Cantegril. Raymond Escholier

Il manque un nom sur la couverture du roman primé par « La Vie heureuse » (futur Fémina) 1921. C’est celui de Marie-Louise Escholier, car les époux ont en réalité écrit à deux mains la plupart des romans publiés sous le seul nom de Raymond Escholier, dont ce Cantegril. Paradoxe d’un jury féminin, mais il paraît que Marie-Louise n’a accepté d’apparaître publiquement que quelques années plus tard.

Auteur de très nombreux écrits sur l’art (il a été conservateur du musée Victor Hugo et directeur du Petit Palais à Paris) Raymond partageait sa vie entre la capitale et la petite ville de Mirepoix en Ariège, où vivait Marie-Louise.  C’est dans cette région que se situent les histoires cocasses de Philou Cantegril, aubergiste qui a appris, enfant, du père Bireben (saint homme dont « les vignes du Seigneur illustraient de leur pourpre insigne sa grosse face glabre de montagnard trapu ») ce qu’était vraiment la vie : la bonne chère, la joie, le rire. A titre personnel il a ajouté quelques aventures galantes.

Treize historiettes nous renvoient dans cet univers que l’on pourrait qualifier de gaulois si le florentin Boccace n’avait montré le chemin dès le 14ème siècle. Les Escholier y joignent la truculence du Midi, et son parler disparu depuis, car on n’entend plus dans le sud-ouest ces expressions occitanes : « Milo Dious », « maquarel », « hil de puto », et autres « biettazé » dont on taira l’étymologie. Un style très alerte aux métaphores qui sentent bon la campagne : « son rire jaillit et pétille comme la mousse d’une bouteille de blanquette, et ses dents apparaissent toutes à la fois, plus blanches que des amandes fraîchement pelées ».

On rira des aventures vécues dans le dernier voyage en diligence avant que le train n’impose son trajet qui ignorera le plaisir de s’arrêter à la moindre occasion pour boire un verre de vin en bonne compagnie,  ainsi que des bonnes blagues de Philou Cantegril  à ses amis. On sourira lorsque celui-ci, pourtant mécréant, emmène sa vieille mère à la procession de la Fête Dieu. Devant ses voisins étonnés il explique : « J’ai conduit ma sainte mère de reposoir en reposoir, et je disais : Mon Dieu, la voilà. Elle est bien bonne, bien vieille. Son fils vous l’amène, ne l’oubliez plus. Pour les années, il y a bien le compte. Tant de jeunes sont passés devant ». Témoignage d’une société où l’ordre des choses était une valeur à respecter !

Andreossi

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Le roman du malade. Louis de Robert.

Ce roman a plu à Maurice Barrès, à Colette…  et a conquis le jury Fémina de 1911. C’est qu’un accent de vérité sourd de ce texte largement autobiographique.  Louis de Robert, tuberculeux, a eu l’expérience des sanatoriums et sait en rendre compte. Le narrateur est, comme lui, écrivain. La maladie le conduit en Suisse où il voit mourir ses compagnons de malheur, puis dans son cher pays basque où, toujours soutenu par la présence de sa mère, il vit sa dernière aventure sentimentale.

Le récit des relations complexes avec Javotte, et des conséquences  sur son amitié avec Paul, ne constitue pas l’intérêt premier du roman. Ce que l’on retient c’est la manière d’évoquer ses sentiments de jeune homme menacé dans sa vie même : « A considérer combien ma vie est précaire, instable, provisoire, mes désirs prennent un caractère d’urgence qui m’émeut. Et pour apprécier mieux mes rares joies, je n’ai qu’à me dire que bientôt je ne verrai plus la féérie du jour, les roses du jardin, le lézard sur le mur, les saisons qui tout à tour viennent vêtir et dénuder la terre (…). Je n’ai qu’à me dire que je ne connaîtrai plus, que je ne sentirai plus ces choses qui me sont si précieuses, jusqu’à l’odeur du soleil dans la chambre, la douce intimité des premières lampes d’octobre, l’engourdissement qui monte du premier feu de bois ».

Quand il est encore capable de sortir de sa chambre, il entre dans une église : « Pénombre qui sent le vieux bois, le cierge et l’eau bénite ! Bruit de mes pas dans l’impressionnant silence ! Mais qu’est-ce donc qui, au-dessus de ces rangs de chaises vides, plane dans l’air entre les vitraux ? C’est quelque chose que l’âme perçoit et qui est comme de la prière refroidie ».

L’écriture, celle qui permet les échanges importants à l’époque (essayons d’imaginer ce qu’une lettre manuscrite pouvait apporter comme bouleversement dans sa vie), mais aussi l’écriture littéraire, constitue une forme de thérapie, même dans l’ambigüité qu’elle recèle : « Semblable à l’amoureux que le soir surprend en train d’écrire une lettre ardente et dont la plume rapide cherche à devancer  l’ombre, souvent la fièvre m’a pris à la pensée que pourrait s’obscurcir tout à coup ma page inachevée. Alors je me suis hâté. J’ai lutté de vitesse avec la mort (…) Pour quel résultat ? L’homme qui bâtit une maison sait qu’elle abritera les êtres qui viendront après lui. L’homme qui plante un arbre en attend de l’ombrage pour ses petits-enfants. Mais celui qui, sans génie, entreprend de raconter sa rêverie ou sa douleur, doit se résigner à confier ses feuilles au vent ». Le vent nous a donné malgré tout un livre attachant.

Andreossi

Le roman du malade. Louis de Robert.

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Jean-Christophe, l’adolescent. Romain Rolland

Le deuxième prix de La vie Heureuse, en 1905, (prix qui deviendra Fémina bien plus tard), est attribué au troisième volume de la série Jean-Christophe qui en comptera 8 au total.

Si aujourd’hui Romain Rolland est toujours lu grâce à ses essais ou sa correspondance, son œuvre de romancier à succès du début du XXe siècle paraît bien oubliée.

Il faut avouer que le lecteur d’aujourd’hui a bien du mal à se passionner pour les aventures de cet adolescent convaincu de son génie, pris dans les émois sentimentaux de son âge, le tout conté dans une langue sans relief.

Jean-Christophe est un jeune allemand de 15 ans, pianiste talentueux qui donne concerts et leçons de piano. Il vient de perdre son père, et suit sa mère qui emménage dans la maison du vieux Euler qui y vit avec sa fille, son gendre et leur fille Rosa. La culture et la noblesse des sentiments du jeune homme souffrent du climat familial et des rencontres réalisées : « tôt ou tard la réaction devait venir contre la bassesse des pensées, les compromis avilissants, l’atmosphère fade et empestée , où il vivait depuis quelques mois (…) mais qu’est-ce donc que ce besoin de souiller, qui est chez la plupart, – de souiller ce qui est pur en eux et dans les autres- ces âmes de pourceaux, qui goûtent une volupté à se rouler dans l’ordure, heureux quand il ne reste plus sur toute la surface de leur épiderme une seule place nette ! »

Ce sont les relations aux femmes et jeunes filles qui lui donnent les leçons de la vie. Rosa, aussi adolescente, est amoureuse de lui. Mais il la méprise, pour sa « laideur » et pour son bavardage intempestif. Sabine est une jeune veuve qui ne demande qu’à être aimée, mais aussi bien son indolence que la timidité de Jean-Christophe empêche la réalisation de leurs désirs. Une relation s’engage avec Ada, qui a de l’expérience, mais dont les jeux amoureux sont insupportables à Jean-Christophe pour qui la vie doit être d’un sérieux à toute épreuve.

Certains caractères de l’adolescence sont tout de même bien vus : « Tout son corps et son âme fermentaient. Il les considérait, sans force pour lutter, avec un mélange de curiosité et de dégoût. Il ne comprenait point ce qui se passait en lui. Son être entier se désagrégeait ». Mais cela ne suffit pas pour être convaincu de l’intérêt à lire les sept autres volumes de la série.

Andreossi

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Le lambeau. Philippe Lançon

Philippe Lançon, rescapé du massacre de l’équipe de Charlie Hebdo en 2015 publie ce livre, qui lui vaut le prix Fémina, trois ans après. Grièvement blessé (il a, entre autres, la mâchoire inférieure emportée par une balle) il nous conte comment l’écriture a été le moyen de retrouver une place dans un monde qui l’avait lâché.

D’abord par nécessité de la communication avec les autres : ne pouvant plus parler, avant qu’une longue série d’opérations lui reconstitue une mâchoire, il échange à l’aide d’une tablette sur laquelle il écrit. Dès les premières semaines d’hôpital il peut exercer son métier de journaliste en envoyant des articles à Charlie et à Libération. Il s’aperçoit que cette activité est essentielle à sa reconstruction : « Quand j’écrivais au lit, avec trois doigts, puis cinq, puis sept, avec la mâchoire trouée puis reconstituée, avec ou sans possibilité de parler, je n’étais pas le patient que je décrivais ; j’étais un homme qui révélait ce patient en l’observant, et qui contait son histoire avec une bienveillance et un plaisir qu’il espérait partager. Je devenais une fiction ».

Car l’enjeu est de recoller à un monde qu’il ne partage plus. Allongé tout contre les cadavres de ses amis, il voit un visage s’approcher : « Je me souviens simplement qu’elle fut la première personne vivante, intacte, que j’aie vue apparaître, la première qui m’ait fait sentir à quel point ceux qui approchaient de moi, désormais, venaient d’une autre planète –la planète où la vie continue ».

Nous pouvons faire avec lui l’inventaire de tout ce qui lui a permis de revenir, dont il parle avec une extrême délicatesse, avec une grande justesse et beaucoup d’honnêteté. D’abord sa propre capacité à accepter, dès la première phrase écrite : « écrire, c’était protester, mais c’était aussi, déjà, accepter. La première phrase a donc eu cette vertu immédiate : me faire comprendre à quel point ma vie allait changer, et qu’il fallait sans hésitation admettre tout ce que le changement imposerait ».

Il a pu aussi compter beaucoup sur la famille, sur son ex-épouse et son frère en particulier ; ses amis et amies, dont la variété même des personnalités a constitué un réconfort. Une place particulière est faite aux soignantes et soignants, dont de beaux portraits restent dans la mémoire du lecteur : Chloé la chirurgienne miracle, la Marquise des Langes, Annette aux yeux clairs, Serge l’anesthésiste et bien d’autres, comme la première infirmière dont il se souvient : « J’étais enveloppé dans sa jeunesse comme dans un tapis, certes rugueux, certes troué, mais volant et filant dans l’instabilité vers une contrée où je n’aurais pu aller seul, une contrée où la vie était brutalement la plus forte ».

L’ont suivi, tout au long de son parcours de reconquête, la littérature (Proust, Kafka) et la musique (Bach). Il ne s’interroge pas beaucoup sur les assassins, mais à la suite d’une discussion avec un ami sur la question du Mal, il conclut : « Ni la sociologie, ni la technologie, ni la biologie ni même la philosophie n’expliquaient ce que d’excellents romanciers, eux, avaient su décrire. Il n’y avait peut-être aucune explication au goût de la mort donnée ou reçue ».

La littérature nous pousse à vivre.

Andreossi

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La vie est brève et le désir sans fin. Patrick Lapeyre.

Est-ce l’originalité de l’intrigue qui a décidé le jury Fémina d’attribuer son prix 2010 à ce roman ? Louis Blériot, la quarantaine, est marié, sans enfant, à une femme intelligente et bien occupée. Il a une relation avec Nora, une jeune femme qui semble bien profiter de sa jeunesse et de l’avenir qu’elle a devant elle. Elle a aussi une relation avec Murphy, Américain qui travaille à Londres. Bien sûr Louis travaille à Paris et Nora traverse la Manche  pour rejoindre l’un ou l’autre.

On assiste aux souffrances de Louis à chaque départ de sa belle, mais il connaît les malheurs des hommes à travers l’exemple de son père : « Houspillé, privé de parole, il en est maintenant réduit à fumer dans le garage et à boire du porto en cachette de sa femme ». De Nora, nous avons le portrait qui ne dépasse guère le mystérieux de l’éternel féminin (ou l’éternel féminin mystérieux) : « une fille étrange, assez instable, à la fois délurée et bizarrement taciturne (…) affectée d’un coefficient narcissique très élevé ».

De son côté Murphy souffre aussi, bien entendu, c’est le lot des hommes, même celui de l’ami de Louis, Léonard, qui se fait plaquer par Rachid. A propos, ce qui devait arriver arriva : Louis se fait larguer par son épouse et par Nora. Tout cela nous est présenté de manière distante, avec l’aide d’un écran de cinéma, si bien que nous commençons à penser qu’il aurait mieux valu que nous attendions la sortie en salle de l’adaptation filmée de cette histoire.

« Longtemps plus tard, lorsqu’il fera défiler dans sa mémoire les images de ce printemps, Blériot sera d’ailleurs surpris de n’apercevoir nulle part sa femme, comme si elle avait disparu au montage » ; « Une fois assis tous les deux comme aux beaux jours sur la banquette du salon, avec leur verre de vin à la main, ils font penser à deux acteurs qui répèteraient une scène de la vie conjugale » ; « Murphy, escorté de Max Barney et de Sullivan –c’est le blond, un peu macrocéphale, qui marche à droite- est en train de remonter New Change sous son parapluie » ; « Ils continuent à marcher du même pas, épaule contre épaule, concentrés, silencieux, à la manière de ces couples filmés de dos par Mikio Naruse » ; « Nora apparaissait dans l’encadrement de la porte, avec sa chemise deux fois trop longue ou son fichu sur la tête, à la manière d’une jeune paysanne russe filmée par Eisenstein ».

Les images cinématographiques, parfois, nous privent des images proprement littéraires.

Andreossi

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Dans ces bras-là. Camille Laurens

La narratrice du prix Fémina de l’an 2000 s’interroge sur ce genre qu’elle n’a pas, comme la bien vieille chanson le fredonne : « Qu’on est bien dans les bras d’une personne du sexe opposé Qu’on est bien dans ces bras-là Qu’on est bien dans les bras d’une personne du genre qu’on a pas Qu’on est bien dans ces bras-là ». Le moyen qu’elle a trouvé pour tenter de répondre à sa question c’est de passer « ses » hommes en revue, et dire quels sont ses rapports à eux.

En plus de cent très courts chapitres elle nous présente, de « l’éditeur » au « destinataire », ses hommes réels ou fantasmés, mais trois d’entre eux sont privilégiés : le père, le mari (plus de 10 chapitres chacun), et surtout le psychanalyste, lequel en trente chapitres lui permet un face-à-face productif. Ainsi son projet s’étoffe : « Je ne serais pas la femme du livre. Ce serait un roman, ce serait un personnage, qui ne se dessinerait justement qu’à la lumière des hommes rencontrés ; ses contours se préciseraient peu à peu de la même façon que sur une diapositive, dont l’image n’apparaît que levée vers le jour ».

Que sont ces hommes pour elle ? D’abord des corps, elle est séduite au premier regard et insiste beaucoup sur les descriptions physiques. Et puis : « J’aime les hommes qui luttent avec leur corps contre la dissolution du monde, qui retardent les progrès du néant, j’aime quand les hommes portent l’effort physique à son point de rupture ». Elle ne s’embarrasse pas des stéréotypes de genre dont il lui arrive de dresser la liste sans trop y croire, mais avoue qu’au sortir de l’enfance « son idéal d’homme, sa définition de l’homme idéal : c’est quelqu’un qui a souffert, mais qu’on peut rendre heureux ». Avec un tel programme, nous comprenons qu’au bout du compte elle reste largement sur sa faim : « Elle cherche, pour les comprendre, à voir ce qui les différencie des femmes. Mais le secret échappe ».

Heureusement, il reste l’écriture, son intérêt majeur manifesté très tôt : « Le premier amour se trouve ainsi pris pour toujours dans la nasse des mots, le tissu serré des phrases. Acte interdit, chose dite. Elle a quinze ans. Enfin elle ne se borne plus à vivre sa vie, elle la recrée, elle la formule, elle l’invente. Pour la première fois, elle aime et elle écrit. Entre ses mains il y a un homme et un livre : c’est la première fois ». Ce qui nous vaut un style maîtrisé, aux jeux de mots heureux (« Moi, ce que je veux, c’est qu’on m’épouse. Que la forme de l’autre, son corps, son sexe, toute sa personne, se moule au plus près sur moi »). Quant à convaincre sur le bénéfice de son investigation…

Andreossi

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Nous sommes éternels. Pierrette Fleutiaux

En voilà un roman ! Difficile d’en lâcher la lecture alors que la version en poche approche des 1000 pages. Il est vrai que l’autrice a eu recours aux procédés littéraires les plus efficaces pour réussir son roman, prix Fémina 1990. Une construction rigoureuse qui lui permet, avec des allers-retours temporels, de semer des indices jusqu’au dénouement final ; donner un effet de réel en faisant croire que la narratrice confie son récit à une écrivaine chargée d’en tirer un livret d’opéra[1] ; une histoire d’amour et de folie perçue comme scandaleuse ; des scènes aux puissantes images qui frappent les esprits.

Nous pouvons présenter la famille Helleur telle qu’on nous en donne le portrait tout au long de presque tout le roman : un père avocat passionné de justice, qui tente d’amortir les secousses intrafamiliales et une mère, Nicole, qui se réfugie dans son garage tendu de bleu pour danser sur le boléro de Ravel. Une femme voilée, Tiresia, qu’on ne touche pas, qui vit dans la maison comme une référence indispensable à tous. Deux enfants, frère et sœur, Dan et Estelle, qui vivent un amour fou. D’autres personnages essentiels gravitent autour de ce monde : le jeune voisin Adrien Voisin, le docteur Minor dont le métier est de lutter contre sa Major.

L’action se passe dans une petite ville française, à New York, à Paris, dans un couvent. La mort de père, mère et frère permet de révéler le rôle de l’Histoire, tragique pour les Helleur, suite à la guerre 39-45. Auparavant nous assistons au trouble d’un jeune médecin à qui Estelle dit avoir tué son frère, à la rencontre avec deux policiers newyorkais à propos d’une chanson sur la salade, à l’extrait d’un cercueil du cimetière pour le cacher dans une grotte…

Nous avons apprécié la manière dont Pierrette Fleutiaux nous embarque dans un récit qui pourrait sembler rocambolesque. La narratrice s’adresse à l’écrivaine : « Comment raconter ces choses, madame, paraissent-elles étranges, paraissent-elles rebutantes, parle-t-on de ces choses dans le monde où vous êtes, je ne sais pas, madame, elles appartiennent au corps, pas aux mots, pas aux phrases… ». Nous avons gardé en mémoire les images de cette famille hors norme : « (…) puis ils se rejoindraient sur le perron derrière la balustrade, tous trois, mon père si jeune dans son costume blanc, Nicole sa rose jaune à un bras et Tiresia sa rose pourpre à l’autre, et devant la balustrade du perron, la pelouse monterait surnaturellement verte dans le clair de lune, chaque tige d’herbe finement liserée d’argent, et alors de dessous la terre se lèverait la chair la plus vivante, la plus éblouissante, oh mon frère… ».

Andreossi


[1] Et cela a marché : 28 ans après la publication du roman, un opéra a été composé à partir de « Nous sommes éternels » !

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Joue-nous « España ». Jocelyne François

Le livre se présente comme un « roman de mémoire », parce qu’il est autobiographique, parce qu’il fait appel au souvenir d’événements d’enfance et de jeunesse, parce que la vie est souvent un roman. Toutefois la modestie domine l’écriture : « (…) ma propre histoire, par avancées successives, a gagné ce territoire étroit, sans nom, où je me trouve réduite et obligée à écrire ces choses du passé. Il s’agit pourtant d’une histoire sans aucune espèce d’importance mais je n’ai qu’elle ». La tonalité douce du roman, malgré la puissance des sentiments, la force des caractères, fait beaucoup pour nous rendre très touchant ce prix Fémina 1980.

La narratrice a eu du mal à trouver sa place au sein de sa famille, entre le frère Pierre mort et le frère Pierre vivant : « Je suis la fille au lieu du fils, celle qui n’a pas remplacé le petit mort, je suis donc violemment, radicalement autre ». Nous la devinons volontiers rebelle car elle est souvent punie par le mépris de la mère et le martinet du père. Elle aime la musique, et apprend le piano, mais déteste « España » de Chabrier, que lui réclament ses parents à toute occasion. Elle trouve ses bonheurs dans la campagne lorraine, chez ses grands-parents, où sa sensualité peut s’épanouir : « Chemise relevée, les jambes rouge sombre jusqu’à ma culotte bateau, je ne sais plus rien d’autre que le contact avec le raisin. Je me dis aujourd’hui que c’est ainsi que j’ai voulu vivre. Comme j’écrasais le raisin j’aime l’amour, comme j’écrasais le raisin je sens le dehors ».

Après la difficile période de l’Occupation elle s’adapte à la rigueur, faite aussi de bienveillance, de l’internat catholique où elle effectue ses études secondaires. L’ambition d’ascension sociale des parents l’a placée dans un établissement de bonne réputation, et surtout elle y trouve le sourire, l’exemplarité, et le  respect que les religieuses portent aux élèves. Certes, elle essaie toujours de faire entendre sa voix, ne serait-ce que pour obtenir les livres a priori interdits. Mais dans un cadre apaisé, loin des tensions familiales.

Et surtout, en fin de scolarité, elle découvre l’amour avec Marie-Claire. C’est avec une grande délicatesse que Jocelyne François nous décrit les étapes qui la conduisent vers elle : l’amitié, l’amour, la sexualité. « Le lendemain c’est moi qui me lève et ce n’est pas moi. Ce vide aux contours brûlants qui s’est installé dans ma poitrine et qui respire à ma place, cette alerte de tout le corps, il me faut m’y ajuster et je ne sais pas »; « Tu y es. Je sais tout de suite. Tu m’embrasses à en mourir. Nous ne pouvons plus rester debout, nous nous couchons ».

Sa foi la pousse à se confier à l’aumônier des étudiants, lequel commet « tranquillement un crime » en lui conseillant d’abandonner cette relation. Nous sommes en 1952. Après des années, elle peut léguer à ses enfants « un trésor que les vers ne peuvent ravir : la volonté de ne jamais vous laisser déposséder de vous-mêmes puisqu’en vous est enfoui ce dont vous avez besoin ». Avant de tirer de trop hâtives conclusions, il faut lire ce beau roman de mémoire.

Andreossi

Joue-nous « España ». Jocelyne François

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La Crève. François Nourissier

Ce Benoît- là n’est guère enthousiasmant. Il est éditeur et s’auto-flagelle à longueur de pages. François Nourissier n’est pas allé chercher bien loin son modèle, lui qui a hanté le milieu littéraire français par ses fonctions de critique ou de juré et président du Goncourt durant trente ans. Il obtient le prix Fémina en 1970 pour ce roman dont l’intrigue est d’une banalité éprouvante tandis que l’écriture à phrases courtes bloque la respiration du lecteur qui attend vainement de pouvoir sortir des méandres du cerveau de Benoît, torturé par sa mauvaise conscience.

Notre éditeur, parisien, est marié, a deux enfants, et, à quarante- huit ans connaît une histoire d’amour avec une jeunesse. La différence d’âge lui pose problème, d’où l’occasion de se dévaloriser, en particulier du point de vue du corps. Obsédé par le souvenir des moments passés avec Marie, il décide de la rejoindre en Suisse. Tout le roman est l’histoire de ce voyage, et surtout des pensées intimes de Benoît, sur lui-même essentiellement, car nous n’avons pas l’impression que les autres personnages, en particulier les femmes, son épouse et son amante, aient véritablement une existence hors de ses soucis.

D’ailleurs, l’évocation des femmes (qui ne peuvent être que jeunes) fait preuve d’un machisme bien ancré dans les années soixante : « On les voit, filles de vingt ans aux accents rauques et aux membres longs, dont tournoie l’appétit de vivre, traîner, un livre sous le bras, dans les rues qui avoisinent Sèvres et Notre-Dame-des-Champs, sauvages et trop charnelles. Leur corps ravage la solitude des hommes. Elles ne font pas tant d’histoires. Elles viennent de rivages où l’on prête vite son ventre aux assauts d’une nuit ». Ou bien : « On les croise, vêtues impitoyablement à la mode, leurs cuisses suffoquant les comptables et les nègres ».

Benoît quitte donc Paris en voiture, bloqué dans des embouteillages qui nous rappellent que le phénomène a bien ses soixante ans. Il a ainsi le temps de faire appel à ses souvenirs, comme celui qui donne son titre au roman, évoquant l’année soixante- huit  et l’ambiance d’une classe de lycée : « il arrivait qu’un professeur fût interrompu par une sorte de mélopée à bouche cousue, un murmure anonyme, un grognement qui bientôt s’enflait, couvrait sa voix : Crève salope…Crève… crève salope ». Ce climat malsain est entretenu le long du récit par une vision de soi bien dégradée : « Je me promène dans ce vide que j’ai fait en moi sans parvenir à y croire. Le petit ressort, quelque part, cassé. La réserve de forces, quelque part, épuisée. (…) Alors je me promène en moi et je cherche. La faille. La fissure par où tout s’est vidé ».

Andreossi

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La porte retombée. Louise Bellocq

L’attribution du prix Fémina 1960 a provoqué la démission d’une des jurées,  Béatrix Becq, par ailleurs lauréate du Goncourt en 1952 pour son « Léon Morin, prêtre » : « Je n’admets pas qu’on couronne un mauvais roman, mal écrit, et dans lequel, en plus, il y a des allusions antisémites », avait-elle déclaré. Nous avons du mal en effet à défendre un roman qui nous a plus d’une fois ennuyé, tant par le thème, dont on a vite fait le tour, que par une écriture sans relief.

Le thème en est la décadence d’une famille de la grande bourgeoisie bordelaise, narrée à travers le destin des quatre enfants Laumond. Ils sont nés avant la guerre de 14-18, et se retrouvent dans les années cinquante pour vendre la maison familiale. A cette occasion, chaque pièce de la maison, qui donne son intitulé aux chapitres du roman, est le prétexte pour à la fois évoquer les rapports entretenus par le frère et les sœurs, et pour faire revivre les souvenirs de chacun liés à cette maison.

Nous ne connaissons le dernier de la fratrie que par ce qu’en disent les autres, car il est mort pendant la guerre, en héros de la Résistance, épargné en quelque sorte du malheur familial, « L’un sauvé par sa mort, les autres perdus par leur vie ». L’autre frère, l’aîné, est un personnage sans caractère mais débrouillard, qui a fait du trafic pendant l’Occupation. Il manifeste une certaine ironie devant la vie qui se prolonge jusque dans ses relations avec ses sœurs.

Mais Louise Bellocq, puisant sans doute dans sa propre biographie, s’attache surtout aux portraits de Madeleine et de Monique, sœurs que tout oppose. L’aînée est romanesque, attachée aux traditions bourgeoises, dont la jeunesse n’a eu pour souci que la réalisation d’un bon mariage. Hélas elle doit se contenter de prendre pour mari Martin, éconduit par Monique. Certes il devient général, mais son machisme conduit le couple au divorce, provoquant chez Madeleine une cascade de déchéances (drogue, emploi modeste).

Monique, affectée d’une haine de classe acquise jeune, refuse le mariage, a une fille d’un amant de passage, se pose en réfractaire à des valeurs bourgeoises qui sont aussi des valeurs masculines, et pense de sa sœur : « Qu’elle était bizarre, cette Madeleine, de voir l’homme partout, de le croire indispensable à la femme, de le poursuivre sans cesse ».

Aussi les jugements constants, entre les deux sœurs, envahissent le roman, presque autant que les histoires d’ameublement et de toilettes conformes ou non à la position sociale. Ainsi, la voilette ne serait-elle pas conseillée le matin, après la nuit de noces ? « Demain, je la nouerai autour de mon chapeau pour y dissimuler mon embarras lorsque je réapparaîtrai après la nuit d’hôtel à la face des gens, afin que personne ne puisse se douter, lire je ne sais quoi sur mon visage, voir ce dont je serai peut-être marquée aux yeux, aux lèvres, que sais-je ? les traces que cela laisse sans doute… »

Andreossi

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