A la recherche du temps perdu. Le temps retrouvé. Un peu de temps à l'état pur

Marcel Proust La RechercheEn buttant, à Paris, sur deux pavés mal équarris, le narrateur a revécu la sensation de bonheur qu’il avait éprouvée bien des années auparavant à Venise.

Retrouvant à ce moment le même sentiment de félicité qui l’avait envahi, au début de l’ouvrage, lorsqu’il avait goûté d’une petite madeleine trempée dans du thé, il essaie de voir jusqu’où le mènent ces bienheureuses réminiscences.

Il s’aperçoit qu’elles ne sont pas que la renaissance de moments du passé, mais qu’elles sont aussi le moyen de faire coïncider, enfin, le travail de son imagination avec des sensations réellement éprouvées :

Tant de fois, au cours de ma vie, la réalité m’avait déçu parce qu’au moment où je la percevais, mon imagination, qui était mon seul organe pour jouir de la beauté, ne pouvait s’appliquer à elle, en vertu de la loi inévitable qui veut qu’on ne puisse imaginer que ce qui est absent. Et voici que soudain l’effet de cette dure loi s’était trouvé neutralisé, suspendu, par un expédient merveilleux de la nature, qui avait miroiter une sensation à la fois dans le passé, ce qui permettait à mon imagination de la goûter, et dans le présent où l’ébranlement effectif de mes sens avait ajouté aux rêves de l’imagination ce dont ils sont habituellement dépourvus, l’idée d’existence, et, grâce à ce subterfuge, avait permis à mon être d’obtenir, d’isoler, d’immobiliser – la durée d’un éclair – ce qu’il n’appréhende jamais : un peu de temps à l’état pur.

En saisissant cet instant « de temps à l’état pur », il échappe au temps et découvre le bonheur de l’homme qui peut ainsi enfin échapper à l’idée de l’inéluctable mort :

Une minute affranchie de l’ordre du temps a recréé en nous, pour la sentir, l’homme affranchi de l’ordre du temps. Et celui-là, on comprend qu’il soit confiant dans sa joie, même si le simple goût d’une madeleine ne semble pas contenir logiquement les raisons de cette joie, on comprend que le mot de « mort » n’ait pas de sens pour lui ; situé hors du temps, que pourrait-il craindre de l’avenir ?

Excellent week-end à tous.

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A la recherche du temps perdu. Le temps retrouvé. « La vraie vie, c'est la littérature »

Marcel Proust La RechercheLe narrateur prend conscience que pour saisir les moments de félicité qu’il a éprouvés furtivement à l’occasion de ses réminiscences – tel l’instant où il a butté sur deux pavés inégaux dans la cour de l’hôtel des Guermantes, ou celui où il a goûté d’une petite madeleine trempée dans du thé lorsqu’il était enfant – bref, pour rechercher ce temps perdu, il devra écrire « son livre ».

Seul celui-ci lui permettra de trouver sa réalité ; car la réalité est peut-être ceci – et l’image à laquelle le narrateur recourt est magnifique :

Le goût du café au lait matinal nous apporte cette vague espérance d’un beau temps qui jadis si souvent, pendant que nous le buvions dans un bol de porcelaine blanche, crémeuse et plissée qui semblait du lait durci, quand la journée était encore intacte et pleine, se mit à nous sourire dans la claire incertitude du petit jour. Une heure n’est pas une heure, c’est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément (…) rapport unique que l’écrivain doit retrouver pour en enchaîner à jamais dans sa phrase les deux termes différents.

Et l’art seul permet de nous faire connaître la vie :

La grandeur de l’art véritable, au contraire de celui que M. de Norpois eût appelé un jeu de dilettante, c’était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d’épaisseur et d’imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie.

Finalement, notre vie véritable n’est peut-être seulement que littérature :

La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature ; cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu’ils ne cherchent pas l’éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d’innombrables clichés qui restent inutiles parce que l’intelligence ne les a pas « développés ».

Très bonne lecture et très bon week-end à tous.

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A la recherche du temps perdu. Le temps retrouvé. Déchiffrer « son livre »

Marcel Proust La RechercheDans les instants furtifs mais d’intense félicité de ses réminiscences, telle celle provoquée par la petite madeleine, le narrateur a compris qu’il touchait enfin à l’essence des choses, non pas à celles vécues – sa vie ne lui a procuré que des désillusions – mais à celles qui sont en lui-même.

Il a également réalisé que, pour les « fixer », c’est-à-dire pour retrouver le temps perdu, son recours n’est autre que la littérature.

Faire acte d’écriture, voici précisément ce qui était son projet, repoussé jour après jour, depuis son enfance.

Il s’en sent désormais capable ; il sait qu’il devra l’accomplir seul ; et cette fois, ne plus s’en détourner.

Quant au livre intérieur de signes inconnus (…), pour la lecture desquels personne ne pouvait m’aider d’aucune règle, cette lecture consistait en un acte de création où nul ne peut nous suppléer ni même collaborer avec nous. Aussi combien se détournent d’écrire ! Que de tâches n’assume-t-on pas pour éviter celle-là !

Son livre et plus généralement la littérature lui paraissent le seul moyen d’accéder à une vérité :

Ce livre, le plus pénible de tous à déchiffrer, est aussi le seul que nous ait dicté la réalité, le seul dont « l’impression » ait été faite en nous par la réalité même. (…) Les idées formées par l’intelligence pure n’ont qu’une vérité logique, une vérité logique, leur élection est arbitraire. (…). Non que ces idées que nous formons ne puissent être justes logiquement, mais nous ne savons pas si elles sont vraies. Seule l’impression, si chétive qu’en semble la matière, si insaisissable la trace, est un critérium de vérité.

Seul celui qui écrit peut connaître la réalité de soi-même :

Ce que nous n’avons pas eu à déchiffrer, à éclaircir par notre effort personnel, ce qui était clair avant nous, n’est pas à nous. Ne vient de nous-même que ce que nous tirons de l’obscurité qui est nous et que ne connaissent pas les autres.

Belles lectures à tous.

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A la recherche du temps perdu. Le temps retrouvé : les paradis perdus

Marcel Proust La RechercheAlors qu’il se rend à une matinée, le narrateur, trébuchant sur deux pavés disjoints de la cour de l’hôtel des Guermantes, éprouve la même et heureuse sensation qu’il avait connue, bien des années auparavant, sur deux dalles inégales du baptistère de Saint-Marc à Venise.

Il reconnaît le même sentiment que celui qu’il a éprouvé lorsque, enfant, une après-midi, sa mère lui donna pour le goûter une madeleine trempée dans un peu de thé.

Il devine qu’il s’agit du même mécanisme, qu’il essaie d’éclaicir sans délai, alors qu’on le fait attendre dans le petit salon-bibliothèque de l’hôtel jusqu’à ce que le morceau de musique soit achevé « la princesse ayant défendu qu’on ouvrît les portes pendant son exécution » :

Il commence par rejeter tout travail volontaire de la mémoire, dont il ne peut surgir aucun souvenir vrai, dès lors qu’il porte sur un tout :

Sur l’extrême différence qu’il y a entre l’impression vraie que nous avons eue d’une chose et l’impression factice que nous nous en donnons quand volontairement nous essayons de nous la représenter, je ne m’arrêtais pas (…) Je comprenais trop que ce que la sensation des dalles inégales, la raideur de la serviette, le goût de la madeleine avaient réveillé en moi, n’avait aucun rapport avec ce que je cherchais souvent à me rappeler de Venise, de Balbec, de Combray, à l’aide d’une mémoire uniforme.

Seul le souvenir isolé permet de retrouver les sensations déjà vécues :

Oui, si le souvenir, grâce à l’oubli, n’a pu contracter aucun lien, jeter aucun chaînon entre lui et la minute présente, s’il est resté à sa place, à sa date, s’il a gardé ses distances, son isolement dans le creux d’une vallée ou à la pointe d’un sommet, il nous fait tout à coup respirer un air nouveau, précisément parce que c’est un air qu’on a respiré autrefois, cet air plus pur que les poètes ont vainement essayé de faire régner dans le Paradis et qui ne pourrait donner cette sensation profonde de renouvellement que s’il avait été respiré déjà, car les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus.

Il devine alors la cause de la félicité qui l’envahit lors de ces réminiscences « en comparant ces diverses impressions bienheureuses et qui avaient entre elles ceci de commun que je les éprouvais à a fois dans le moment actuel et dans un moment éloigner, jusqu’à faire empiéter le passé sur le présent, à me faire hésiter à savoir dans lequel des deux je me trouvais. »

Cette clé du bonheur qu’il découvre n’est autre que la possibilité d’échapper au temps :

Au vrai, l’être qui alors goûtait en moi cette impression (…) pouvait se trouver dans le seul milieu où il pût vivre, jouir de l’essence des choses, c’est-à-dire en dehors du temps. Cela expliquait que mes inquiétudes au sujet de ma mort eussent cessé au moment où j’avais reconnu inconsciemment le goût de la petite madeleine, puisqu’à ce moment-là l’être que j’avais été était un être extra-temporel, par conséquent insoucieux des vicissitudes de l’avenir. Seul, il avait le pouvoir de me faire retrouver les jours anciens, le temps perdu, devant quoi les efforts de ma mémoire et de mon intelligence échouaient toujours.

A très bientôt ; bien bon week-end.

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La petite madeleine de Proust

proust&En novembre 1913, Marcel Proust publie à compte d’auteur le premier volume de la Recherche, Du côté de chez Swann.

Les éditions Gallimard acceptent rapidement le deuxième volume, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, pour lequel il reçoit le prix Goncourt en 1919.

Le dernier volume, le Temps retrouvé, sera publié en 1927.

Le passage le plus fameux de son œuvre est celui de la petite madeleine qu’il déguste avec une cuillère de thé, saveur grâce à laquelle il va retrouver un doux souvenir.

C’est le tout début de la recherche du temps perdu, qu’il poursuivra sur plus de 3000 pages. Depuis près d’un siècle, cette quête, portée par une écriture incomparable, touche inlassablement le lecteur.

L’extrait de la petite madeleine, c’est la très chaleureuse invitation de Mag à lire ou relire, toutes affaires cessantes, l’oeuvre de Marcel Proust.

Bon week-end à tous.

« Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n’était pas le théâtre et le drame de mon coucher, n’existait plus pour moi, quand un jour d’hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, finalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. (…)
Et tout à coup le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. (…) Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, les plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. »

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