Nous sommes éternels. Pierrette Fleutiaux

En voilà un roman ! Difficile d’en lâcher la lecture alors que la version en poche approche des 1000 pages. Il est vrai que l’autrice a eu recours aux procédés littéraires les plus efficaces pour réussir son roman, prix Fémina 1990. Une construction rigoureuse qui lui permet, avec des allers-retours temporels, de semer des indices jusqu’au dénouement final ; donner un effet de réel en faisant croire que la narratrice confie son récit à une écrivaine chargée d’en tirer un livret d’opéra[1] ; une histoire d’amour et de folie perçue comme scandaleuse ; des scènes aux puissantes images qui frappent les esprits.

Nous pouvons présenter la famille Helleur telle qu’on nous en donne le portrait tout au long de presque tout le roman : un père avocat passionné de justice, qui tente d’amortir les secousses intrafamiliales et une mère, Nicole, qui se réfugie dans son garage tendu de bleu pour danser sur le boléro de Ravel. Une femme voilée, Tiresia, qu’on ne touche pas, qui vit dans la maison comme une référence indispensable à tous. Deux enfants, frère et sœur, Dan et Estelle, qui vivent un amour fou. D’autres personnages essentiels gravitent autour de ce monde : le jeune voisin Adrien Voisin, le docteur Minor dont le métier est de lutter contre sa Major.

L’action se passe dans une petite ville française, à New York, à Paris, dans un couvent. La mort de père, mère et frère permet de révéler le rôle de l’Histoire, tragique pour les Helleur, suite à la guerre 39-45. Auparavant nous assistons au trouble d’un jeune médecin à qui Estelle dit avoir tué son frère, à la rencontre avec deux policiers newyorkais à propos d’une chanson sur la salade, à l’extrait d’un cercueil du cimetière pour le cacher dans une grotte…

Nous avons apprécié la manière dont Pierrette Fleutiaux nous embarque dans un récit qui pourrait sembler rocambolesque. La narratrice s’adresse à l’écrivaine : « Comment raconter ces choses, madame, paraissent-elles étranges, paraissent-elles rebutantes, parle-t-on de ces choses dans le monde où vous êtes, je ne sais pas, madame, elles appartiennent au corps, pas aux mots, pas aux phrases… ». Nous avons gardé en mémoire les images de cette famille hors norme : « (…) puis ils se rejoindraient sur le perron derrière la balustrade, tous trois, mon père si jeune dans son costume blanc, Nicole sa rose jaune à un bras et Tiresia sa rose pourpre à l’autre, et devant la balustrade du perron, la pelouse monterait surnaturellement verte dans le clair de lune, chaque tige d’herbe finement liserée d’argent, et alors de dessous la terre se lèverait la chair la plus vivante, la plus éblouissante, oh mon frère… ».

Andreossi


[1] Et cela a marché : 28 ans après la publication du roman, un opéra a été composé à partir de « Nous sommes éternels » !

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John l’Enfer. Didier Decoin

Le roman de Didier Decoin, prix Goncourt 1977, compte quatre personnages principaux : John l’Enfer, Amérindien laveur de carreaux sur les gratte- ciel, Ashton Mysha, Polonais officier de la marine marchande, Dorothy Kayne, sociologue urbaine, et la ville de New York, dans laquelle tout ce monde se retrouve dans une atmosphère de déliquescence manifeste.

Car la ville, dans ces années 70 du vingtième siècle, n’est pas en forme : « C’est la ville qui est vieille, crie Anderson. Elle tient plus sur ses pattes. Lui faites pas mal, l’Enfer. (…) L’un et l’autre ils ont vu la ville se contorsionner (…) Tous deux savent que la cité dissimule sous sa poussière et son clinquant une charpente qui se sclérose davantage de jour en jour ». Nos trois protagonistes épousent cette entropie urbaine : John et Ashton se retrouvent sans travail, Dorothy, à la suite d’un accident, perd la vue, au moins temporairement, et vit avec un bandeau sur les yeux en permanence.

Les deux hommes décident d’aider Dorothy dans son malheur et les trois vivent dans le même appartement, Ashton en tant qu’amant et John comme amoureux transi.  La jeune femme elle-même semble subir les événements et elle n’est pas le personnage le plus crédible de l’affaire. Autour d’eux la ville continue de s’effriter, les immeubles pourrissent ou sont envahis par l’eau des canalisations qui éclatent, les clans politiques se déchirent, les chiens errants envahissent les rues. Sous la surface, la pourriture : le brillant animateur de télé se révèle graine de violeur.

Ce démantèlement finit par toucher les corps, non seulement ceux des laveurs de carreaux qui s’écrasent au sol mais aussi celui d’Ashton qui vend son corps à un médecin douteux qui récupèrera les morceaux, après un accident mortel, pour des greffes. Mais l’argent de la vente permet à nos trois amis de vivre luxueusement quelques temps.

Quel espoir dans cette ambiance si délétère ? John l’Enfer rêve d’un retour au passé : « S’il collait son oreille dans la poussière, le Cheyenne entendrait sous les massifs de Washington Square le souffle des eaux souterraines ébranlant les fondations de la ville à la manière d’une sève puissante. Parce qu’il y avait des rivières, ici ; des rivières et des forêts ; et ça revient du fond des temps, ça patiente, et ça s’empare- à la fin ».

Si l’on s’intéresse au devenir des personnages du roman, par contre l’auteur ne réussit pas complètement à nous faire ressentir le climat de délabrement urbain dont il nous parle. Il nous manque une écriture plus évocatrice, plus poétique.

Andreossi

John l’Enfer. Didier Decoin

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Oublier Palerme. Edmonde Charles-Roux

Le Goncourt 1966 récompense Edmonde Charles-Roux pour son premier roman, Oublier Palerme. Deux pôles géographiques se partagent l’intrigue, New York et cette grande ville de Sicile que les protagonistes ne peuvent oublier. Mais si l’intérêt se soutient bien lorsque que l’action se déroule sur l’île, les épisodes new-yorkais provoquent un grand ennui, du fait d’une construction peu convaincante.

C’est Ginna, rédactrice dans un grand magazine féminin américain qui nous présente l’essentiel des acteurs du roman et leur vie à New York. Nous apprenons ainsi à connaître Babs et son entourage : rédactrice dans le même journal, elle travaille à répondre à l’ambition bien assumée de la patronne : « Car le tirage de Fair ne dépendait ni de culture, ni de musique, ni d’art (qui étaient les bêtes noires de Fleur Lee) mais seulement de ces fringales féminines que seuls les magazines savent assouvir. Mode, sexualité, voyage, boustifaille, telle était notre formule ».

Un autre univers est représenté par Carmine Bonnavia, jeune élu démocrate, fils d’immigré sicilien originaire de la même région que Ginna. Les deux univers se rencontrent car (et ce n’est pas l’événement le plus vraisemblable du roman) Babs et Carmine se marient. Cette union nous vaut toutefois de quitter New York pour nous conduire à Palerme où enfin démarre une véritable intrigue avec le voyage de noce tragique des deux époux.

La ville prend consistance, la latinité sicilienne s’impose, et Babs est vite écartée du milieu : « Il y avait quelque chose de fantastique à penser qu’elle était arrivée avec cette démarche provocante, son grand rire claironnant, un rire comme pour prendre le monde d’assaut, avec ses attitudes d’une séduction si efficace –jambes croisées haut, genoux au vent- et que rien de tout cela n’avait résisté ». Carmine, de son côté, retrouve ses racines : « Comme il était vite acquis aux penchants latins, cet Américain respectueux de la valeur du temps, soumis à la puissance du travail, de l’argent et si désireux de bien faire ! Quelques jours lui suffirent pour s’organiser dans une passivité orientale ».

C’est la figure d’un jeune vendeur de jasmin, Gigino, qui déchaîne le drame, où meurent Carmine et Gigino. Auparavant Carmine a compris pourquoi il ne pouvait oublier Palerme : « A voir Gigino ainsi, tout douloureux, tout recroquevillé sur lui-même tel un enfant avant la naissance, Carmine prit enfin conscience de ses origines (…) Voilà mon compagnon, mon frère se disait-il. Comment ne l’avais-je pas deviné plus tôt ? ».

Andreossi

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Point Omega. Don DeLillo

Don de Lillo, Omega, Actes sudD’abord, après la page de titre, une information : « 2006 Fin d’été/début d’automne ». Le temps de l’action du roman est précis.
Puis une courte partie « Anonymat » datée du 3 septembre.
Ensuite un peu moins de 100 pages d’histoire qui se développe sur les quelques semaines de fin d’été et début d’automne dans le désert de Sonora en Arizona.
On revient en dernière partie à un « Anonymat 2 », court lui aussi, daté du 4 septembre.

Le début et la fin mettent en scène un homme fasciné par une vidéo, montrée au Museum of Modern Art de New York, qui passe à 2 images par seconde (au lieu de 24) le film Psychose d’Hitchcock. Il observe dans la salle deux hommes, un nettement plus âgé que l’autre, qui ne s’attardent pas, le 3 septembre. Le lendemain il y rencontre une femme, avec laquelle il échange quelques phrases, dont il arrive à obtenir le numéro de téléphone.

La partie centrale met en présence (si on veut bien faire cette hypothèse, selon quelques indices glanés ça et là, car l’auteur nous laisse volontiers dans le vague) les trois personnages dont l’attention a été retenue par l’Anonyme. Un jeune homme cinéaste, un universitaire à la retraite qui a travaillé pour le gouvernement des Etats-Unis pendant la guerre d’Irak, la fille de ce dernier. Tous les trois occupent une vieille maison au toit en tôle, sous le soleil de l’Arizona.

Le désert altère le temps. Le soir sur la terrasse les discussions s’éternisent. Le jeune homme est attiré par la jeune femme, mais un jour elle disparaît. Il reste au lecteur à imaginer le rôle de l’Anonyme dans cette disparition.

Et à se laisser fasciner par ces pages où la question de l’intériorité de chacun, et de l’accès à cette intériorité par les autres est posée : « La vraie vie n’est pas réductible à des mots prononcés ou écrits, par personne, jamais. La vraie vie a lieu quand nous sommes seuls, à penser, à ressentir, perdus dans les souvenirs, rêveusement conscients de nous-mêmes, des moments infinitésimaux » (p. 25).
Le temps intérieur a sa propre dimension, qui peut parfois se marier à celui de l’extérieur, comme le dit le vieil universitaire : « La maison m’appartient désormais et elle se détériore mais je laisse faire. Le temps ralentit quand je suis ici. Le temps devient aveugle. Je ressens le paysage plus que je ne le vois. Je ne sais jamais quel jour on est. Je ne sais jamais s’il s’est écoulé une minute ou un heure. Ici je ne vieillis pas » (p. 33).
Il reste à relire bientôt le livre, car les relations entre le regard de l’Anonyme sur le film d’Hitchcock qui passe au ralenti et les discussions sur la terrasse devant le désert de Sonora seront, sans nul doute, source de bien des découvertes.

Point Omega
Don DeLillo
Actes Sud, 2010
128 p., 14,50 €

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Fernand Léger, Paris-New York

Exposition Fernand Léger à BâleMaglm est en vacances… mais les expos continuent ! Avant de partir, j’ai repéré ceci pour vous… à vous donc d’aller voir, chers lecteurs !

La Fondation Beyeler à Bâle rend hommage cet été à l’oeuvre de Fernand Léger (1881-1955) et à son influence dans les développements de l’art moderne, en particulier américain.
A travers une centaine d’oeuvres, la Fondation dresse un panorama des principales phases du travail du peintre, largement représenté dans les collections Beyeler.

Des oeuvres des jeunes années à Paris, influencées par le cubisme, aux Constructeurs et aux grandes toiles colorées des dernières années, cette "rétrospective resserrée" balaye plus de trente ans de création en mettant en relief les liens de Fernand Léger avec les Etats-Unis. Exilé pendant la Seconde guerre mondiale, il y a réalisé d’importantes oeuvres, essentiellement de commande.

Son influence sur la génération du Pop Art américain est également mise en avant par l’exposition d’oeuvres de Roy Lichtenstein, Robert Rauschenberg, Andy Warhol, Frank Stella entre autres.

Fernand Léger, Paris-New York
Fondation Beyeler
Baselstrasse 101, CH-4125 Riehen/Bâle, Suisse
Jusqu’au 7 septembre 2008
TLJ de 10 h à 18 h, le mercredi jusqu’à 20 h

Image : Fernand Léger, La grande Julie, 1945, Museum of Modern Art (MoMA), New York © 2008, Digital image, The Museum of Modern Art, New York/Scala Florence

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Bonjour New York. Françoise Sagan

Bonjour New York, Françoise Sagan, l'HerneNew York, Capri, Naples, Venise… elle y est allée, elle a vu, ressenti.
Elle a vécu quelques jours, quelques semaines dans ces villes mythiques, le temps parfois d’y prendre ses habitudes. Elle ne prétend pas connaître. Elle n’en fait pas un roman. Elle nous offre simplement son regard.

Quand Françoise Sagan s’est fait ainsi "reporter" pour le magazine Elle dans les années 1950, cela donnait :

Car New York est aussi une grande école. C’est à New York que débarquent d’Europe les étrangers. Vingt races différentes qu’il va falloir transformer en Américains. (…) Tous ont adopté ces interpellations à la fois courtoises et barbares, ces sourires vides, cette vraie cordialité, si généreuse, cette assurance de faire partie d’un tout, ce souci de l’uniformité.
Un peu plus loin :
A quel coin de rue commence l’Amérique, qui n’y renonce jamais ? On n’efface pas si facilement de la mémoire les souvenirs de la douce et vieille Europe, de l’amère et vieille Asie. Sur les trottoirs de New York, le regard ricoche comme des cailloux sur une eau grise, allant d’une rive du monde à l’autre. (…)
Sans doute parlera-t-on des défilés de fierté nationale, et du sentiment triomphant, parfois pénible d’être américain. Mais en fait ce porte-à-porte, ce frontière-à-frontière n’est qu’une traversée de nostalgies en nostalgies.

Le recueil ne compte qu’une cinquantaine de pages, petites et imprimées en gros caractères. Autant dire que le commencer est déjà le finir. Mais deux jours après on a envie de le relire. Car Françoise Sagan n’écrivait comme personne. Elle avait le brio involontaire et l’élégance évidente. Elle conciliait l’acuité du regard à une légèreté profonde. Sa singularité, sa plume précise et son souffle efficace séduisent encore et toujours. La retrouver avec ces petits carnets de voyage est un pur bonheur.

Bonjour New York. Françoise Sagan
L’Herne (2007)
54 p., 9,50 €

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