Les rochers de Rothéneuf à Saint-Malo

Les rochers de Rothéneuf à Saint-MaloQuelques mètres plus bas, les vagues grimpent sur les rochers, faits d’un granit qui paraît bien solide.
L’œil revient sur le sol de même granit, et découvre de drôles de personnages, de drôles d’animaux, sculptés dans un assemblage quelque peu pagailleux.

Au-delà des figures qui apparaissent immédiatement (des têtes totalement dégagées), des scènes émergent en bas relief : un monstre, genre crocodile à tête humaine semble prendre sous sa protection un personnage au pantalon bouffant, à moins qu’il ne s’en empare ; dans une sorte de cartouche, un homme barbu semble botter les fesses d’une femme à longue robe.

On dit qu’on peut compter quelques 300 figures au total, sur 500 mètres carrés.
La roche est parfois usée par les embruns, mais on imagine aisément avec quels détails l’artiste a réalisé son travail : les barbes, les coiffures, les vêtements sont différenciés même s’ils dénotent une même époque.
Est représentée en effet l’épopée d’une famille de corsaires (parfois aussi pirates) du XVIème siècle, les Rothéneuf, rivaux des Malouins tout proches.
Mais les sculptures ne datent pas de ce temps.
C’est un homme en robe noire, travaillant seulement au burin et au marteau, durant 20 ans environ, qui est l’auteur de cet ensemble qui rentre, si on veut catégoriser à tout prix, dans le registre de l’art brut.
L’abbé Fouré, dans les années 1890, à la cinquantaine, est victime d’une attaque cérébrale qui le rend progressivement sourd et sans parole. Marteau et burin dans les mains, il se met à sculpter tous les jours au-dessus des flots.
Mais il paraît aussi qu’il peint ses rochers : comme pour les pierres romanes, on a du mal à imaginer la polychromie de couleurs vives qui devaient faire ressortir de façon extraordinaire les scènes sculptées.

Quelle condensation de l’Histoire dans cet espace au flanc de l’Océan !
Histoire des pirates dont la sauvagerie s’allie bien à l’austérité granitique, histoire de l’abbé, qui veut continuer à témoigner sur les travers de l’humanité, notre histoire, celle de lecteurs d’une œuvre dont l’étrangeté demeure et nous arrête au dessus des vagues.

Chemin des Rochers Sculptés, Saint-Malo
Entrée 2,50 euros, gratuit pour les moins de 8 ans
Novembre à mars : 10 h à 12 h et 14 h à 17 h
Avril à juin / septembre et octobre : 9 h à 12 h 30 et 14 h à 19 h
Juillet et août : 9 h à 20 h

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La famille Savage. Tamara Jenkins

La famille Savage de Tamara JenkinsLes grands enfants doivent-ils s’occuper de leur vieux père, alors que celui-ci les a abandonnés très tôt sans jamais leur donner le moindre amour ?
Wendy et Jon, la quarantaine, ne se posent pas cette question. Ils courent au chevet de leur emmerdeur de père devenu dément et cherchent illico l’endroit où il finira ses jours. Wendy aimerait une résidence de retraite belle et verdoyante, Jon, pragmatique, opte pour la proximité. Car ils vont le visiter, leur paternel, tous les jours ; et aussi essayer d’égayer cette chambre qui fait culpabiliser Wendy. Bref, ils s’en occupent.

Le sujet ne fait pas rêver ; il dérange même, fondamentalement désagréable. Il n’empêche que le résultat est très réussi. Jamais le film ne tombe dans le sinistre, encore moins dans le pathos.
Les trois personnages, qui sont davantage des individus égarés que partie de ce doux idéal qu’est une famille unie, sont extrêmement bien dessinés. La gravité de leurs états d’âme passe par des regards, des phrases banales, des rudoiements.
Laura Linney et Philip Seymour Hoffman interprètent à la perfection cette soeur et ce frère qui font ce qu’ils peuvent vis-à-vis de ce père comme ils font ce qu’ils peuvent de leur vie. Lui, prof de "théâtre contestataire" à la fac essaie de finir son livre sur Brecht. Elle, vit de petits boulots en attendant de voir l’une de ses pièces montée. Et côté affectif, le bât blesse ; ni l’un ni l’autre n’a fondé de famille.
Mais à l’occasion de l’accompagnement du père vers sa fin, puis dans le deuil de cette lourde figure, leur relation, d’une très belle demi-teinte, va évoluer, tout comme leur vie respective.
Mâtiné d’un humour très new-yorkais, donc irrésistible, La famille Savage touche avec délicatesse et surtout sonne très juste.

La famille Savage
Un film américain de Tamara Jenkins
Avec Laura Linney, Philip Seymour Hoffman, Philip Bosco
Durée 1 h 53
La famille Savage a fait l’objet de trois nominations aux Oscars : Laura Linney pour la meilleure actrice, Philip Seymour Hoffman pour le meilleur second rôle et Tamara Jenkins pour le meilleur scénario original.

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Vlaminck, Un instinct fauve

Vlaminck, La fille du rat mortLes Fauves firent leur entrée en scène en 1905 au salon d’Automne, lorsqu’un visiteur passant devant un buste d’enfant qui évoquait une oeuvre du Quattrocento italien s’exclama : "Tiens, Donatello dans la cage aux fauves !".

Aux côtés de Matisse et de Derain, y est exposé le plus puissant de ces fauves : Maurice de Vlaminck (1876-1958).

Autodidacte, anti-académique, anarchiste, c’est avec son ami Derain que ce fils de musiciens – lui-même violoniste… et coureur cycliste – a commencé à peindre quelques années auparavant, à Chatou.
Matisse était alors allé leur rendre visite, et après avoir longuement contemplé leur travail, s’était représenté le lendemain : "Je n’ai pas pu fermer l’oeil de la nuit, j’ai voulu revoir tout cela".
Et Dieu sait si la peinture de Vlaminck donne à voir. "Tout cela" est à admirer au Musée du Luxembourg jusqu’au 20 juillet 2008.

De Vlaminck, les toiles les plus connues sont ses paysages des bords de Seine, qu’il a peints et repeints comme Cézanne s’obstinait devant la Sainte-Victoire.
La comparaison n’est pas fortuite car Cézanne fut, après Van Gogh (dont l’inspiration dans certains paysages est bien visible) le deuxième choc de l’artiste, lui qui pourtant revendiquait ne connaître "ni dieu ni maître ».
En 1907, lors de la première exposition consacrée à Cézanne, ses recherches sur le modelé et les formes ont influencé Vlaminck comme tant d’autres. Avec le superbe et étonnant ensemble de trois natures mortes (1909-1910), le grand fauve délaisse son obsession de la couleur pure et se met à composer avec les objets de façon arbitraire et spectaculaire, bousculant la perspective, assourdissant les tons, précisant ses formes. Le compotier en particulier, avec ses coupes et sa carafe dont l’étain étincelle au milieu de tons rouge brun profond, ses fruits démesurés aux teintes lumineuses, a quelque chose de fascinant.

Autres surprises de l’exposition et autant de coups de foudre : les portraits, sujet traité à ses débuts dans les années 1900, que l’artiste a par la suite cessé d’exploiter. Quel dommage ! Avec sa manière d’étaler la couleur à même la toile, de cerner les contours et les yeux de larges traits noir, il conférait à ses personnages une intensité et une vivacité exceptionnelles.
A la façon de Toulouse-Lautrec, il se plaisait à peindre les milieux populaires, comme Sur le zinc (1900), femme maquillée à l’outrance, clope au bec, impressionnant verre de rouge posé devant elle, qui renvoie au rouge de la fleur accrochée à son énorme poitrine serrée dans son corsage blanc. Ou encore cette Fille du rat mort (1905) : à demi-dévêtue comme une prostituée, immense chapeau de cocotte et regard noir de biais dont on ne sait trop que penser, sur un séduisant fond presque art déco… Quelle présence, quelle puissance, quel culot, a-t-on envie de dire !

Et puis il y a aussi bien sûr les fameux paysages ; et encore, on l’a peut-être oublié, la collection de statuettes africaines de Vlaminck (qui vaut vraiment le coup d’oeil), lui qui, n’en déplaise à Picasso, fut l’inventeur, le premier collectionneur de ces arts primitifs qui inspirèrent tant, entre autre, le grand maître du XXème siècle…

Vlaminck, Un instinct fauve
Musée du Luxembourg
19, rue de Vaugirard – Paris 6ème
M° St-Sulpice, Odéon – RER Luxembourg
Jusqu’au 20 juillet 2008
TLJ lun. et ven. de 10 h 30 à 22 h
Mar., mer., jeu. et sam. de 10 h 30 à 19 h, dès 9 h le dimanche
Lundi 24 mars, 12 mai et 14 juillet de 9 h à 19 h
Et du jeudi 1er au lundi 12 mai, ouverture dès 9 h
Entrée : 11 € (TR 9 € et 6 €)

Image : La Fille du Rat Mort, 1905, Kunststiftung Merzbacher © Droits réservés © ADAGP, Paris, 2007

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Récits de juin. Pippo Delbono

Pippo Delbono, Récits de juin, Actes SudAvec son dernier spectacle sur le thème de la mort Questo buio feroce (Cette obscurité féroce), donné au théâtre du Rond-Point en début d’année et actuellement en tournée, Pippo Delbono bouscule et émerveille.

Le dramaturge italien prolonge ce souffle intime dans un très beau livre autobiographique Récits de juin.
Il y raconte son enfance dans un milieu ultra-catholique – il reçut le diplôme de l’enfant de choeur le plus assidû, avec pas moins de 680 messes en un an ! -, son premier amour, son homosexualité, la maladie, le deuil dans la solitude absolue, la découverte du théâtre enfin. Très jeune, et déjà une façon de trouver la liberté : "Je crois que c’est grâce à ces années de contrainte que j’ai commencé à rechercher un chemin de liberté" dit-il. Evoquant son spectacle sur le pouvoir, Urlo, il cite Henri IV de Pirandello, on ne peut plus explicite : "Et ce prêtre me dit un jour : nous avons besoin de prêtres méchants, de parents méchants, pour pouvoir ainsi nous révolter et devenir libre."
Mais prendre le théâtre à bras-le-corps fut aussi pour Pippo Delbono une façon de "redevenir vivant", dans les moments où il s’est senti perdre pied. Faire entrer dans sa troupe les drôles de comédiens que l’on voit sur scène fut pour lui un besoin : Gianlucca, le trisomique, Nelson, le clochard. Et à propos de Bobo, le sourd-muet microcéphale : "Je redécouvrais le monde avec lui".

Pippo Delbono se livre sans détour mais avec beaucoup de pudeur. Au fil des pages, les extraits de ses pièces et les nombreuses photos font écho au récit. L’ensemble vibre de ce formidable tangage qui fait le sort et le ressort de l’artiste : ce balancement permanent entre vie et théâtre ; comment les doutes, les peurs, les désespoirs ont nourri son oeuvre, et comment ses créations l’ont aidé à avancer, à se découvrir, à se retrouver.
Ciselés avec sobriété et délicatesse, ces Récits de juin ont ce souffle poétique et sensuel propre à Pippo Delbono :

A ta mort, tu danseras sur une colline à la fin du jour. Et pendant ton ultime danse, tu raconteras les batailles que tu as gagnées et celles que tu as perdues. Le vent sera doux et calme, et la colline tremblera. Et aussi longtemps que tu danseras et danseras et danseras, la mort ici assise t’attendra.

Récits de juin. Pippo Delbono
Traduction de Myriam Bloedé et Claudia Palazzolo
Actes Sud (2008), 144 p., 25 €

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La double vie de Vermeer. Luigi Guarnieri

Luigi GuarnieriVoici certainement l’histoire de faussaire la plus gonflée et la plus réussie du siècle dernier.

Dans la première partie du XXème siècle, Han van Meegeren (VM), peintre hollandais admirateur des grands maîtres du passé, pourfendeur des modernes de son temps, produit une peinture traditionnelle qui plaît au public mais n’éblouit pas la critique.
Petit à petit gagné par l’amertume à l’égard des milieux "autorisés" qui ont le tort selon lui de s’intéresser un peu trop à ces Magritte, Picasso et autre Dali, VM se répand en articles féroces contre les critiques et historiens d’art. C’est ainsi que d’un même mouvement, il signe son exclusion des milieux artistiques et commence à nourrir un incommensurable désir de vengeance.
Il décide alors de faire un faux, un faux idéal, qui trompera tout ce beau monde et fera de lui un artiste de génie.

Sa "victime", idéale elle aussi : la peinture de Vermeer, alors découverte depuis peu et déjà vouée aux gémonies. Par bonheur, l’on ignore pratiquement tout de la biographie de Vermeer et ses oeuvres authentifiées se comptent sur quelques poignées de main.
VM s’engouffre dans la brèche ouverte par un historien d’art, selon qui le peintre hollandais aurait eu une "période religieuse".
Utilisant les techniques, les matériaux et les pigments du XVIIème siècle, y compris le plus coûteux d’entre eux, le bleu lapis-lazuli, VM réalise un chef d’oeuvre Les Disciples d’Emmaus qui bluffe et les experts et l’Etat néerlandais.
Il faut préciser qu’il bénéficie du contexte de son époque – celle-là même qui le conduira plus tard à sa perte : pendant l’occupation des Pays-Bas par l’Allemagne, l’Etat se précipite pour acquérir ce miraculeux Vermeer, de crainte qu’il ne tombe entre les mains de l’occupant.
Tout aurait pu s’arrêter là. (Et l’on ne peut s’empêcher d’imaginer que dans d’autres circonstances, étant donné l’absence de soupçon sur cette oeuvre, ce faux n’aurait peut-être jamais été identifié comme tel et que l’on admirerait encore aujourd’hui ce Disciples d’Emmaus comme l’un des plus beaux Vermeer…)

Mais VM ne put s’arrêter là, bien que sa vengeance eût été accomplie : la facilité avec laquelle il avait aveuglé les experts avait donné raison au mépris dans lequel il les tenait.
En réalité, notre héros courait après la reconnaissance de son talent d’artiste et dès lors il se mit à multiplier les faux et les risques, négligeant de plus en plus de détails (poussé certainement par un désir profond de se dévoiler comme auteur de ces oeuvres) jusqu’à ce que l’un de ses acheteurs ne soit autre que le nazi Hermann Göring.
Cette "plaisanterie" finira donc à la Libération sur une accusation de collaboration avec l’ennemi (ce qui n’était visiblement pas son intention) et, pour y échapper, VM avouera ses forfaits et leurs mobiles.

Malgré son style plat, ce roman qui se lit comme un document est absolument passionnant. D’une part parce que, partagé entre dégoût et admiration, le lecteur ne peut s’empêcher de s’attacher à ce stupéfiant faussaire, après qui la valeur de l’art et ses appréciations se trouvent quelque peu relativisées. D’autre part parce que le sujet sur lequel il s’appuie, l’oeuvre de Vermeer et l’engouement qu’elle a entraîné au début du XXème siècle donnent à Luigi Guarnieri l’occasion d’aller faire un petit tour du côté de chez Swann, au cours d’une délicieuse digression sur le fameux petit pan de mur jaune que Proust via Bergotte admirait tant dans le tableau La vue de Delf, celui-ci, paraît-il, authentique Vermeer…

La double vie de Vermeer. Luigi Guarnieri
Traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli
Actes Sud (2006) 229 p., 19,80 €

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La Semaine du documentaire chilien à Paris

Patricio Guzman, Le cas PinochetLa Semaine du documentaire chilien s’est ouverte mardi 19 février avec Actores secundarios, un flash-back plein de vie et passionnant sur les révoltes lycéennes pendant la dictature (de Pachi Bustos et Jorge Leiva).
Elle se poursuit jusqu’au 26 février, au cinéma Le Latina, rue du Temple dans le 4ème arrondissement à Paris.

La sélection de cette deuxième édition a été confiée au réalisateur Patricio Guzmán, réunissant douze films sous le thème Documentaire, dictature, démocratie.

Ce soir à 19 h, temps fort de la manifestation avec la projection du Cas Pinochet, sur l’arrestation du dictateur chilien, en présence de son réalisateur Patricio Guzmán. Le Cas Pinochet sera également projeté demain vendredi 22 à 14 h.

Né en 1941 à Santiago du Chili, Patricio Guzmán est l’auteur de nombreux documentaires sur l’histoire du Chili, régulièrement récompensés.
Après le coup d’Etat, en 1973, il a quitté son pays pour Cuba puis l’Espagne, avant de s’installer à Paris. La Bataille du Chili (1973), trilogie de cinq heures sur la fin du gouvernement de Salvador Allende a remporté six grands prix en Europe et en Amérique latine. Salvador Allende (2004), a été sélectionné au festival de Cannes 2004 et a reçu le Prix Goya du meilleur documentaire.

La fille de Patricio Guzmán, Camila Guzmán Urzúa, de son côté, a réalisé le très beau Rideau de sucre (El telón de azúcar, 2007), documentaire très personnel sur Cuba, où elle a passé son enfance avec sa mère.

La Semaine du documentaire chilien à Paris se clôturera mardi prochain avec Cofralandes, rapsodia chilena de Raúl Ruiz (2002), puis Perspecplejia (contraction de trois mots signifiant personne, perspective et paraplégie en espagnol), documentaire sur les handicapés, dans lequel son réalisateur David Albala, lui-même paraplégique, découvre une façon d’accepter et de vaincre ses limites, le tout filmé avec, paraît-il sincérité, spontanéité et … une bonne dose d’humour.

Le documentaire chilien à Paris
Du 19 février au 26 février 2008
Le Latina
20 rue du Temple – Paris 4ème
M° Hôtel de Ville, Rambuteau
Entrée 8 €, TR 6,50 €, abonnement pour 5 entrées (valable toute l’année) 28 €

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Antigone. Henry Bauchau

Antigone, BauchauDepuis la mise en place de l’histoire et des personnages par Sophocle, on a connu beaucoup de versions d’Antigone. Elles ont été essentiellement été écrites pour le théâtre. Et voilà qu’un auteur, peu connu jusqu’alors malgré ses romans, ses recueils de poèmes, ses pièces de théâtre (et même sa biographie de Mao Zedong !), publie il y a dix ans un Antigone roman.

Certes, nous avons bien un roman, écrit à la première personne, qui déploie une partie des péripéties de la vie de la fille d’Œdipe, au moment où elle reprend le chemin vers Thèbes. Mais l’écriture, la magie de l’évocation en font un texte où la poésie nous emporte directement dans l’univers des mythes grecs. C’est à dire aux racines de notre culture.

Antigone met toute son ardeur à empêcher la guerre entre ses deux frères tant aimés, Polynice et Etéocle. Elle ne manque pas de moyens, qui constituent les références au merveilleux que l’on peut attendre du royaume des mythes : elle sait bander un arc comme nul autre ; elle sculpte admirablement le portrait de Jocaste, leur mère, pour tenter de dissuader ses frères de se battre. Mais surtout elle a le don d’émettre un cri qui bouleverse tellement ceux qui l’entendent qu’elle peut en obtenir beaucoup.

Henry Bauchau a principalement orienté sa thématique sur la question des genres masculin et féminin, et les portraits de femmes (car Ismène, la sœur, tient une grande place) sont superbes d’intelligence et de sentiment. Antigone est une révoltée, qui veut dépasser les attributs de la condition de la femme grecque pour amadouer la virilité exacerbée de ses frères :

« Quand il annonce que le corps de Polynice doit pourrir sans sépulture, je ne puis plus contenir mon cri. L’indignation, la colère s’échappent de mon corps et vont frapper de front le mufle de la ville avec l’énorme fardeau de douleur, de bêtise et d’iniquité qu’elle fait peser sur moi et sur toutes les femmes. Oui, moi Antigone, la mendiante du roi aveugle, je me découvre rebelle à ma patrie, définitivement rebelle à Thèbes, à sa loi virile, à ses guerres imbéciles et à son culte orgueilleux de la mort » (p. 289).

Un beau plaisir de lecture.

Antigone. Henry Bauchau
Actes Sud, 21 €, 368 p.
Egalement en poche, Babel, 8,50 €, 354 p.

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Capitaine Achab. Philippe Ramos

Capitaine Achab, Philippe RamosCe très beau film tient à la fois du roman et de l’exposition de tableaux.
D’une oeuvre romanesque, il a la puissance d’imagination, de la peinture il restitue le travail de composition, le jeu des lumières et la finesse des couleurs.
C’est l’enfance du héros de Moby Dick que le cinéaste a choisi d’inventer. Le roman de Melville ne sert que de point d’ancrage, autour duquel Philippe Ramos vient situer sa propre histoire.

Au rythme de cinq chapitres, d’une façon littéraire et délicate, cinq voix aux tonalités différentes évoquent Achab. Trois – son père, sa tante Rose puis le prêtre Mulligan – tracent le parcours et le portrait du petit Achab : caractère trempé, regard sombre et profond, visage obstiné, intériorité riche et volontaire. Deux autres racontent l’après Moby Dick, lorsque Achab, alors "le plus féroce et le plus sanguinaire" des capitaines de baleiniers, est devenu un mythe après avoir rencontré la grande baleine blanche.

Tout se tient dans cette superbe fresque : la figure du père, dur au coeur blessé, l’indépendance et le goût de la liberté de l’enfant "sauvage", le passion pour l’océan où l’on s’enfonce comme dans la forêt, la fidélité à ses amours et à ses rêves.

Philippe Ramos déroule lentement mais sûrement son oeuvre singulière et soignée, que l’on sent très assumée dans ses choix. Ses comédiens, essentiellement venus du théâtre (mais pas seulement, car l’on voit au passage un Philippe Katerine tout aussi parfait que ses partenaires), sont tous d’une présence et d’une justesse incroyables.
Les voix off confèrent à l’inspiration romanesque la force du conte et soulignent chez le cinéaste un art de l’ellipse parfaitement maîtrisé ; le décor, parfois très bucolique, enchante et rafraîchit…
L’on n’ira pas voir Capitaine Achab pour l’action, pour un face-à-face avec Moby Dick ; mais pour se laisser porter par son souffle, admirer ses scènes picturales, et s’émerveiller de la poésie qui l’habite de bout en bout.

Capitaine Achab de Philippe Ramos
Avec Denis Lavant, Jacques Bonnaffé, Bernard Blancan, Jean-François Stévenin, Virgil Leclaire, Philippe Katerine, Dominique Blanc, Carlo Brandt…
Durée 1 h 40
Distribution Sophie Dulac Distribution

Prix de la mise en scène et Prix Fipresci (presse internationale) au Festival de Locarno 2007

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Les mystères du rectangle. Siri Hustvedt

Les mystères du rectangle, Siri HustvedtLes mystères du rectangle, c’est d’abord le mystère de La Tempête, ce tableau peint par Giorgione en 1505 dont Siri Hustvedt est tombée amoureuse à l’âge de 19 ans lorsqu’une reproduction lui en a été montrée sur les bancs de l’université.
Ce fut son premier "moment de réelle transcendance" face à une oeuvre.
Ainsi a débuté sa quête pour tenter d’éclaircir les motifs de son émotion.
Dénué des références aisément identifiables de la peinture de l’époque, ce tableau a donné lieu à des analyses fort différentes qui ne l’ont guère aidée.
Siri Hustvedt est allée voir La Tempête plusieurs fois à l’Accademia de Venise, longuement, intensément. L’attention entièrement tournée vers la peinture, à l’écoute de ses sensations. Elle s’est aperçue (à l’occasion d’un tour que lui a joué sa mémoire, laquelle avait commencé par l’éliminer) que c’était par le personnage masculin qu’elle "entrait" dans le tableau, se mettant à la place de cet homme qui regarde la femme dénudée en train d’allaiter. (1)
La Tempête lui apparaît alors comme une « illustration du voyeurisme », attirant le spectateur « au-dedans d’une scène qui s’annonce comme un rêve ou une vision intérieure ».
Et demeurent, tenaces, non seulement le sentiment que ce tableau échappe à sa compréhension, mais aussi celui que, précisément, cette part d’ombre y est pour beaucoup dans son amour pour la toile de Giorgione.

Chemin faisant, Siri Hustvedt (Madame Paul Auster à la ville) se livre à une approche éminemment personnelle des oeuvres picturales. Elle n’est pas une professionnelle, mais simplement une passionnée de peinture. Elle se documente, lit les historiens et les critiques d’art, mais ce qui l’intéresse avant tout est le tableau, son mystère, qu’elle entend contempler, éventuellement comprendre, débarrassée de toute référence culturelle. Regarder par elle-même, d’un oeil neuf : « Je crois que les notions de "génie", de "chef d’oeuvre", de "plus grand", de "meilleur" s’interposent entre nous et ce que nous regardons. » Et enfin, être à l’écoute de ce qu’elle ressent, tenant comme Henry James que « En art, la sensation est sens ».

Cette approche la conduit à découvrir dans La dame collier de perles de Vermeer un détail en forme d’oeuf, lequel l’amène à penser que l’oeuvre évoque l’Annonciation ; à déceler des autoportraits non seulement dans Les Caprices de Goya mais également dans Le trois mai.
En partant de Jean-Baptiste-Siméon Chardin, elle projette sur les natures mortes de très beaux éclairages, mais également sur la peinture de Giorgio Morandi, de Joan Mitchell et de Gerhard Richter.

Giorgione, La TempêteServies par une prose claire et un langage simple, bien construites, joliment ramassées à chaque fin de chapitre, ces réflexions constituent une séduisante invitation à appréhender les oeuvres évoquées en adoptant le regard original de Siri Hustvedt.
Mais plus encore, l’audace, la subjectivité revendiquées par l’auteur ne peuvent qu’encourager à aborder la peinture et les oeuvres d’art en général de façon personnelle, en étant dénué ou pas de connaissances et de références, mais en écoutant toujours sa sensibilité, et assumant pleinement que « Nul ne se laisse à l’écart en regardant un tableau ».

Les mystères du rectangle. Siri Hustvedt
Essais sur la peinture traduits de l’américain par Christine Le Boeuf
Actes Sud (2006), 245 p.,

(1) A ce sujet, Siri Hustvedt souligne : « Dans de nombreux tableaux à thème érotique, il est généralement admis, de l’intérieur même du tableau, que le spectateur est un homme. Ce que l’on a moins évoqué, c’est la facilité avec laquelle une femme se glisse dans la peau d’un homme lorsqu’elle regarde un tel tableau. »

Image : La Tempête, Giorgione, 1505, Venise, Galleria dell’Accademia

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No country for old men. Joel et Ethan Coen

No country for old men, frères CoenDe Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme, effroyable roman de Cormac McCarthy revenu pour l’occasion à son titre original No country for old men, les frères Coen ont fait un film magistral.
Tirant de l’histoire sa substantifique moelle, leur film est aussi sec que les déserts du Texas où elle se déroule.

Trafic de drogue qui tourne mal, gros sous qui tombent dans les mains du premier chasseur d’antilopes qui passe par là – lequel, soudain, se verrait bien retraité à trente ans avec sa belle, … le règlement de comptes ne fait que commencer.

Mais les lignes se brouillent avec un grand cinglé, non pas de la gâchette comme le tout venant du narcotrafiquant, mais de la bonbonne à oxygène, qui tue net, en silence et sans bavure.
Sauf que si l’on peut tuer sans balle, perforer un crâne fait toujours couler du sang. Même dans le monde sans âme du glaçant Anton Chigurh. Alors dans ce pays qui n’est vraiment plus pour le vieil homme, l’on voit le sang couler en un flot calme et inéluctable, à l’image de la flaque d’hémoglobine que Chigurh évite en soulevant délicatement ses bottes après avoir réglé son compte à Carson Wells.

L’on assiste à ce carnage que rien ne semble pouvoir arrêter, endossant l’impuissance de Bell, le chérif de l’ancien temps.
Tommy Lee Jones l’interprète à merveille, sobre et émouvant, débarrassé de la couche de "gras existentiel" un peu collante dont l’avait tartiné Cormac McCarthy. L’épure des frères Coen est admirable, qui se contentent de souligner avec subtilité la perplexité et la douleur du vieux chérif face à l’absurdité d’une telle violence.

Quant au personnage d’Anton Chigurh, sous la coiffure, disons, juvénile, dont Javier Bardem se trouve affublé, il est encore plus effrayant que dans le roman. Les gestes lents mais implacables d’une machine à tuer, la conversation et l’esprit d’un humain, qui le rendraient presque raffiné, et, pire encore, un air parfois enfantin, il obéit à une logique qui nous échappe, qui est autre, qui n’est pas de ce vieux monde.
Même le jeu de mot de Sugar pour Chigurh, même l’humour noir des frères Coen ont du mal à nous faire déserrer la mâchoire…

No country for old men. Joel et Ethan Coen
Avec Tommy Lee Jones, Javier Bardem, Josh Brolin, Kelly MacDonald
Durée 2 h 03

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