Les chats persans. Bahman Ghobadi

Les chats persans

Tant d’énergie, de bonne humeur et de sourires nous feraient presque oublier la tragédie filmée par Bahman Ghobadi, purement et simplement tirée de la réalité iranienne d’aujourd’hui.
La musique, qu’elle soit rock, hip-hop, heavy metal ou rap est interdite par le régime d’Ahmadinejad. La police en barbe a l’oeil sur tout et tous, le voisinage lui prête ses oreilles pour parfaire la surveillance généralisée. Les artistes non autorisés par la censure nationale sont contraints de jouer terrés dans des caves, à l’extérieur de la ville dans des étables, dans des abris de fond de cour, fenêtres calfeutrées par des couvertures. Comment organiser un concert dans ces conditions ? Projet impossible.

Negar et Ashkan, dont le CD circule sous le manteau depuis trois ans, déjà incarcérés, décident sitôt sortis de prison de quitter le pays avec un groupe, pour pouvoir enfin jouer en live. Il faut trouver des musiciens prêts à les suivre ; il faut surtout trouver des faux passeports. Et puis, avant de partir, Negar voudrait faire un petit concert, pour que la famille, les amis, puissent la voir chanter. Au moins une fois.

Ce documentaire-fiction serait totalement déchirant si le film n’était ce qu’il est : pris sur le vif caméra à l’épaule (il a été tourné clandestinement en 17 jours – et nuits) et débordant de naturel, de couleurs et de musiques. Un peu clip, un peu artisanal.
On découvre la variété et l’abondance des groupes et des musiciens qui déjouent la traque du régime, à Téhéran mais aussi dans toutes les grandes villes du pays. On découvre une capitale iranienne underground, où les jeunes, et parfois les moins jeunes se serrent les coudes, blaguent sans cesse, dorlotent chats et chiens interdis de sortie par la loi islamique. Où l’on voit hélas que depuis les années 1980 montrées par Marjane Satrapi dans Persepolis, la situation n’a guère évolué. On voit surtout ce que liberté veut dire quand elle n’existe pas ; et comment une génération assoiffée essaie de l’inventer, patiente, obstinée, mais pleine de l’audace que lui inspire un irrésistible désir d’être et de vivre.

Les chats persans
Une fiction documentaire de Bahman Ghobadi
Avec Negar Shaghaghi, Ashkan Koshanejad, Hamed Behdad
Durée 1 h 41

Lire l’interview de Bahman Ghobadi sur rue89.com

Photo © Memento Films Distribution

Facebooktwitter

James Thierrée. Raoul

Théâtre de la Ville, Raoul, James ThierréeJames Thierrée a impressionné et conquis le public français avec ses précédents spectacles, montrés depuis dix ans dans le monde entier et depuis 2003 chaque année à Paris et en province : "La Symphonie du Hanneton",  »La Veillée des Abysses » et  »Au revoir Parapluie ».

Trois spectacles où on le voyait avec sa troupe, la Compagnie du Hanneton (surnom que ses parents Jean-Baptiste et Victoria Thierrée lui ont donné quand il était petit) et inspirés du monde du cirque (de ce point de vue aussi, ses parents ne sont pas loin, qui donnent à nouveau à Paris leur Cirque Invisible).

Avec Raoul, joué à guichets fermés jusqu’au 5 janvier au Théâtre de la Ville (mais la tournée continue), James Thierrée, trente-cinq ans, apparaît seul en scène, interprétant un homme reclus dans sa hutte faite de mâts métalliques. Toutes sortes d’aventures lui arrivent, à commencer par l’arrivée d’un enquiquineur qui lui ressemble étrangement : lui-même…

Bien que James Thierrée soit seul ou presque, le spectacle ne tire pas vers la performance d’un one-man show, ce qu’il pourrait pourtant faire avec facilité – et succès. Au contraire on retrouve dans Raoul tout ce qu’on a aimé dans ses précédentes créations : le sens burlesque incroyable du comédien-clown (il faut arrêter de dire qu’on croirait voir son grand-père Charlie Chaplin, mais c’est tellement vrai !), ses talents d’acrobate et, nouvelle corde à son arc, de danseur.
Sont toujours présents aussi les décors faits de grands voiles blancs, de mâts, d’objets anciens, vaisselle métallique, velours usé, tapis, lustre ; la musique (ici souvent romantique) qui soudain emporte tout ; et surtout le bestiaire fantastique de Victoria Chaplin, monstre marin affectueux, insectes étranges et fascinants, éléphante blanche comme la ouate. On est toujours, avec ces inventions, dans l’ambiguïté de bestioles effrayantes et belles à la fois. James Thierrée danse avec elles dans des ondulations très tendres. Avec ses deux mains, il évoque avec une grâce inouïe la danse d’un couple. Puis il se lance, s’envole, tourne, revient, regarde les spectateurs, les éclaire, les effleure, pour les emporter une fois encore, et toujours sans un mot, dans un souffle poétique qui est le génie des spectacles de James Thierrée.

Raoul
Mise en scène, décor et interprétation : James Thierrée
Costumes, bestiaire : Victoria Thierrée
Son : Thomas Delot
Lumières : Jérôme Sabre
Théâtre de la Ville
2 place du Châtelet Paris 4°
Jusqu’au 5 janvier 2010
Durée 1 h 20

Suite de la tournée : Chalon-sur-Saône du 18 au 20 mai 2010, Nice du 3 au 9 juin 2010

Photo © Richard Houghton

Facebooktwitter

Netherland. Joseph O’Neill

Netherland, Joseph O'Neill, l'OlivierDrôle de roman que ce Netherland, livre hautement recommandé par Barack Obama soi-même à ce qu’on dit. Histoire ténue, "à l’Américaine", écrite par un Irlandais de New-York, par laquelle un homme ordinaire à point raconte un bout de sa vie, faite de rencontres, d’amours et d’amours brisées, d’amitié, de passion et de questions.
Il y a des qui suis-je ?, pourquoi ici ? et pour quoi faire ? dans ce livre admirablement écrit, où Joseph O’Neill décrit ce presque rien qu’est l’existence, un souffle d’émotions, de sentiments et de mots que l’on pose sur nos vies.
Qui est vraiment Hans, le narrateur ? Analyste financier néerlandais installé à New-York, d’où, après le 11 septembre, sa femme le quitte pour rejoindre Londres avec son fils, Hans soudain malheureux se pose la question pour première fois. Les souvenirs d’enfance dans son plat pays, les raisons de sa venue aux Etats-Unis, il les évoque au fil d’une amitié nouée avec un homme un peu trouble mais profondément séduisant, Chuck Ramkissoon, un immigré de Trinidad, comme lui animé d’une singulière passion : le cricket. Sport peu connu, sport d’immigrés, sport savant et classe pratiqué de blanc vêtu en une sorte de ballet, dont l’écrivain nous dit tout mais dont on ne comprend goutte, ce qui est de peu de poids. L’importance est certainement bien davantage dans le pourquoi. Au détour de cette communauté hétéroclite et souvent pauvre s’adonnant à ce sport en marge du modèle dominant, O’Neill trace les contours des Etats-Unis d’Amérique, de l’identité d’une nation. Identité nationale plus que jamais mouvante, indéterminable, inventée chaque jour. Mais aussi identité d’un homme qui à travers ce hobby empoigne enfin quelque chose, se définit par rapport au groupe et à l’Autre, pour ensuite empoigner l’essentiel de sa vie.
Bien beau pays que ce Netherland, que l’on traverse en acceptant de se laisser dériver doucement, porté par l’écriture ciselée de Joseph O’Neill, pleine de lucidité, de délicatesse et de se sensibilité.

"Netherland"
Joseph O’Neill
Traduit de l’américain par Anne Wicke
L’Olivier, 304 p., 22 euros

Joseph O’Neill, né en 1964 à Cork en Irlande vit depuis plus de dix ans à New York. Netherland est son toisième roman (le premier publié en France). Très bien accueilli à sa sortie aux Etats-Unis en 2008, il a reçu le Pen/Faulkner Award.

Facebooktwitter

Le père de mes enfants. Mia Hansen-Love

Le père de mes enfants, Mia Hansen-LoveProducteur indépendant à Paris, Grégoire Canvel choisit des films exigeants, le plus souvent refusés par les autres producteurs. Seule la qualité des projets l’intéresse, jeune scénariste inconnu ou réalisateur suédois insupportable.
On le suit dans son métier – et c’est passionnant – toujours entre deux coups de fil, deux cafés, deux cigarettes ou deux excès de vitesse. Mais toujours stoïque et sûr de ses choix. Quand arrive la fin de semaine, il rejoint ses quatre femmes – son épouse et leurs trois filles – à la campagne, où rayonne le bonheur familial. C’est à la fois doux, sur la corde et lumineux. Mais peu à peu, un autre aspect de la réalité fait surface, versant cruel de la production indépendante : le gouffre financier dans lequel Grégoire s’est progressivement enfoncé au fil des années. Il ne voit pas de solution et se résout au pire.
On passe alors dans la seconde partie du film, concentrée sur l’entourage de Grégoire, sa femme en premier lieu, mais aussi l’un de ses amis, lui aussi producteur, et enfin ses filles, les deux petites et Clémence, l’aînée, adolescente silencieuse. La douleur de la perte est traitée avec sobriété, la caméra de Mia Hansen-Love caresse ses personnages, les montrant tour à tour déterminés dans l’action, celle de poursuivre l’entreprise de Grégoire, et bouleversés par ce drame. Avec beaucoup de subtilité et de délicatesse, loin d’aborder ce sujet en tire-larmes, la réalisatrice fait l’impasse sur la classique scène d’enterrement pour explorer la vie de ses personnages dans cet après, ce flottement, ce temps du deuil mais aussi des questions. Secondaire au début du film, Sylvia l’épouse prend une épaisseur et un relief inattendus. Clémence, la fille aînée, interprétée par Alice de Lencquesaing (la propre fille de Louis-Do de Lencquesaing, qui joue Grégoire) étonnante de maturité et de profondeur, devient le personnage le plus intéressant. Son nom est à retenir, comme celui des autres comédiens, tous très "naturels" (les deux petites, quelles merveilles !), à l’image de ce film plein de sensibilité et de douceur, auquel on croit de bout en bout, inspiré d’une histoire réelle, celle d’Humbert Balsan, producteur qui s’est donné la mort en 2005.

Le père de mes enfants
Un film de Mia Hansen-Love
Avec Chiara Caselli, Louis-Do de Lencquesaing, Alice de Lencquesaing
Durée 1 h 50

Facebooktwitter

Vincere. Marco Bellocchio

Bellocchio, Vincere

Fresque de l’histoire politique italienne des années 1910 aux années 1930, Vincere montre l’ascension de Benito Mussolini, jeune homme socialiste et pacifiste de la région de Trente, bien vite devenu belliciste et fasciste. Galvanisant les foules, son charisme mais aussi sa volonté et son opportunisme le mèneront au faîte du pouvoir. Dans l’ombre de cette victoire éclatante, drame pour l’Italie et pour l’Europe, se déroule durant ces mêmes décennies une autre tragédie : celle d’Ida Dalser, jeune femme aussi belle qu’intelligente, folle amoureuse du futur maître de Rome et qui pour lui sacrifia tout, sa fortune, sa vie, son fils.

Si au départ Mussolini est lui aussi des plus passionnés (avec une attraction charnelle très forte), dès le déclenchement de la guerre de 1914, alors qu’Ida est enceinte, il la raye de sa vie et ne veut plus en entendre parler. En 1915, le petit Benito Albino naît, mais Mussolini avait déjà une fille et c’est avec la mère de celle-ci qu’il mènera sa vie conjugale et aura d’autres enfants.
Ida est encore très jeune quand le Duce l’abandonne, mais jamais elle ne détournera les yeux vers un autre homme ; elle aime aveuglément son héros et estime avoir seule sa place auprès de lui. Elle se battra, écrira à toutes les autorités du pays, agira de façon inconsidérée ; elle n’essuiera que brimades, humiliations, jusqu’à l’enfermement psychiatriques, d’elle-même d’abord puis de son fils. Tous deux y mourront, dans la souffrance et l’oubli.

Autant l’histoire est affreuse, autant Marco Bellocchio la filme de façon brillantissime. Comme si rien n’était trop beau, ni de trop, il a toutes les audaces. Il y a de l’opéra, du théâtre, et une musique incroyable (signée Carlo Crivelli) ; des trouvailles à chaque plan, une modulation du rythme, un souffle qui tient jusqu’au bout. Bellocchio convoque la peinture (terrifiante inauguration par le Duce de l’exposition Futuriste en 1917) et surtout le cinéma, au service de la grande Histoire (avec les images d’archives du triomphe du fascisme), mais aussi de l’histoire d’Ida (scène poignante où elle découvre le Kid de Charlie Chaplin au début des années 1920).
Du destin sordide d’Ida Dalser, il fait une tragédie magnifique, la montrant en héroïne sans cesse inspirée et refusant toujours la pitié. Remarquablement dirigée et douée, Giovanna Mezzogiorno tient son rôle au cordeau de bout en bout. Le cinéaste met en scène l’ascension du dictateur en faisant jouer Filippo Tim d’abord, puis par la seule puissance d’images d’archives savamment montées, et enfin (sacrée idée), par le truchement du fils Benito Albino imitant son père (joué par le même Filippo Tim). En parallèle, il dénonce avec non moins d’efficacité et d’inventions l’horreur des institutions psychiatriques de l’époque et la doucereuse complicité de l’Eglise. Mais il sait aussi créer des moments d’une poésie folle, comme cette scène inoubliable où, accrochée aux hautes grilles de l’hôpital, Ida regarde la neige tomber comme sont tombées ses lettres jetées au ciel avec toute la foi et la rage de son amour.

Vincere
Un drame de Marco Bellocchio
Avec Giovanna Mezzogiorno, Filippo Timi, Fausto Russo Alesi
Durée 1 h 58

Facebooktwitter

La route. John Hillcoat

film la route de John HillcoatOn était curieux de découvrir l’adaptation cinématographique du livre sobre et fort de Cormac McCarthy, La route, Prix Pulitzer 2007 et très grand succès de librairie des deux côtés de l’Atlantique (lire le billet du 8 avril 2008).

Sensation rare, dès les premières images, les paysages post-apocalyptiques d’arbres calcinés et de cendres correspondent exactement à ceux que l’on imagine en lisant le roman. Même immensité, même désolation, couleurs grisâtres, bruns sales, humidité collante et ciel sans cesse en menaces. On ignore ce qui s’est passé exactement, et surtout pourquoi, mais ce furent des "crêtes en feu, suivies d’éclairs foudroyants", puis le noir, le froid, la disparition de la faune et de la flore, la faim.
Les hommes eux-mêmes se sont presque éteints, ceux qui restent, à l’instar de ce père (joué par Viggo Mortensen, impeccable) et de son fils de dix ans, lancés comme ils peuvent sur la route du Sud, poussant un charriot, épuisés, cherchent minute après minute à se protéger du froid, à se nourrir, et même à échapper aux autres survivants. Nombre d’entre eux sont devenus cannibales, organisant des battues à l’homme et des garde-mangers humains.
On n’en finit pas de frissonner, de se glacer devant cette humanité gagnée par l’horreur, suivant le rythme à la fois lent et tendu de John Hillcoat, celui-là même de l’écriture de McCarthy. Si au passage à l’écran le récit perd un peu de sa force émotionnelle, en particulier dans la scène finale, ici beaucoup moins bouleversante, il n’en demeure pas moins que la réalisation de John Hillcoat, grâce au jeu de ses interprètes, grâce à une puissance impressionnante dans la reconstitution des scènes de traque et de combat, restitue la substantifique moëlle d’une histoire qui nous plonge dans des questions anciennes, essentielles de l’humanité. Et les dialogues entre le père et le fils, très épurés mais beaux et touchants, fournissent une partie des réponses.

La route
Un film de John Hillcoat
Avec Viggo Mortensen, Kodi Smit-McPhee, Guy Pearce
Durée : 1 h 59

Facebooktwitter

Une maison de poupée. Théâtre de la Colline

Ibsen, Une maison de Poupée, La Colline

Depuis huit ans, Nora vit avec son époux Helmer un amour douillet et partagé.
A la veille de Noël, la nomination d’Helmer à la direction d’une banque lui offre des perspectives d’aisance matérielle qui ne font qu’accroître son bonheur. Telle une enfant, elle prépare les fêtes en chantonnant, croque un macaron et obtient en câlinant une obole supplémentaire de son mari. Apparaît alors Mme Linde, une amie d’enfance qui jusqu’à présent a eu moins de chance que Nora. Dans un moment de confidence, Nora raconte à Mme Linde qu’au débute de son mariage, elle a dû emprunter beaucoup d’argent pour sauver la vie de son mari. On apprend au fil de la pièce qu’elle a commis un faux pour obtenir ce prêt.

"Est-ce inconsidéré de sauver la vie de son mari ?" demande-t-elle. Le romanesque de Nora vole en éclats en se heurtant à la réalité : celle de la loi qui condamne sans appel le faux en écriture. Une loi totalement étrangère au monde dans lequel Nora s’est construite, mais parfaitement intégrée par son époux, qui craint plus que tout une atteinte à son honneur. Deux systèmes se fracassent alors, celui de l’épouse qui croit en l’amour capable de tout couvrir, en l’héroïsme sans limite de son homme, bref qui vit dans le rêve, et celui d’Helmer, calqué sur la société, avec ses règles, ses compromis, ses comptes à rendre, son prosaïsme.
Face au bouleversement total de ce qui a fondé sa vie de jeune fille puis de jeune femme, Nora tirera une conclusion radicale, celle de la nécessité absolue de tout réexaminer seule, de commencer enfin à exister par elle-même.

Ibsen a écrit cette pièce magnifique en 1879 alors qu’il avait pris ses distances avec la Norvège depuis une quinzaine d’années. La dénonciation de la condition de la femme dans la société traditionnelle du XIXème – même si le texte ne peut se réduire à cet aspect – est d’une force incroyable et continue, au XXIème siècle, à propager longuement ses ondes.
Stéphane Braunschweig a pris le parti d’une mise en scène contemporaine, dans un respect scrupuleux du texte. On s’habitue très vite à entendre résonner la belle langue d’Ibsen dans un blanc appartement d’aujourd’hui, dite par des comédiens en jeans et costumes actuels. Cela est même frais, lumineux et pimpant, tout à fait agréable.
Chloé Réjon fait une Nora excellente, très à l’aise dans tous les registres de son rôle, des plus gaies et légères au début jusqu’à la profondeur et la gravité finales, en passant par les moments de danse folle et d’oubli de soi. Le Docteur Rank, sans âge, incarne l’éternité de son rôle – celui de la mort – à la perfection. Quant à Eric Caruso dans celui d’Helmer, l’impression de relative fadeur des premières répliques s’estompe bien vite, pour convaincre tout à fait dans ce rôle d’homme si respectueux des modèles et de la tradition.
Le nouveau directeur du théâtre national de la Colline, successeur d’Alain Françon, nous offre avec cette Maison de poupée un très bon spectacle, parfaitement tenu, où la modernité n’est pas prétexte à artifice, mais au contraire valorise la beauté de ce texte indémodable.

Une maison de poupée
Une pièce de Henrik Ibsen
mise en scène et scénographie Stéphane Braunschweig
avec Bénédicte Cerutti, Éric Caruso, Philippe Girard, Annie Mercier,
Thierry Paret, Chloé Réjon
Théâtre de la Colline
15, rue Malte Brun – Paris XX°, M° Gambetta
Jusqu’au 16 janvier 2010
Mardi à 19h30, jeudi à 20h30, samedi à 20h30 et dimanche à 19h

Stéphane Braunschweig met également en scène, du même auteur, Rosmersholm, présenté en alternance avec Une maison de poupée. Les samedis et dimanches, les deux spectacles d’Ibsen sont proposés en intégrale

Les textes des deux pièces sont publiés aux éditions Actes Sud-Papiers (2009, 16 €)

Image : © Benoite FANTON/WikiSpectacle

Facebooktwitter

Soulages. Centre Pompidou

Exposition Soulages à PompidouL’art de Pierre Soulages est presque une définition de l’art, quelque chose qui nous dépasse et qui nous fait connaître en même temps une expérience de présence au monde parmi les plus fortes, en nous rapprochant du réel, du tangible, de l’humain et de l’infiniment beau.
Son art réunit la sophistication la plus extrême, la simplicité la plus désarmante, la matérialité la plus palpable et les jeux d’optique les plus troublants. Il utilise le noir le plus prégnant pour mieux convoquer la lumière. Il impose une énergique volonté en privilégiant des dimensions monumentales et en choisissant lui-même la façon d’installer ses œuvres. Mais il donne tout le loisir au spectateur d’y tourner autour pour les voir sous de multiples perspectives, de laisser son imagination vagabonder au delà des motifs, des lignes, de l’obsessionnelle non-figuration. Peintre de l’abstraction totale, il est tout autant celui de la matière, goudron sur verre, brou de noix, papier, peinture épaisse, toile.

La rétrospective que le Centre Georges Pompidou consacre à ce jeune nonagénaire, très réussie dans ses choix et dans sa scénographie, permet d’embrasser en mêmes temps et lieu l’ensemble du parcours du peintre Ruthénois. L’on y voit que tout se tient, qu’une étape de son travail en annonce une autre, que les "ruptures", même la révolution de l‘outrenoir n’en sont pas, mais la conséquence logique d’un cheminement cohérent. Telles apparaissent ainsi ses recherches sur la lumière, tantôt en choisissant le verre pour support, tantôt à travers le blanc de la toile strié de noir où la lumière semble passer comme par les interstices d’un volet, ou encore celle qui court sur les effets de peinture, où l’alternance des mats et des brillants créent autant d’effets différents.
Rétrospectivement, on comprend mieux pourquoi il a réalisé les vitraux en verre translucide blanc (une idée de génie) de la splendide abbatiale romane de Sainte-Foy de Conques dans l’Aveyron.

D’ailleurs, au sujet de ses fameux noirs et outrenoirs, ne dit-il pas : "Les gens croient que c’est du noir parce qu’ils ont du noir dans leur tête, en réalité, il s’agit de reflets sur les états de surface de la couleur noire."
Car il est très agréable aussi, au fil de l’exposition, de lire les belles phrases de Pierre Soulages, comme : "La réalité d’une œuvre, c’est le triple rapport qui s’établit entre la chose qu’elle est, le peintre qui l’a produite et celui qui la regarde"
Ou encore : "Ce qui importe au premier chef, c’est la réalité de la toile peinte : la couleur, la forme, la matière, d’où naissent la lumière et l’espace, et le rêve qu’elle porte". On ne saurait mieux dire.

Soulages
Centre Georges Pompidou – Paris IV°
M° Rambuteau
Jusqu’au 8 mars 2010
TLJ sf le mardi, de 11 h à 21 h
Entrée 12 € (TR 9 €)

Image : Soulages © Centre Pompidou

Facebooktwitter

Juste la fin du monde à la Comédie Française

Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce au Français
Jean-Luc Lagarce a écrit Juste la fin du monde en 1990 alors qu’il se savait atteint du sida, auquel il allait succomber quelques années plus tard, à l’âge de 38 ans. Ce n’est qu’après sa disparition que la pièce a attiré metteurs en scène et public, au point d’entrer en 2008 au répertoire de la Comédie-Française, où elle est reprise cette saison.

Ecrite dans une langue simple et en même temps très fine, mêlant prosaïsme et rythme poétique, le texte ne raconte pas une histoire mais invente une situation et les dialogues qui en découlent : Louis, 34 ans, se sachant condamné, revient dans la maison familiale après des années d’absence pour annoncer sa mort prochaine. Tant de rancœurs l’accueillent à son arrivée qu’il repartira sans avoir réussi à dire la raison de son retour.

D’emblée, la mise en scène de Michel Raskine met en évidence l’inconfort de la position de Louis : alors qu’il est debout sur la scène, sa mère, sa sœur, son frère et sa belle-sœur sont assis sur une estrade. Scène de tribunal à la vérité, dont Louis demeure le seul accusé. Tour à tour, au fil de longs monologues aux accents de réquisitoires, chacun exprime sa souffrance, lui faisant reproche de son abandon.
Mais derrière cette absence, accusée sous un débordement de mots, c’est de silence dont il s’agit. Le silence de celui qui est parti sans livrer d’explication ; le même, qui, devenu écrivain, se contente d’envoyer de temps en temps quelques lignes laconiques et banales sur une carte postale, et qui, enfin revenu, continue de se taire, un léger sourire sur les lèvres, "replié sur ton infinie douleur intérieure dont je ne saurais pas même imaginer le début du début", comme lui reproche son frère cadet.
La famille s’accommode mal du silence ; l’extrême sensibilité des liens familiaux fait jaillir les mots comme ils viennent, mais dans une poignante recherche du mot juste.

Sur la complexité des rapports entre frères, entre sœur et frères et les douloureux positionnements dans le groupe familial, Jean-Luc Lagarce est d’une précision et d’une force extraordinaires. L’acuité – la cruauté, même – de son regard met en lumière les besoins d’amour, de reconnaissance, et en même temps de singularité et de liberté de chacun des membre de cette communauté.
Impressionnants, les comédiens du Français choisis pour la pièce ont fait leurs les personnages et la langue de Lagarce ; leur jeu est si subtil que l’on se demande parfois à quoi il tient. Ils évoluent à l’avant du rideau de scène, dans un espace imprécis, restituant merveilleusement l’universalité de cette pièce bouleversante.

Juste la fin du monde
Une pièce de Jean-Luc Lagarce
Mise en scène par Michel Raskine
Avec Catherine Ferran, Laurent Stocker, Elsa Lepoivre, Julie Sicard
et Pierre Louis-Calixte
Comédie-Française
Salle Richelieu, place Colette, Paris-1er, M°Palais-Royal
A 20 h 30 ou 14 heures, en alternance jusqu’au 3 janvier 2010
Durée 2 h 05 sans entracte
De 5 € à 37 €

Image : © Pacome POIRIER/Wikispectacle

Facebooktwitter

Louis Comfort Tiffany. Couleurs et lumières

Expo Tiffany au Luxembourg, vitrail magnoliasDes libellules, des plumes de paon, des pivoines, des iris, des fleurs de chèvrefeuille, des glycines, des jonquilles et des magnolias : ces splendeurs fragiles et éphémères, Tiffany les a rendues éternellement vivantes, chatoyantes et fraîches.
Un paradoxe magnifique puisqu’elles sont figées dans le verre et serties dans le plomb…

Tels sont le talent, l’inventivité et l’audace incroyables de Louis Comfort Tiffany (1848-1933) : faire entrer ces motifs délicats dans les maisons et les appartements, mais en y faisant pénétrer aussi la lumière.
Son médium : le verre, le verre, encore et toujours le verre.
Si ses aspirations sont celles de son temps, Orientalisme, Japonisme, Symbolisme, Art nouveau et Art déco, lui seul est en revanche l’inventeur de mille et une façons de travailler ce matériau, tant sur le plan de la technique que dans la façon de l’utiliser.

Dès le début de sa carrière de décorateur d’intérieur, ses innovations lui valent un grand succès auprès de la riche clientèle américaine, tels Henry O. Havemeyer de l‘American Sugar Refining Company, l’écrivain Mark Twain ou le président Chester Arthur. Il fait réaliser des paravents, des chenets, des écrans de cheminée, des panneaux muraux… qui ne ressemblent à aucun autre, incrustés de mosaïques de verre serties dans du fil métalliques aux volutes orientales. Il associe les lignes géométriques et les éclats irréguliers, la couleur et le noir, avec un style assuré qu’il ne cessera d’épanouir par la suite.

Déambuler librement comme dans une galerie dans l’exposition très agréablement mise en scène par Hubert Le Gall (le scénographe notamment de Mélancolie en 2005 au Grand Palais et de Lalique dans ce même musée du Luxembourg en 2007) permet d’admirer tous les aspects de l’oeuvre de Tiffany : les célèbres lampes, bien sûr, placées au centre, véritables bouquets à elles seules avec leurs motifs floraux ; sur les côtés, les vases aux formes organiques, que le verrier a interprété de multiples façons. Commercialisés sous le nom de Favrile (du latin fabriles, fait à la main), certains sont enrobés d’une couche de verre transparente et incrustés de fleurs "en flottaison", d’autres, les lava ont l’aspect de la matière en fusion, très inspirés des céramiques japonaises aux formes libres.

Exposition Tiffany au Musée du Luxembourg, encrierTiffany a également réalisé des bijoux et d’adorables objets décoratifs, comme cet encrier en verre et argent, ou des flacons à parfum en or, tourmaline et verre. Louis Comfort était bel et bien le fils du joailler new-yorkais Charles Lewis Tiffany : dans sa jeunesse, il avait baigné tant et plus dans le célèbre magasin dédié au luxe, où l’on trouvait aussi des vases en verre soufflé du français Emile Gallé, des porcelaines de Sèvres, des pièces en verre vénitien, ou encore anglais (superbe vase-camée signé Webb & Sons). Ces influences, ce raffinement, ce goût pour les milles couleurs et l’éclat se retrouvent tout naturellement dans les créations du fils. Mais lorsque Louis C. créé des bijoux, lui ne les incruste pas de diamants… mais de verre – le tour de cou aux scarabées bleus en est un bel exemple.

La grande découverte de cette exposition reste le travail sur vitraux de Tiffany : le maître-verrier les a fait installer dans les intérieurs de ses clients, mais a aussi reçu des commandes pour des édifices religieux. Les séries présentées au Luxembourg emportent l’enthousiasme. L’un de ses premiers vitraux, réalisé en 1880 pour son appartement new-yorkais témoigne de son talent artistique d’avant-garde : totalement abstrait, avec ses teintes originales et ses pièces de verre irrégulières, le vitrail se contemple comme un tableau. Occasion unique de les voir à Paris, les vitraux commandés pour l’église américaine de Montréal allient l’élancement et les motifs du gothique à la douceur des scènes bibliques. Les autres exemples présentés sont totalement renversants : ici une sirène aux écailles nacrées chevauche un hippocampe dans un océan aux verts et bleus enchanteurs, là une scène de cirque dessinée par Henri de Toulouse-Lautrec d’une modernité folle (encore plus belle vue à distance), plus loin des anémones et des étoiles de mer se devinent dans les couleurs outre-marines de denses compositions, quand La Nouvelle Jérusalem nous emporte dans un monde de dégradés de mauves, de bleus et de verts, où s’épanouissent plantes luxuriantes, iris et nymphéas…

Louis Comfort Tiffany. Couleurs et lumières
Musée du Luxembourg
19 rue de Vaugirard – Paris 6ème
Jusqu’au 17 janvier 2009
TLJ de 10 h 30 à 19 h, jusqu’à 22 h les lun. et ven.
Sam., dim. et jours fériés de 9 h 30 à 20 h
Entrée 11 € (TR 9 €)

Images : Louis C. Tiffany, Vitrail "Magniolas", c. 1900, verre, plomb, Saint Petersbourg, Musée de l’Ermitage © Photo Yuri Molodkovets
et Louis C. Tiffany, Encrier, c. 1900-1903, verre, argent, Newark, The Newark Museum, Don de Mr & Mrs Ethan D. Alyea, 1967 © Photo The Newark Museum

Facebooktwitter