Les robes de Marcel Proust au Palais Galliera

greffulhe_par_ottoAu tournant du siècle la comtesse Greffulhe (1860-1952) régnait sur la vie mondaine et artistique parisienne. Elle fut immortalisée par Marcel Proust à travers le personnage de la duchesse de Guermantes dans La Recherche. D’où le titre de l’exposition à voir jusqu’au 20 mars : La mode retrouvée.

Elisabeth de Riquet de Caraman-Chimay reçoit une éducation cultivée, tournée vers les arts, notamment la musique. Son mariage avec le richissime vicomte Henry Greffulhe, d’un très grand intérêt financier pour cette jeune fille de haute lignée mais sans dot, fait d’elle une épouse trompée et délaissée.

La comtesse Greffulhe consacre alors son énergie et sa position sociale à la promotion des arts, en particulier en levant des fonds pour organiser concerts et ballets : Wagner, Fauré, Isadora Duncan, les Ballets russes de Diaghilev… Elle produit, promeut, monte des festivals, dirige les Chorégies d’Orange… Sa beauté – yeux noirs, allure élancée, taille de guêpe – alliée à son esprit fascinent et son salon est le plus couru de Paris.

worth_robe_byzantineExposées pour la première fois, ses robes témoignent de cet éclat. Si la comtesse poursuivait la plus grande élégance, celle-ci ne lui suffisait pas : il lui fallait en outre l’originalité. Son oncle Robert de Montesquiou raconte : « Elle se faisait montrer, chez les couturiers en renom tout ce qui était en vogue ; puis quand elle devenait certaine que fut épuisé le nombre des élucubrations fraîchement vantées, elle levait la séance, en jetant aux faiseurs, persuadés de son édification et convaincus de leur maîtrise, cette déconcertante conclusion : “Faites-moi tout ce que vous voudrez… qui ne soit pas ça !” ».

Le parcours s’articule dans les cinq espaces du palais Galliera. Dans le salon d’honneur, une lettre de Marcel Proust ébloui par le comtesse adressée à Robert de Montesquiou accueille le visiteur, qui voit  se déployer autour de lui de spectaculaires créations signées Worth, Vitaldi Babani ou Fortuny : « cape russe », « tea-gown » coupée dans tissus de velours ciselé bleu foncé et vert d’inspiration Renaissance, « robe byzantine » en taffetas lamé bordée de zibeline portée à l’occasion du mariage de sa fille…

nina_ricci_ensemble_soir_La grande galerie présente une série de robes du soir à se pâmer. Nina Ricci, Jenny, Jeanne Lanvin… beaucoup de noir et d’ivoire ; légèreté, souplesse, drapé, tombé : tout est infiniment recherché, travaillé. Des accessoires sont à voir dans la petite galerie est : admirez la finesse des broderies ornant les gants, les pochettes à lingerie et les bas. Côté ouest, des photographies de la comtesse (notamment de Otto et Paul Nadar)  permettent de se rendre compte de son allure et de son sens de la mise en scène.

Enfin, on termine en apothéose dans la salle carrée, avec une robe du soir en velours noirs sur laquelle sont appliqués des motifs de lys, emblème de la comtesse Greffulhe depuis que Robert de Montesquiou l’avait dans un poème comparée à cette royale fleur : « beau lys d’argent aux yeux de pistils noirs… ». A la fin de sa vie, l’auteur de La Recherche courait encore après la photo la montrant dans sa divine robe.

La mode retrouvée, Les robes trésors de la comtesse Greffulhe

Palais Galliera

10, avenue Pierre 1er de Serbie – Paris 16°

Du mardi au dimanche de 10 h à 18 h, nocturne le jeudi jsq 21 h

Entrée 8 euros, gratuit pour les – de 18 ans

Jusqu’au 20 mars 2016

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Raboliot. Maurice Genevoix

raboliotVoici la 13ème livraison du feuilleton des Prix Goncourt signé Andreossi. Il nous emmène cette fois à la campagne… il y a près d’un siècle. Bonne (re)découverte ! Mag

Le roman de terroir était populaire dans les années 20 du siècle dernier. Mais ce n’est sans doute pas ce qui a valu le Goncourt 1925 à Maurice Genevoix. S’il a voulu mettre en conte la Sologne, ce sont surtout des thèmes essentiellement humains qui font l’intérêt de ce roman, et qui peuvent faire écho aux récits publiés peu avant sur la vie des poilus dans le recueil qu’il intitulera plus tard « Ceux de 14 ».

Raboliot est le surnom d’un braconnier (dont le modèle, confia Maurice Genevoix était un certain Depardieu) : « Tous ces hommes, d’ailleurs, petits pésans, bracos, aricandiers, parmi lesquels se recrutait une main d’œuvre occasionnelle avaient leur sobriquet, leur sornette comme on dit en Sologne ». Le vocabulaire de l’écrivain peut surprendre, mais on aurait tort de croire qu’il s’agit seulement de termes pittoresques tirés du local, car on y trouve aussi de la force poétique : « Des algues, à ses pieds, s’agglutinaient en paquets noirâtres, vite flétries à la morsure de l’air : il les soulevait, les mains rouges, ramassant les alevins échoués : il y avait de petites carpes-cuirs, dont la peau fauve s’ornait de larges écailles d’or plaquées en file le long des flancs, des tanches d’un vert sombre et sonore, dégouttelantes de la vase où elles se tenaient blotties, des goujons ternes, au ventre d’un blanc gras ».

Le monde de Raboliot est celui du dehors, de la campagne, des bois, de la nuit. Il est du côté du sauvage, mais aussi de la liberté. Voici le moment où il quitte sa maison pour partir en braconne : « Dans la salle, l’air confiné s’embarrassait d’une touffeur un peu aigre ; les ténèbres pesaient dans les angles, et les meubles qui s’en dégageaient semblaient peiner, arrêtés à moitié d’une impossible évasion. Adieu, Sandrine ! Il s’était évadé d’un seul coup. Il respirait dehors, en longues goulées, un air si abondant et si vif qu’il en suffoquait un peu ; l’air lui entrait au plus profond de l’être, coulait avec son sang, baignait chacune de ses fibres ».

Bourrel, le gendarme acharné à la perte de Raboliot, personnifie la civilisation répressive. La tension qui monte progressivement entre les deux hommes débute par des lapins pris aux collets et se termine par un meurtre. Entre les deux apparaissent des figures intermédiaires entre le sauvage et le civilisé : Aïcha, la chienne fidèle, la Souris, gamine qui sillonne la campagne, Flora au sang chaud, Touraille et ses bêtes empaillées. Raboliot, pris entre deux mondes, ne peut sacrifier sa liberté.

Raboliot nous fait penser à tous ces hommes perdus durant des années dans une guerre sauvage, et dont le retour a pu être bien difficile : comment retrouver la sérénité du foyer après la vie violente du dehors, les dangers, les règles de la vie domestique bouleversées ?

Andreossi

 

Raboliot, Maurice Genevoix, 1925

 

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Delacroix et l’Antique au Musée national Eugène-Delacroix

delacroix_facade_jardinSitué à deux pas de l’adorable place Fürstenberg, caché au milieu de boutiques proposant de somptueuses étoffes, le petit Musée Eugène Delacroix est lui-même l’écrin d’un adorable jardin, aussi minuscule que charmant. C’est l’artiste qui l’a conçu lorsqu’il s’est installé à cette adresse en 1957, alors qu’il venait (enfin !) d’être élu à l’Académie des Beaux-Arts (sur ce musée, lire aussi le billet du 27 janvier 2013). Depuis le jardin, on peut admirer l’harmonieuse façade de son atelier, qu’il a également pensée : de style néo-classique, il l’a ornée de moulages de sculptures antiques.

Au dessus de chacune des deux fenêtres latérales, des métopes du Théséion, temple athénien de l’époque du Parthénon (V° siècle av. J.-C.)  représentent des exploits du héros Thésée, vainqueur du Minotaure. Un moulage de la cuve du Sarcophage des Muses, chef d’oeuvre de l’Empire Romain (II° siècle), surplombe, lui, la porte centrale.

delacroix_douze_medaillesCette façade a sans doute constitué le point de départ de cette exposition, au sujet inédit : la mise en lumière des rapports de Delacroix, artiste romantique, avec l’Antiquité. Installé dans l’appartement et l’atelier de l’artiste, le parcours montre d’une part comment Eugène Delacroix a « connu » l’Antiquité et, d’autre part, les créations que celle-ci lui a inspiré.

Son approche de l’Antique s’inscrit à la fois dans son époque (en particulier avec l’exposition des marbres du Parthénon à Paris et à Londres, où il s’est rendu, et qui n’ont pu, comme ses contemporains, que le frapper) et dans un cheminement personnel. Il n’est allé ni en Grèce ni en Italie, mais s’est familiarisé avec les chefs d’œuvres de l’Antiquité grâce à la fréquentation des musées, celle des livres, des dessins, photos et reproductions disponibles. Cette connaissance muséale et livresque s’est enrichie d’une connaissance plus imaginaire : lors de son voyage au Maroc, il s’est plu à y reconnaître une Antiquité sauvage et préservée.

delacroix_bacchusDans ses œuvres, cette admiration pour l’Antique se manifeste dans le choix de ses thèmes (les fresques pour le Salon du Roi au palais Bourbon : Anacréon, Bacchus et Leda) comme dans sa manière (la représentation de nus sculpturaux). Un autre type de création mérite ici d’être découvert : ses dessins et lithographies de médailles grecques et romaines, qu’il assemble dans un travail de composition très convaincant. Tout aussi réussie est la représentation des médailles elles-mêmes, tant dans l’expression des figures que dans le modelé des corps et la vivacité des mouvements. « Imiter sans être imitateur » était, paraît-il, l’un de ses leitmotiv. L’instructive et plaisante visite de cette exposition montre qu’il a su parfaitement y être fidèle.

 

Delacroix et l’Antique

Musée national Eugène Delacroix
6, rue de Fürstenberg ‐ 75006 Paris

Métro : Saint‐Germain‐des‐Prés (ligne 4) / Mabillon (ligne 10)
Bus : 39, 63, 70, 86,95, 96
Renseignements : 01 44 41 86 50

Entrée : 7 euros (entrée libre pour les Amis du Louvre)

Jusqu’au 7 mars 2016

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Anselm Kiefer, l’alchimie du livre

anselm_kiefer_nigredoAlors que le Centre Pompidou propose jusqu’au 18 avril une large exposition consacrée à Anselm Kiefer, la Bibliothèque nationale de France organise la première rétrospective relative aux livres du célèbre artiste allemand, installé en France depuis 1993.

Il faut faire vite pour aller la voir, car elle se termine le 7 février. Or, elle est fondamentale pour mieux comprendre l’œuvre de cet immense artiste contemporain, qui avait fait l’objet de la première édition de Monumenta en 2007.

Le livre constitue en effet pour le peintre et plasticien né en 1945 à la fois la source d’inspiration et le travail premier. Même s’il les expose peu, et est bien davantage connu pour ses tableaux et ses sculptures, les livres constituent « la base » de ses productions. C’est par des livres qu’il a commencé à créer, à la fin des années 1960, et il n’a depuis jamais cessé d’en réaliser. Oeuvre autonome ou intégrée à certaines de ses installations et peintures, le livre est omniprésent. Il l’est aussi dans toute sa création en tant que source d’inspiration. Artiste de la littérature et de la mémoire, il puise dans les mythes antiques, l’Ancien Testament, les philosophes, les historiens, les poètes.

anselm_kiefer_nigredo_detailL’exposition de la BNF met magnifiquement en évidence la force du livre chez Anselm Kiefer. L’artiste lui-même en a conçu la scénographie. Elle est très convaincante : on pénètre dans le vaste espace comme dans une basilique. En entrant, tout de suite à droite, un immense tableau (La clairière) et, tout au fond, en vis-à-vis, un autre tout aussi monumental (Le livre) lui répond, placé comme un tableau d’autel. Un livre de plomb ouvert y est accroché, surplombant un paysage maritime, le tout à couper le souffle. Sur le premier tableau, en revanche, les livres qui y sont suspendus sont brûlés… mais l’œuvre, pour enfermante quelle soit avec son paysage de forêt, laisse surgir l’espoir par la lueur d’une clairière scintillante.

Entre ces deux extrémités, dans les « chapelles » sur les côtés, sont d’abord installés deux cabinets de lecture, où l’on découvre les premiers livres d’Anselm Kieffer, qui étaient encore de papier, avec des collages photographiques ; puis des ouvrages récents, où l’on voit des livres de plomb intégrant toutes sortes de matériaux (terre, paille, plantes séchées, bois calcinés, cheveux…).

anselm_kiefer_cabinet_de_lectureY sont ensuite exposées d’époustouflantes sculptures, telles Nigredo (où livres de plomb et chaises de jardin pliées sont superposées et surplombées d’une balance), La vie secrète des plantes (représentation céleste), Sappho, Praxilla et Erinna (femmes en robes d’époque dont les têtes sont des livres), La brisure des vases (bibliothèque de plomb et de verre), Le Rhin (livre monumental ouvert), …

Au milieu, dans « la nef », de nombreux livres, notamment des années 1990 et 2000. Les femmes, la littérature, l’Histoire y occupent une place de choix : Les femmes de la Révolution de Jules Michelet, Les reines de France, Les filles de Lilith, Les femmes des Ruines, ainsi que des dessins en hommage aux dessins érotiques d’Auguste Rodin ; mais aussi les poètes, en particulier Paul Celan (Le champ du Cèdre, évocation des camps de concentration).

anselm_kiefer_le_livreMais Anselm Kiefer n’est pas uniquement l’artiste qui a interrogé la mémoire allemande et la possibilité de créer après l’Holocauste. Il est celui qui embrasse l’Histoire de manière plus universelle, convoquant les éléments (la terre, les végétaux, la mer, les étoiles), les croyances, les savoirs et la littérature. Il sèche, brûle, rouille, brise et montre les ruines, rappelant les destructions passées et les menaces actuelles. Mais dans le même temps, il sauve des traces, transforme, réactive l’espoir et montre la profondeur de la mémoire, l’immensité du monde et la persistance folle de l’écrit.

L’alchimie du livre, Anselm Kiefer

Bibliothèque nationale de France

Site François mitterrand

Mardi – samedi de 10h à 19h
Dimanche de 13h à 19h (fermeture des caisses à 18h)

Entrée 9 €, tarif réduit : 7 €

Jusqu’au 7 février 2016

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La hauteur des éléphants

Richard Texier, L'esprit du temps
Richard Texier, L’esprit du temps

Et si en ce début d’année on prenait un peu de recul en allant voir du côté des éléphants ? Voici deux idées pour cheminer tranquillement avec eux. Elles ne vous tromperont pas.

Première idée éléphantesque :

Découvrir l’exposition Daum, Variations d’artistes à l’Espace Dalí à Paris. Initialement prévue jusqu’au 3 janvier, elle a été prolongée jusqu’au 14 février. Vous tomberez nez-à-nez avec, entre autres joyeusetés en verre poli multicolore de la maison Daum, un éléphant haut sur pattes qui porte une obélisque sur son dos signé Salvador Dalí et un autre en bronze juché sur une coquille de verre signé Richard Texier, qui a pour nom L’esprit du temps. A méditer.

Deuxième idée éléphantesque :

les_racines_du_cielLire ou relire Les racines du ciel de Romain Gary, prix Goncourt 1956, ainsi qu’Andreossi nous l’a conseillé. Un roman visionnaire sur les questions – et leur complexité, car les différents points de vue sont montrés, comme on va le voir dans l’extrait ci-dessous – qui allaient occuper les décennies suivantes et nous (pré)occupent encore aujourd’hui, en particulier l’écologie et le sort de l’Afrique, avec bien sûr, en fond, celle, éternelle, du rôle des idéologies de tous poils… Extrait. C’est Waïtari qui pense, ancien parlementaire français qui aspire aujourd’hui au développement économique et à l’indépendance politique de ce territoire africain qui est le sien :

« Il pensa à Morel et sourit amèrement. Pour l’homme blanc, l’éléphant avait été pendant longtemps uniquement de l’ivoire et pour l’homme noir, il était uniquement de la viande (…). L’idée de la « beauté » de l’éléphant, de la « noblesse » de l’éléphant, c’était une notion d’homme rassasié, de l’homme des restaurants, des deux repas par jour et des musées d’art abstrait – une vue de l’esprit élitiste qui se réfugie, devant les réalités sociales hideuses auxquelles elle est incapable de faire face, dans les nuages élevés de la beauté, et s’enivre des notions crépusculaires et vagues du « beau », du « noble », du « fraternel » simplement parce que l’attitude purement poétique est la seule que l’histoire lui permette d’adopter. Les intellectuels bourgeois exigeaient de leur société décadente qu’elle s’encombrât des éléphants pour la seule raison qu’ils espéraient ainsi échapper eux-mêmes à la destruction. (…) Il était beaucoup plus commode de faire des éléphants un symbole de liberté et de dignité humaine que de traduire ces idées politiquement en leur donnant un contenu réel. Oui, c’était vraiment commode : au nom du progrès, on réclamait l’interdiction de la chasse aux éléphants et on les admirait ensuite tendrement à l’horizon, la conscience tranquille d’avoir ainsi rendu à chaque homme sa dignité. On fuyait l’action mais on se réfugiait dans le geste. »

 

Exposition Daum, Variations d’Artistes

Espace Dali

11 rue Poulbot – 75018 Paris

Ouvert TLJ de 10h à 18h, nocturne les mercredis 20 janvier et 10 février

Atelier pour les enfants le samedi 23 janvier à 14 h

Visites guidées le mer. 20 janvier à 18h et le sam. 6 février à 15 h

Jusqu’au 14 février 2016

 

Et roman Les racines du ciel de Romain Gary, en Folio Gallimard

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Le peuple de la mer. Marc Elder

peuple_de_la_merDéjà le 12ème épisode du feuilleton des Goncourt sur maglm, avec le prix 1913. A l’occasion de cette lecture, Andreossi nous rappelle que l’attribution des prix littéraires ne préjuge pas toujours de la postérité des œuvres !…

Mag

On a du mal aujourd’hui à repérer le nom de Marc Elder dans l’histoire de la littérature, et davantage encore à le placer aux côtés des noms prestigieux que sont Alain-Fournier et Marcel Proust. Pourtant les trois auteurs ont été associés dans la liste des sélectionnés pour le prix Goncourt 1913 : et c’est Marc Elder qui l’a emporté ! Nous nous garderons de comparer Le Grand Meaulnes et Du côté de chez Swann au Peuple de la mer, mais, cent ans après, lisons le lauréat sans remords.

Trois récits nous font vivre la vie rugueuse des marins de l’île de Noirmoutier au début du vingtième siècle. Des personnages se retrouvent d’une histoire à l’autre, dans un climat de violence sourde, et parfois, pour le besoin des intrigues, plus enflammée. La mise à mort ponctue chacune de ces tragédies : d’abord celle d’une barque, puis celle d’une femme, enfin celle des jeunes marins. Nulle tendresse ne se manifeste dans le cœur de ces hommes, et si la solidarité s’exprime, c’est surtout dans le domaine familial.

« Quand Jean-Baptiste débarqua dans l’Herbaudière, le village agonisait de liesse. On achevait de boire le chargement de la Ville de Royan recueilli après le naufrage. (…) De fait il n’y avait que des alcools de marque et des apéritifs. Ils se les étaient disputés sur la grève, à coups de poing». L’alcool fait l’homme, ainsi que le constate le vieux Tonnerre : « L’homme et le chien couchaient ensemble, mangeaient ensemble, allaient à la mer ensemble. Egalement taciturnes, ils ne pensaient sans doute pas plus l’un que l’autre. Mais Tonnerre avait conscience de sa supériorité et savait bien que l’autre était une bête puisqu’il ne buvait pas d’alcool ».

Nous sommes loin, avec ce roman, de la perspective nostalgique des récits de terroir. C’est l’étrangeté même de ces modes de vie qui est décrite, sans aucune complaisance pour une société « aux frontières » dans ses diverses définitions : celles de la bienséance, celles des civilités, et la frontière géographique. La force physique domine le sentiment, la colère prend le pas sur la raison, la mer défait l’humanité. Pouvait-on trouver littérature plus opposée à celle de Proust ?

Le vocabulaire des marins constitue le charme de ce livre, même si la consultation d’un dictionnaire peut parfois être utile : « Il décida la retraite, mais le jusant ayant échoué la yole, il longea l’étier, du côté des marais, jusqu’à l’écluse dont le bâtis s’élevait dans les étoiles en manière de guillotine ».

Un dépaysement dans la rudesse, dans les embruns, dans un monde qui semble très lointain et qui n’a pourtant qu’un siècle.

Andreossi

Le peuple de la mer

de Marc Elder

Editions de Régionalismes

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Que 2016 soit pleine de rêves !

climats_artificiels_paris_jungle_tour_eiffelCoup de cœur pour Climats artificiels, l’exposition protéiforme organisée par la Fondation EDF dans son espace de la rue Récamier à Paris. Réunissant près de 30 installations, vidéos et photographies d’une vingtaine d’artistes, elle se propose de « mettre en perspective le changement climatique à travers la vision d’artistes contemporains de renom ».

Mais attention, il ne s’agit pas ici de faire preuve de didactisme. Vous n’apprendrez pas le quoi, le comment et le pourquoi du changement climatique (ouf !). Tout au contraire, l’approche est simplement artistique. A travers trois espaces, Equillibres précaires, L’état du ciel et Catastrophes ordinaires, œuvre après œuvre vous embrasserez le regard singulier d’un artiste sur le thème de la nature ou du rapport de l’homme avec celle-ci. Parfois spectaculaires, toujours intéressantes, ces œuvres nous surprennent, suscitent tous nos sens et nous entraînent au pays des rêves.

Parmi les plus immersives, Cloudscape de Tetsuo Kondo, un grand espace transparent dans lequel est fabriqué un véritable nuage. Il y a même l’escalier pour y monter… Des nuages que l’on retrouve en continu sur petit écran avec Sky TV de Yoko Ono, sur la photographie d’un nuage recréé de toutes pièces si l’on peut dire (très étonnant Forces #13 de Sonja Braas), ou sur un superbe paysage de montagne (Panorama de Julien Charrière).

la_merIl y a une grande beauté dans ces représentations novatrices de la nature. Regardez la vidéo d’Ange Leccia La mer, un coup de génie. Elle montre le flux et le reflux des flots sur le rivage vus du ciel, et on y voit tout autant des cimes enneigées prises dans des mouvements ascendants et descendants… Ou, juste après, la représentation numérique de la circulation de l’océan autour de l’Antarctique (The southern ocean studies, du collectif Baily, Corby & Mackenzie), inédite et captivante.

L’articulation entre faune et flore sauvages et civilisation est mise en scène par Chris Morin-Eitner sur de somptueuses photographies où l’on voit la Tour Eiffel et l’Opéra Garnier entourés d’espèces végétales et animales venus de l’hémisphère sud… Tranquillement, la réflexion fait son chemin…

Les vidéos au sous-sol ne sont pas moins étonnantes : ici, un cratère en feu perpétuel depuis plus de quarante ans (Darvaza d’Adrien Missika), là la représentation multi-sensorielle des secousses sismiques (Sillage, par Cécile Beau et Nicolas Montgermont), sans oublier les Champs d’ozone parisien de Hehe, ni, évidemment le magnifique Soleil double du grand Laurent Grasso, la plus poétique de ces vidéos.

climats_artificiels_celesteLast but not least, d’une immense poésie aussi, Céleste de Hicham Berrada : une fenêtre ouverte sur un paysage de verdure d’où émerge un nuage de fumée. Une vidéo de cinq minutes, évocatrice des représentations picturales avec son utilisation de la fenêtre, dont on ne se lasse pas de regarder les mouvements de fumée incessants ni la beauté du paysage. Hypnothique..

Très belle année 2016 à tous, qu’elle soit pleine de rêves !

Climats artificiels

Espace Fondation EDF

6, Rue Récamier – Paris 7ème

M° Sèvres-Babylone

Jusqu’au 28 février 2016

Tous les jours (sauf lundi, fériés) 12h-19h

Entrée libre

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Le nouveau Musée Rodin à Paris

Le nouveau parcours dans l'hôtel Biron restauré
Le nouveau parcours dans l’hôtel Biron restauré

Après plus de trois ans de travaux, qui l’ont consolidé et embelli de fond en comble sous la direction de Richard Duplat, architecte en chef des Monuments historiques, l’hôtel Biron, qui abrite le Musée Rodin à Paris (1) depuis 1919 a rouvert ses portes le 12 novembre dernier. C’est une grande réussite, dans le sens où tout a été pensé pour mettre en valeur les œuvres, mais aussi pour permettre au visiteur de mieux comprendre le travail de l’artiste.

L’hôtel particulier du XVIII° siècle, où Auguste Rodin (1840-1917) prit ses quartiers à partir de 1908 et jusqu’à sa mort, a été magnifiquement restauré. Il en avait grand besoin ; ses planchers ployaient sous le poids des bronzes et des marbres, mais aussi des quelques 700 000 visiteurs (dont 80 % de touristes étrangers) qui s’y précipitent chaque année.

Edvard Munch (1863 -1944), Le Penseur de Rodin dans le parc du docteur Linde à Lübeck, vers 1907, Huile sur toile, H. 22 cm ; L. 78 cm
Edvard Munch (1863 -1944), Le Penseur de Rodin dans le parc du docteur Linde à Lübeck, vers 1907, Huile sur toile, H. 22 cm ; L. 78 cm

Les parquets « Versailles » qui le pouvaient ont été remis en état, les autres remplacés. Les plafonds et moulures ont subi le même sort. Mais le plus spectaculaire – si l’on peut dire, car on réalité on l’oublie très vite, tant elle sied à l’ensemble – est la réfection des murs. Le blanc a cédé la place à des taupes, gris et verts assourdis qui permettent de faire ressortir tant le blanc des marbres et des plâtres que les reflets des bronzes. Le mobilier aussi se fait discret : des socles en chêne, des vitrines sans arrêtes visibles et même, le plus souvent, pas de vitrine du tout. On circule autour des sculptures à loisir, à la lumière naturelle grâce aux grandes fenêtres qui donnent sur le parc. Un éclairage artificiel high tech à l’intensité et à la température variables sur mesure, grâce à des spots réglables individuellement et à distance selon l’heure et la saison, donne à chaque œuvre des conditions de visibilité optimales. Enfin, la sécurité et l’accessibilité (accès à l’étage par ascenseur pour les personnes à mobilité réduite) ont été mises aux normes d’aujourd’hui. Le tout pour une enveloppe de 16 millions d’euros, dont la moitié provient de l’Etat et le reste financé sur fonds propres, notamment grâce aux ventes de tirages de bronzes, dans la limite du nombre de fontes prévues par le sculpteur.

Auguste Rodin (1840 -1917), La Danaïde, 1889, marbre, H. 36 cm ; L. 71 cm ; P. 53 cm
Auguste Rodin (1840 -1917), La Danaïde, 1889, marbre, H. 36 cm ; L. 71 cm ; P. 53 cm

Les 1 200 m² d’espaces d’exposition déploient désormais un parcours continu articulé en 18 salles présentant près de 600 œuvres. (2) La progression est à la fois chronologique et thématique. La visite commence donc avec la formation de l’artiste pour s’achever, de façon plus inattendue, avec des peintures modernes, en particulier Le Penseur de Rodin de Munch, l’un des deux seuls tableaux du peintre norvégien conservés à Paris (l’autre est au Musée d’Orsay). Il faut dire que pour mieux présenter le processus créatif du sculpteur, Catherine Chevillot, la directrice du Musée, a fait le choix de montrer également des œuvres de la collection personnelle de Rodin. Elles traduisent ses sources de réflexion et d’inspiration, ses goûts, ses amitiés. Du reste, il les exposait dans ce même hôtel Biron, à côté de ses propres créations. Ainsi on admire, entourant les sculptures du maître, aussi bien des tableaux de choix (de Van Gogh, Monet, Carrière…) et des fragments d’Antiques romains que des antiquités orientales ou même une Vierge à l’Enfant du Moyen-Age. Une galerie expose aussi, par roulement, des dessins de l’artiste (une passion du sculpteur dont on a déjà parlé ici, mais aussi ) et des photographies. Enfin, comme auparavant, la grande Camille Claudel bénéficie d’une salle dédiée, avec en son centre L’Age mûr, mais aussi Les Causeuses, La Vague..

S’agissant des sculptures de l’auguste Rodin, les plus remarquables sont bien sûr réunies, de L’Age d’Arain à L’Homme qui marche, en passant par son Saint Jean-Baptiste, La Danaïde, La Porte de l’Enfer (dont Le Baiser en marbre au centre de la pièce), les études pour Les Bourgeois de Calais, Balzac, le Monument à Victor Hugo… Impossible de citer tous ces chefs d’œuvres, désormais plus beaux et passionnants que jamais, grâce à un travail de mise en valeur tout en intelligence et délicatesse.

Musée Rodin

77 rue de Varenne, 75007 Paris – Tél. 01 44 18 61 10

TLJ sauf le lundi, de 10h à 17h45, nocturne le mercredi jsq 20h45

Le musée Rodin est fermé les 1er janvier, 1er mai et 25 décembre.
Fermeture anticipée les 24 et 31 décembre à 16h45

Entrée 10 €

 

(1) L’autre Musée Rodin est située à Meudon (Hauts-de-Seine), également atelier et lieu d’exposition du vivant du sculpteur.

(2) Pour mémoire, le fonds du musée compte plus de 30 000 pièces, dont 6 775 sculptures, presque autant d’Antiques collectionnés par l’artiste, 9 000 dessins et estampes, 11 000 photographies…

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Fragonard amoureux. Galant et libertin. Musée du Luxembourg

Jean-Honoré Fragonard (1732-1806), Le Colin-Maillard, vers 1754-1756, Huile sur toile - 117 x 91 cm,, Toledo, Toledo Museum of Art, don Edward Drummond Libbey
Jean-Honoré Fragonard (1732-1806), Le Colin-Maillard, vers 1754-1756, Huile sur toile – 117 x 91 cm,, Toledo, Toledo Museum of Art, don Edward Drummond Libbey

On avait beaucoup aimé, il y a huit ans, l’exposition que le Musée Jacquemart-André avait consacrée à Jean-Honoré Fragonard (1732-1806), Les plaisirs d’un siècle. Cette saison, le Musée du Luxembourg rend à son tour hommage au peintre originaire de Grasse (seul rapport avec la maison de parfums du même nom, si ce n’est que son fondateur l’a appelée ainsi en hommage au peintre), en adoptant uniquement le prisme de l’amour.

Bien que Fragonard ait abordé tous les genres picturaux, cet angle d’approche permet d’aborder assez largement son œuvre. Il est vrai qu’il s’est plu à illustrer l’amour sous de multiples facettes, de la veine galante et pastorale héritée de Boucher jusqu’à l’amour dit moralisé de la fin du siècle, en passant par la peinture d’histoire mais aussi l’illustration libertine.

L’exposition tente de décortiquer cette évolution au fil de quelques 80 peintures, dessins, gravures et livres illustrés articulés en 11 sections. Le propos, certes instructif, est un peu décevant, s’alourdissant parfois sur l’aspect licencieux de son œuvre, l’interprétant à d’autres moments de façon un brin péremptoire.

Qu’importe au fond, le plaisir de revoir des œuvres de ce peintre incomparable, auquel s’ajoute celui d’en découvrir de nouvelles, demeure intact.

Jean-Honoré Fragonard (1732-1806), Le Verrou, vers 1777-1778, Huile sur toile - 74 x 94 cm Paris, musée du Louvre, Photo : RMN-GP/Stéphane Maréchalle
Jean-Honoré Fragonard (1732-1806), Le Verrou, vers 1777-1778, Huile sur toile – 74 x 94 cm
Paris, musée du Louvre, Photo : RMN-GP/Stéphane Maréchalle

L’apport de Fragonard semble déjà contenu dans l’une des premières œuvres du parcours Le Colin-Maillard, tableau placé après Les charmes de la vie champêtre de Boucher, dont il fut l’élève. Encore jeune peintre, Fragonard affirme nettement son style, caractérisé par une palette claire et pimpante (il usera aussi des couleurs chaudes, mais toujours lumineuses), un pinceau vif et enlevé, une apparente légèreté dans le traitement du sujet pour mieux laisser place à l’ambiguïté. C’est d’ailleurs pourquoi une lecture morale de ses œuvres semble toujours délicate à imposer. Que faut-il voir avec cette jeune fille jouant avec ses chiots (La jeune fille aux petits chiens), ou cette jeune femme découvrant une lettre galante (Le Billet doux ou La Lettre d’amour) ? Les Curieuses sont certes bien plus explicites (probablement dissimulées dans une maison de plaisirs), mais Le Verrou, quoi qu’on en dise, garde sa part de mystère.

Jean-Honoré Fragonard (1732-1806), Diane et Endymion, vers 1755-56, Huile sur toile - 94,9 x 136,8 cm, Washington, National Gallery of Art, Photo : Washington, National Gallery of Art
Jean-Honoré Fragonard (1732-1806), Diane et Endymion, vers 1755-56, Huile sur toile – 94,9 x 136,8 cm, Washington, National Gallery of Art, Photo : Washington, National Gallery of Art

Outre sa virtuosité et cette délicieuse touche à la manière d’esquisse, ce qui frappe chez Fragonard c’est sa fantaisie et son humour. L’illustration des Contes de La Fontaine en est un exemple, comme elle est révélatrice également de ses talents de dessinateur (voir aussi les planches de l‘Orlando furioso de l’Arioste). La liberté du peintre est tout aussi savoureuse ; elle se retrouve dans ses tableaux mythologiques (Diane et Endymion), mais aussi religieux (une Adoration des Bergers, peu conventionnelle et très belle, a l’air de se demander ce qu’elle fait ici). Preuve que Fragonard sait aussi se montrer bien tendre, confortée par un adorable Pâtre jouant de la flûte, bergère l’écoutant ou encore une émouvante Leçon de musique.

La touche annonce l’impressionnisme, mais les thèmes célèbrent le XVIII° (L’Ile d’amour, sorte d’hommage aux fêtes galantes de Watteau) et ne plongeront guère au-delà : Fragonard s’arrête en effet de peindre au début des années 1790, laissant à d’autres le soin d’explorer la veine néo-classique.

 

Fragonard amoureux. Galant et libertin

Musée du Luxembourg

19, rue de Vaugirard, 75006 Paris

TLJ de 10 h à 19 h, nocturnes les lundis et vendredis jusqu’à 21h30

Les 24 et 31 décembre et le 1er janvier de 10h à 18h (fermeture le 25 décembre)

Entrée : 12 €

Jusqu’au 24 janvier 2016

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Joyeux Noël !

rouaud_champs_honneurPour vous souhaiter un joyeux Noël, un conseil de lecture réitéré : celui des Champs d’honneur de Jean Rouaud, qui avait été évoqué ici dans le cadre du feuilleton dédié aux prix Goncourt.

Le prix 1990 est non seulement une pure merveille d’écriture, mais aussi un formidable exercice de mémoire.

Les personnages de Jean Rouaud sont aussi un peu les nôtres. Leurs histoires, leur histoire appartiennent à un creuset commun qui parlera à beaucoup de lecteurs.

Pour compléter le billet d’Andreossi, ci-dessous un extrait des pages consacrées la Grande Guerre, à travers la mort de Joseph.

Lisez ceci. Relisez le billet d’Androssi. Ensuite vous lirez tout le livre, et vous avez de la chance car c’est un grand bonheur de lecture que vous avez devant vous.

Alors, joyeux Noël à toutes et à tous !

Mag

« Sous la fièvre, à des bribes de mots, des convulsions de terreur sur les visages, on reconnaît le ressassement halluciné de ces visions d’enfer, les corps à demi ensevelis, déchiquetés, écartelés sur les barbelés, bleus étourneaux suspendus dans la pantière à qui semble refusée l’ultime consolation de s’étendre, d’attendre la joue contre la terre humide la délivrante mort, animés de hoquets grotesques à l’impact des balles perdues, soulevés comme des pantins de paille par le souffle d’une explosion, décrivant dans le ciel haché d’éclairs un rêve d’Icare désarticulé avant d’étreindre une dernière fois la lise féconde, bouche ouverte en arrêt sur l’effroi, regard étonné pour tout ce mal qu’on se donne, tandis que le casque renversé se remplit d’une eau claire sauvée du bourbier, vasque délicate pour le jour des colombes (…) ».

Les champs d’honneur

Jean Rouaud

Editions de Minuit, 1990

 

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