mère depuis que le père est parti en Amérique. Une enfance pauvre, assez pauvre pour que la mère s’émerveille du cadeau que lui fait une bonne bourgeoise : « Oh, oh, des haricots ! Des bons ! Des pois chiches, aïe ! Tu ne les aimes pas, tant pis pour toi. Sens le café ! Des lentilles, tu vois, j’avais deviné ! ». Peu à peu, l’enfant prend conscience de la condition familiale, et en arrive à l’action « la plus basse de sa vie ».
« Comme ma mère m’attendait un soir, à la sortie de l’école, avec son tablier de grosse toile bleue, j’eus honte d’elle soudain (…) Qui est-ce ? me demanda un camarade, qui était parmi les plus huppés de la classe. Ma bonne, répondis-je sans une seconde d’hésitation ». Plusieurs événements le font basculer vers le désir de sortir de sa condition : le retour du frère aîné, resplendissant dans sa tenue de sergent, le mariage brillant de sa cousine, la fréquentation, même distante, des petites filles du château où sa mère a été cuisinière. « Je repoussais avec horreur l’existence misérable qui consumait ma mère, la vieillissait avant l’âge ; je ne voulais à aucun prix de cela pour moi, je pressentais qu’il y avait d’autre façon d’être, vers quoi je tendais déjà de toutes mes forces ».
Le maître d’école donne en exemple à la classe une formule heureuse du jeune Nanay : « l’eau noirâtre du ruisseau ». « Vous auriez écrit tout simplement : l’eau sale ou l’eau noire. Mais votre camarade a trouvé l’expression juste, forte : noirâtre. Entendez-vous bien : noirâtre ! » Et d’ajouter en pointant le doigt vers Nanay : « Tu seras écrivain ! ».
L’apprentissage de la vie pour ce jeune garçon, c’est aussi celui de l’amour. Une expérience est fondatrice, lorsqu’il surprend deux amoureux occupés dans l’ombre : « Un roulement de charrette couvrit le murmure durant un long instant et, quand il se fut éloigné, la plainte reprit. Il me parut qu’elle avait changé d’accent : c’était maintenant un cri bref qui reprenait sans cesse, un petit cri d’enfant. Et enfin il y eut ce mot, le seul que je parvins à saisir : ‘Chéri’, et qui me bouleversa, tant il était dit avec élan ; il renversait avec violence les images de souffrance et de mort que j’avais nourries jusque-là et il me fit à l’instant complice des ombres dont je devinais à peine le remuement dans les ténèbres ».
Ce premier récit autobiographique incite à poursuivre la connaissance de cet auteur qui mériterait de sortir de l’oubli.
Andreossi
Pareils à des enfants, Marc Bernard, 1942, Gallimard
Giorgio de Chirico, Portrait de Guillaume Apollinaire
Rarement on aura vu une exposition aussi vivante, alors même qu’elle vient nous rappeler des événements vieux d’un siècle… Mais combien ces histoires-là ont compté dans l’évolution de l’art : c’est en effet au début du XX° siècle que la peinture dite alors « d’avant-garde » a émergé, s’est développée et en définitive a planté de profondes racines pour autoriser les mouvements ultérieurs.
Ceci fut vrai en peinture et dans les autres domaines de l’art. Ainsi la poésie voit apparaître Guillaume Apollinaire (1880-1918) qui, après avoir fait connaître ses premiers poèmes au tournant du siècle, publie Alcools en 1913 d’où il bannit systématiquement toute ponctuation et joue d’associations novatrices, avant de créer ses premiers « idéogrammes lyriques », baptisés plus tard Calligrammes.
Pablo Picasso, L’Homme à la guitare
Mais ce n’est pas le talent du célèbre poète du Pont Mirabeau que l’exposition organisée au Musée de l’Orangerie (avec la complicité du Musée d’Orsay bien sûr, mais aussi du Musée Picasso, du Centre Pompidou et de la Bibliothèque de la Ville de Paris) vient, s’il en était besoin, réanimer. Elle met en lumière l’activité de critique d’artde Guillaume Apollinaire. Et c’est époustouflant !
Picasso, Braque, Duffy, Derain, le Douanier Rousseau, Chagall, Matisse, Delaunay, Duchamp… ils sont tous là ! Dès 1902 et jusqu’à sa mort en 1918, Apollinaire a été un formidable « sponsor » de la révolution picturale. Il a écrit dans des revues, en a fondé, a tenu des chroniques artistiques dans des quotidiens, a écrit des préfaces dans des catalogues d’exposition, a encouragé son ami le galeriste Paul Guillaume à soutenir l’avant-garde. Ami des artistes, peintres mais aussi écrivains comme Alfred Jarry, d’une insatiable curiosité, il n’a cessé de découvrir et de faire connaître.
L’exposition de l’Orangerie restitue cet extraordinaire foisonnement dans tous ses éclats : on a l’impression « d’y être », c’est-à-dire de voir les artistes éclore, les admirations naître, les amitiés de nouer, les collaborations se mettre en place.
Pablo Picasso, Portrait lauré de Guillaume Apollinaire
C’est le cubisme qui organise sa première exposition indépendante en 1912 à la galerie La Boétie (Juan Gris, Homme dans un café). C’est Picasso qui s’impose chef de file et fédère autour de lui, Guillaume Apollinaire à ses côtés dès le début et jusqu’au bout (Marie Laurencin, Apollinaire et ses amis, 1909). Ce sont Chagall, de Chirico, Picasso encore, qui font le portrait du poète. Duffy qui illustre Le Bestiaire ou le Cortège d’Orphée. Le Douanier Rousseau qui finalement trouve en Apollinaire un admirateur de poids, lequel lui écrira une Ode et même une Inscription pour le tombeau du peintre Henri Rousseau dans la revue Les Soirées de Paris. Picasso, toujours et encore, qui illustre le frontispice d’Alcools. Ou encore des statuettes africaines qui rappellent le goût partagé avec Paul Guillaume pour les arts primitifs. La dernière section de l’exposition est d’ailleurs consacrée à l’amitié entre les deux hommes, faisant le lien avec la collection permanente du Musée de l’Orangerie.
Marie Laurencin, Groupe d’artistes
Au total 357 pièces, dont 45 peintures (toutes superbes), une centaine d’œuvres graphiques et une trentaine de sculptures non moins belles (La Sainte Famille de Zadkine, 1912-13), des manuscrits, des publications, des lettres, des cartes, des photos… Le parcours est documenté, diversifié, clair. Construit autour d’un homme et d’une passion – la critique d’art – il fait à la fois converger et se déployer toute une galerie d’artistes et d’œuvres sur différents supports tout en en assurant la cohérence. C’est beau, instructif, dynamique : on adore.
Damien et Tom : deux adolescents dans le lycée d’une petite ville de province, l’année du bac. Tout les oppose : le premier, blond comme les blés, corps chétif et bagages solides, est fils de médecin et de militaire. Cultivé, doué, il est à l’aise en classe et nettement moins sur le terrain de basket. Tom, métis, tout en souplesse et en muscles, est l’enfant adoptif de parents éleveurs dans une petite ferme de montagne. Lui doit s’accrocher pour réussir. Et si Damien habite « en ville », Tom vit en pleine nature et met une heure et demie pour se rendre au lycée.
Mais cette différence de milieu n’explique pas (en tout cas à elle seule) pourquoi ces deux-là se détestent avant même de s’être parlé. D’ailleurs, ils ne se parlent pas : leurs échanges se limitent aux – nombreux – coups qu’ils se portent. De quoi cette violence est-elle le nom ? On le devine très vite, mais cela n’a aucune importance tant le scénario est bien construit, qui nous emmène tranquillement, et d’emblée, avec ses personnages.
D’abord chacun des garçons pris isolément, à l’intérieur de sa famille. L’un comme l’autre sont très attachés à leur mère. Damien parle beaucoup avec sa maman médecin (lumineuse Sandrine Kiberlain), joyeuse et décidée. Tom est très prévenant avec la sienne, anxieuse et discrète. Le papa de Damien est en mission sur les délicates « opérations extérieures » au Moyen-Orient. Celui de Tom travaille dur et parle peu. Deux pères bons et aimants, mais finalement chacun à sa manière un peu absents.
Ce sont donc les mères qui vont contraindre les deux adolescents à se rapprocher : parce que celle de Tom doit être hospitalisée, celle de Damien décide d’accueillir son fils chez eux. La relation entre les deux garçons devra nécessairement évoluer. Et c’est ce qui est magnifiquement filmé, sans démonstration ni bavardage. De manière assez étonnante de prime abord, les deux jeunes hommes n’interagissent aucunement avec leurs camarades du lycée. Les seuls témoins sont les parents. Peut-être parce qu’eux sont les repères « fixes » des adolescents, parce que c’est à travers leur regard que les évolutions de leur enfant sont les plus perceptibles. Et pourtant, trouble ajouté au trouble, la situation des parents, de l’un comme de l’autre d’ailleurs, va considérablement évoluer. Accélération de la vie, mutation des rôles. Parfois l’adolescence va plus vite qu’on ne l’espérait. Trop vite.
Il y a le langage des mots (celui de Damien), celui du corps (Tom, taiseux, en osmose avec la nature). Il y a la difficulté de communiquer et encore, avant celle-là, celle de savoir ce que l’on ressent, ce que l’on veut, qui l’on est en définitive. « Quand on a 17 ans » est un très beau film sur l’adolescence, la fragilité et les bouleversements de cette découverte de l’autre et de soi. Il rappelle à quel point André Téchiné sait filmer la jeunesse, la violence des sentiments et de la vibration des corps. Mais aussi le passage des saisons, qui nous transforme, et la force de la nature, qui demeure. L’écrin qu’il a choisi pour ce film, au cœur des Pyrénées, entre la pointe de la Haute-Garonne et l’Ariège, est tantôt doux, tantôt âpre. C’est avec une fidélité absolue qu’il en restitue la beauté sans tapage.
Quand on a dix-sept ans, un film d’André Téchiné
Avec Sandrine Kiberlin, Kacey Mottet Klein, Corentin Fila, Alexis Loret
Un dessin de Giorgio de Chirico montrant Picasso avec trois autres convives dînant sous un tableau du Douanier Rousseau ouvre l’exposition. Ce choix n’a rien de fortuit : Picasso et d’autres modernes tels que Delaunay, Kandinsky, Léger ou encore Morandi ont trouvé dans la création d’Henri Julien Félix Rousseau (1844-1910) une approche plastique nouvelle qui a séduit ceux-là mêmes qui allaient développer une œuvre d’avant-garde.
Au tournant du siècle, le Douanier Rousseau parvient en effet à s’imposer avec un style bien à lui, auquel il est resté fidèle tout au long de sa carrière (qui toutefois ne dura qu’une vingtaine d’années) et qui rend sa peinture immédiatement reconnaissable : un dessin aux contours nets mais souvent « maladroit », avec un affranchissement des lois de la perspective, un goût marqué pour la couleur, une impression de grande fraîcheur.
L’histoire d’Henri Rousseau pourrait évoquer celle d’un peintre du dimanche : ce natif de Laval issu d’une famille modeste, qui s’installe à Paris où il devient commis d’Octroi, commence à peindre en autodidacte à près de 40 ans. Pour toute formation : les conseils de quelques peintres tels que Bourguereau, l’exécution de copies au Louvre, et un travail acharné. C’est ainsi que malgré les moqueries que sa peinture naïve ne manque pas d’attirer, il parvient à exposer régulièrement au Salon des Indépendants à partir de 1886 et à vendre des tableaux, peut-être moins à des collectionneurs (Jean Walter fut l’un d’eux) qu’aux jeunes peintres qui l’admiraient.
Aujourd’hui, le Douanier Rousseau (c’est son ami Alfred Jarry qui l’avait baptisé ainsi) est essentiellement connu pour ses « jungles », grandes compositions mettant en scène des animaux sauvages dans une végétation luxuriante. Celles-ci viennent achever merveilleusement cette belle exposition. Elles donnent d’ailleurs envie de s’y arrêter car elles sont significatives de la perplexité dans laquelle peut plonger l’œuvre du peintre. Car si le choix des sujets peut trouver à s’expliquer (la fascination pour l’exotisme d’un homme qui n’a jamais voyagé et fut marqué par les pavillons de l’Exposition universelle de 1889 et les espèces qu’on pouvait admirer au Jardin des plantes), les expressions recèlent un mystère plus grand.
Les yeux ronds des singes comme tout étonnés ou ceux des fauves dévorant leur proie sont difficiles à déchiffrer, comme le sont les regards des enfants que l’on découvre plus tôt dans le parcours : des expressions si adultes, si mélancoliques, sur ces visages potelés ! Quels sentiments animaient l’âme du Douanier Rousseau, capable de l’auto-portrait le plus « décomplexé », des compositions les plus fantastiques, des paysages les plus poétiques, des portraits de femmes les moins séduisants ?… On aime qu’au-delà d’une apparence naïve tout ne soit pas livré.
Les rapprochements effectués par le Musée d’Orsay et la Fondazione Museil Civici de Venise (où l’exposition fit une première étape l’an dernier) avec des œuvres fort variées au fil des salles thématiques sont souvent parlants bien que parfois surprenants : Picasso, Gauguin, Ernst, Morandi, Bourguereau, Ucello, Carpaccio… Ces rapprochements qui permettent d’éclairer avec davantage de relief l’œuvre du Douanier Rousseau, sont aussi la preuve de son inscription dans une tradition picturale – celle du rejet de l’académisme – et de l’intérêt qu’il y a aujourd’hui à (re)découvrir ses tableaux, y compris en dehors de ses fascinantes « jungles ».
La vue sur Rome depuis les jardins de la Villa Médicis
Grimper la volée de marches qui surplombe la piazza di Spagna, se caler sur les horaires de l’une des nombreuses visites organisées tout au long de la semaine (sauf le lundi), en français, en italien ou en anglais… et nous voilà prêt à découvrir une partie des lieux dont jouissent au quotidien les heureux pensionnaires de la Villa Médicis.
Fondée en 1666 par Louis XIV, l’Académie de France à Rome, placée depuis Malraux sous la tutelle du ministère de la Culture et aujourd’hui dirigée par Muriel Mayette-Holtz, fête cette année ses 350 ans. Elle accueille, pour une durée de 12 à 18 mois des artistes (les anciens « Prix de Rome ») mais aussi des chercheurs, tous francophones et de toutes nationalités, qui peuvent ainsi approfondir leurs travaux. Des résidences de courte durée sont également proposées pour des projets de création et de recherche spécifiques. Des expositions, des concerts, des projections de films, des colloques y sont aussi organisés.
Les jardins de la Villa Médicis
Le voyageur de passage dans la ville éternelle pour quelques jours ne peut hélas pas profiter de tout ce programme, mais la visite de la Villa est vraiment une étape conseillée. En effet, non seulement la vue sur la ville depuis la colline du Pincio est imprenable, mais ce n’est qu’une fois à l’intérieur, depuis les magnifiques jardins Renaissance, que la façade de la villa révèle toute son élégance.
A l’origine propriété de la famille Ricci, son aspect actuel est l’œuvre du cardinal Ferdinand de Médicis qui en fit l’acquisition en 1576. Il orna la façade d’authentiques bas-reliefs romains : taureau sacrifié, Hercule qui a tué le lion de Némée, guirlandes (parties qui remontent à – 9 av. J.-C.), etc sont ainsi disposés autour du blason des Médicis (alors constitué de 6 boules) surmonté du chapeau cardinal.
Les jardins à l’italienne, avec leur partie sans fleur, symbole d’éternité (les fleurs passent…) et leur partie labyrinthique (non pas pour se perdre, mais pour mieux penser…) abritent notamment une monumentale statue de Roma (de l’époque de l’empereur Hadrien), qui ressemble à Athéna, mais reconnaissable aux deux louves sur son casque. Dans sa main droite, elle tient la sphère, symbole de perfection (car sans début ni fin). Deux grands masques Renaissance l’entourent, exécutés par l’atelier de Michel-Ange.
Dans les jardins de la Villa Médicis, le mythe de Niobé selon Balthus
Plus loin, on découvre une étonnante installation, œuvre de Balthus (qui fut directeur de la Villa Medici de 1961 à 1977). Réalisée avec des copies en plâtres de copies (qui sont à Florence) de statues romaines en bronze aujourd’hui disparues (car transformées en canons), elle illustre le mythe de Niobé, mère de nombreux enfants, qui voulait se mesurer à la déesse Léto, qui n’en avait que deux. Pour punir cet affront, Apollon et Artémis, les enfants de Léto tuèrent tous ses enfants à coups de flèches. L’installation montre l’épisode d’une façon saisissante : pris dans les herbes folles du jardin, certains des enfants sont déjà à terre, d’autres, effrayés, les yeux tournés vers le ciel, essaient de se protéger des flèches meurtrières. Niobé quant à elle entourant sa dernière fille finit pétrifiée. Un cheval accompagne la scène en tant que symbole de la mort dans le monde grec ancien.
La gypsothèque expose des pièces de la collection des plâtres de l’Académie comme le célèbre torse du Belvédère (l’original se trouve dans les musées du Vatican) ou encore des sculptures de la colonne Trajane (piazza Venezia à Rome toujours).
Dans le prétendu studiolo (qui en réalité devait servir à d’autres études que strictement littéraires), on découvre des fresques réalisées en 1576 par Jacopo Zucchi (un élève de Vasari) représentant des volières avec de nombreux oiseaux, y compris exotiques, quand le stanzino d’Aurora à côté révèle, du même peintre, une illustration des fables d’Ésope, que Jean de La Fontaine mit en vers bien des siècles plus tard.
A la Villa Médicis, le plafond de la chambre des Amours du Cardinal Ferdinand de Médicis par Claudio Parmiggiani – 2015
On termine le parcours aux talons d’un guide local en verve et plein d’humour par la visite d’une partie de la villa proprement dite. Le plafond de la chambre du cardinal par exemple mérite quelques explications : Zucchi, toujours lui, y a illustré ce que serait la théorie néo-platonicienne de la création du monde à partir de la fusion des quatre éléments. Le feu et l’air ont ainsi créé l’éclair, l’eau et l’air l’arc-en-ciel. Mais on ne verra pas la création de l’homme à partir du feu et de la terre, car un descendant du cardinal Ferdinand de Médicis a fait brûler cette partie-là pour non-conformité au récit biblique. Le même héritier a fait détruire tout le plafond de la chambre des Amours, alors orné de nus… Une constellation de papillons, œuvre du plasticien contemporain Claudio Parmiggiani les remplace aujourd’hui.
Il existe depuis quelques mois à Paris un nouveau musée du parfum, installé dans les anciens locaux de feu le magasin de meubles anglais Maple, à deux pas du théâtre Edouard VII et du boulevard Haussmann.
C’est Fragonard, le célèbre parfumeur de Grasse dans les Alpes-Maritimes (où sont fabriqués ses parfums et où un musée est ouvert depuis longtemps) qui en est le fondateur et, si tout est fait pour préparer le visiteur à l’acquisition de quelques uns de ses célèbres essences, savons et autres bains parfumés adorablement présentés en fin de parcours, la visite guidée (et gratuite) réserve un très agréable et instructif moment.
Devant gravures et affiches anciennes, on commence par une petite introduction sur le passé mouvementé du bâtiment, où l’on apprend qu’il fut notamment, à la fin du XIX° siècle, un théâtre de variété puis un manège vélocipédique, c’est-à-dire un endroit pour apprendre à pédaler…
Puis, dans une douce pénombre où brillent de riches vitrines, on admire près de 300 objets anciens, remontant l’histoire de la toilette, de la fabrication et de l’usage du parfum. Ce sont des aryballes de la Grèce antique, des brûle-parfums, des vases à khôl, de précieux nécessaires de toilette, des étiquettes recherchées, d’impressionnants alambics et bien sûr une extraordinaire collection de flacons, en particuliers du XVIII° siècle (très raffinés) à nos jours.
Evidemment, parmi les plus séduisants figurent les incomparables flacons en verre dessinés par René Lalique au début du siècle dernier. Recourant aux motifs végétaux et géométriques, cet extraordinaire « designer » a été un maître en son domaine, promoteur des lignes Art Nouveau puis Art Déco et hissant de luxueux objets du quotidien et d’ornementation au rang d’œuvres d’art.
L’histoire de la maison ne saurait être oubliée, où il est rappelé que c’est en 1926 qu’Eugène Fuchs a donné à l’ancienne parfumerie grassoise le nom de Fragonard, en hommage au peintre Jean-Honoré Fragonard originaire de la ville.
Enfin, le visiteur a droit à une petite initiation aux fondamentaux du parfum : qu’est-ce qu’un « nez », quelles sont les différences entre les « notes » (de tête, de cœur, de fond) d’un parfum, mais aussi les grandes familles de parfums (les hespéridés, les floraux, les chyprés, les boisés, les ambrés…). Exercice à l’appui, avec, dans la boutique, un moment réservé à la découverte de quelques uns des grands succès de la maison… A vos nez, prêts, partez !
« L’empreinte du dieu », prix Goncourt 36, a inspiré Andreossi. Un billet qui donne bien envie d’aller y voir de plus près… Bonne lecture !
Mag
Quel est donc ce dieu sans majuscule ? Il s’agit de l’écrivain Van Bergen, personnage pivot du roman de Maxence Van der Meersch qui lui a valu le Goncourt 1936. On peut apprécier le livre pour l’histoire attachante, sensible, et sentimentale, de Karelina ; ou se délecter de l’atmosphère de la Flandre maritime et urbaine qui rappelle l’ambiance des romans de Georges Simenon. Mais on peut y voir aussi une métaphore du travail de l’écrivain, et surtout de l’œuvre qu’il laisse derrière lui.
La jeune Karelina a épousé un cabaretier qui vit surtout de contrebande, tout près de la frontière franco-belge. L’homme est brutal, et la jeune femme rêveuse : elle a une tante, Wilfrida, de la ville, d’Anvers, qui a un mari, gentil, cultivé, écrivain, qui, lorsqu’elle était enfant l’a subjuguée. Elle finit par demander secours à ce couple, mais la relation entre Karelina et Van Bergen se transforme en amour passionné et charnel. De leur liaison naît une fille que l’on cache pour éviter le scandale, pendant que le mari violent et abandonné harcèle les amants. Tout cela finit par mort d’homme, mais le destin de la petite Domitienne reste ouvert, entre sa mère et Wilfrida.
La Flandre est davantage qu’un cadre de l’action, elle a une forte présence : par sa campagne lourde, boueuse, fermée ; par son rivage où le vent apporte le sentiment de liberté ; par sa ville, Anvers, pleine de la vie des marins, des ouvriers, et de l’ouverture des possibles. La campagne est le lieu des concours des pinsons d’Ardennes, ceux que l’on aveugle pour qu’ils croient en l’aurore : « L’oiseau, aveugle, devine quand même le jour. Et il y a quelque chose de pathétique à voir les petits captifs lever encore, vers ce qu’ils croient être l’aube, leurs yeux sans regards, et chercher la lumière avant de donner leur chant ». On se distrait aussi par les combats de coqs : « Du sang jaillit, un jet mince, de cette boule de plumes, et aspergea quelques assistants. Mais on s’en moquait bien ! On essuyait d’un geste machinal ».
L’écrivain Van der Meersh fait avancer l’action en limitant ses effets, dans un style opposé au personnage écrivain Van Bergen : « Il maniait les mots avec une espèce de maladresse puissante, une gaucherie, une lourdeur, qui arrivaient à de frappants effets. (…) Il bâtissait sa phrase comme un mur de granit, à gros blocs frustes, mal équarris, mal ajustés, mais indestructiblement, et dans un élan irrésistible, qui le faisait atteindre tout de même à une sorte de sauvage grandeur ». Mais les deux écrivains se retrouvent dans leur travail de révélation : « Et vous me montriez des tas de choses que je connaissais et que je ne voyais pas : l’air qui danse au-dessus des champs de blé coupés, la fumée qui traîne sur l’eau, le matin ».
Enfin l’empreinte c’est bien sûr celle de l’écrivain, qui par son œuvre transfigure son environnement et construit les images qui forment une ville : « Durer… Laisser une trace… Voilà ce qu’on désire par-dessus tout, n’est-ce pas, petite ? Moi, c’est de cela, c’est d’Anvers que j’espère une ombre de survie ». A l’écrivain la renommée posthume, aux femmes l’enfant qu’il laisse comme empreinte du dieu.
Et le présent dans tout ça ? a-t-on envie de demander en sortant de la vaste rétrospective consacrée à Anselm Kiefer au Centre Georges Pompidou, qui vient merveilleusement compléter celle vue à la Bibliothèque nationale il y a quelques semaines à peine.
Pour l’artiste allemand, le présent ne semble avoir de valeur que comme possibilité d’extraire, sauver, montrer des traces du passé. Mais combien ces traces elles mêmes semblent en péril ! La terre se rétracte en cratères, les fougères, desséchées, sont sur le point de tomber en poussière, l’herbe est une poignée de paille, le fer rouillé, les livres calcinés, la machine à écrire couverte de sable, les graines tombées de la fleur de tournesol et les photos devenues illisibles… tels sont les indices du passé qu’Anselm Kiefer a rassemblés dans un ensemble d’une quarantaine de vitrines placées au cœur de cette magnifique exposition. On est loin des cabinets de curiosités de la Renaissance qui ambitionnaient de réunir l’état de la science…
Au dessus de ces vitrines, des photos de ruines, comme tachées par l’éclat noir d’une explosion. Des photos qui renvoient à une salle entière de tableaux représentant des ruines, notamment de l’architecture nazi : bien que détruites par les bombardements alliés, Kiefer a voulu ressusciter ces constructions sur de nombreuses toiles. Lesquelles font écho aux premières peintures (et photos d’installations) de l’artiste qui, à la fin des années 1960 a commencé sa carrière en se représentant en tenue vert-de-gris faisant le salut nazi…
Les formats étaient alors encore « raisonnables », mais cela n’a guère duré. Un peu plus loin, c’est sur des tableaux monumentaux que s’étalent, sous l’aspect de champs de labour en plein hiver, ce qui figure plus certainement des champs de bataille. Désolation, paysages sans horizon, couleurs de plomb… la « purge » d’une histoire qui paraît plus que jamais aussi incompréhensible que proche semble n’avoir jamais de fin. Pour Paul Celan : Fleur de cendre (2006), sans doute un des tableaux les plus impressionnants du parcours (et qui l’est assurément par ses dimensions de 7 mètres sur 3), paysage plat et sans vie accrochant quelques livres consumés, nous l’indique bravement.
150 œuvres, dont une soixantaine de tableaux, quelques installations et quelques livres, des photos, des œuvres sur papier (splendides aquarelles)… sur 2000 m², Anselm Kiefer explore l’Histoire, la culture germanique, les poètes, les philosophes, les mythes, y compris la Kabbale. Dans ses créations des années 1970, le motif de la palette revient souvent, à l’exemple de Resumptio (1974), où ce qui semble ainsi figurer l’artiste surplombe une tombe ornée d’une croix. Dans certains de ses paysages de forêt, un chemin se découpe dans l’horizon bouché, comme voulant porter loin le regard, ou au moins l’espoir.
Dans une autre salle, fleurissent enfin de délicats pétales, certains même colorés… Combien de ruines et de cendres l’artiste a-t-il dû remuer pour voir la vie recommencer ? Qu’importe peut-être, puisque ces fleurs sont là et, même si le parcours se termine par une installation présentant des champignons sortis de la pourriture de la guerre et gardant un lit d’hôpital, on n’oubliera pas non plus ces délicates brassées. Chez Anselm Kiefer, ce présent est si rare.