Prix Goncourt 1903-2009 : quel bilan ?

La lecture d’un peu plus de cent romans auréolés du prix Goncourt a apporté son lot de contrastes, du véritable enthousiasme à la franche consternation. Certes la forme de cette chronique, en voulant laisser une assez grande place à l’œuvre malgré un format réduit, a sensiblement atténué le premier sentiment, mais la subjectivité revendiquée d’un lecteur du vingt et unième siècle a fait ses choix : plus du tiers des textes couronnés ont eu un intérêt limité, voire très limité.

Cela ne paraît pas dépendant de l’ancienneté de la parution, tout au plus certaines périodes sont apparues plus creuses que d’autres en récits qui ont retenu l’attention : les années 40 par exemple, marquées par la seconde guerre mondiale, n’ont pas été à la hauteur des années 10 et 20 qui ont vu de très bons romans ayant pour thème la guerre de 14-18 primés. Seul l’attachant Pareil à des enfants de Marc Bernard, en 1942, émerge du lot, mais ne concerne pas le temps de l’Occupation. Autre période assez creuse mais plus longue, celle qui s’étend des années 60 aux années 90, dont la moitié des œuvres primées n’ont pas convaincu. Le nouveau siècle par contre semble prometteur.  

Les thématiques de ces romans reflètent assez bien les questions majeures de nos sociétés : le thème de la guerre est le plus évident, pour un siècle qui a été bien servi de ce point de vue. Nous pouvons compter une trentaine de titres qui évoquent la guerre, avec pour les réussites, Le Feu, de Henri Barbusse, ou Civilisation, de Georges Duhamel et plus récemment Syngué sabour de Atiq  Rahimi. Les romans « familiaux » constituent une autre grande catégorie et avec ceux qui concernent les histoires de couples ils totalisent aussi une trentaine d’ouvrages.

La bourgeoisie et la petite bourgeoisie sont les milieux sociaux nettement privilégiés, et rares sont les auteurs qui ont su avec talent rendre compte des milieux plus modestes, mais un Emile Ajar, avec La vie devant soi, nous a comblé. Les campagnes, en particulier, n’ont pas été bien mises en valeur par la littérature des Goncourt, si on excepte le très ancien Louis Pergaud et son De Goupil à Margot. Les écrivains ont été plus inspirés lorsqu’ils se sont éloignés de notre continent, et plus encore lorsqu’eux-mêmes et elles- mêmes venaient d’ailleurs. René Maran (Batouala), Antonine Maillet (Pélagie-laCharrette), Patrick Chamoiseau (Texaco)ont merveilleusement enrichi la langue française.

L’élargissement des thématiques au cours du temps se remarque aussi par l’intérêt pour le passé. A partir des années 80 les auteurs récompensés ont plus souvent quitté leur époque strictement contemporaine pour placer leurs récits quelques décennies avant, ou même dans les siècles précédents. Cela nous a valu par exemple les très bons livres de Frédérick Tristan (Les égarés), de Jean Rouaud (Les champs d’honneur) ou de Laurent Gaudé (Le soleil des Scorta). Autre constatation, dans le choix du type de narrateur : nous avons été généralement plus sensible aux romans écrits à la première personne qu’à la troisième, comme si la vision « de l’intérieur » favorisait l’adhésion au récit. C’est le cas pour Béatrix Beck (Léon Morin, prêtre), Francis  Walder (Saint Germain ou la négociation), Vintila Horia (Dieu est né en exil) ou encore Yves Navarre (Le jardin d’acclimatation).

Enfin, le thème de l’oppression, de la domination, a été à l’origine d’œuvres de qualité que n’a pas manqué de distinguer le prix Goncourt, dès les premières décennies d’attribution, avec René Maran (Batouala) et Henri Fauconnier (Malaisie) sur la question de la colonisation, puis plus tard, avec Romain Gary (Les racines du ciel) qui mêle colonialisme et écologie, André Schwartz-Bart sur l’antisémitisme (Le dernier des Justes), et Tahar Ben Jelloun (La nuit sacrée) sur la domination masculine.

Au total, il est difficile de conclure sur l’opportunité à suivre les jurés du Goncourt dans leur recommandation, même si, après tout, près de deux livres primés sur trois ont été lus avec intérêt. Peut-être serait-il curieux de comparer avec un autre prix littéraire : le Fémina par exemple, revendiqué comme concurrent direct dès 1904.

Andreossi

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Syngué sabour. Atiq Rahimi.

C’est avec le prix 2008 qu’Andreossi met un point final au feuilleton des prix Goncourt. Un grand merci à lui pour cet ample et passionnant voyage dans l’histoire littéraire française depuis la création du célèbre prix !

Mag

« La chambre est petite. Rectangulaire. Elle est étouffante malgré ses murs clairs, couleur cyan, et ses deux rideaux aux motifs d’oiseaux migrateurs figés dans leur élan sur un ciel jaune et bleu. Troués çà et là ils laissent pénétrer les rayons du soleil pour finir sur les rayures éteintes d’un kilim. Au fond de la chambre, il y a un autre rideau. Vert. Sans motif aucun. Il cache une porte condamnée. Ou un débarras ».

Le lecteur ne va pas quitter cette chambre tout au long du roman. Il va rester en compagnie d’un combattant blessé, dans le coma, tandis que sa femme, « la femme », prend soin de lui et s’échappe parfois pour s’occuper de ses filles. Comme les pèlerins de la Mecque qui tournent autour de la pierre de patience (syngué sabour) en lui confiant tous leurs malheurs, elle ne cesse de parler à son mari, lui avouant tout ce qu’elle n’a jamais pu lui dire. Et elle a de quoi dire sur la violence de cette société soumise à la bêtise et à la domination des hommes.

La violence : « Ta mère, avec son énorme poitrine, qui venait chez nous pour demander la main de ma sœur cadette. Ce n’était pas son tour de se marier. C’était mon tour. Et ta mère a simplement répondu : Bon, ce n’est pas grave, ça sera elle alors ! en pointant son index charnu vers moi lorsque je versais le thé ». La bêtise : « Il demande alors à un jeune soldat, Bénâm : Tu sais ce que tu as sur ton épaule ? Bénâm dit : Oui, chef, c’est mon fusil ! L’officier hurle : Non, imbécile ! C’est ta mère, ta sœur, ton honneur ! Puis il passe à un autre soldat et lui pose la même question. Le soldat répond : Oui, chef ! C’est la mère, la sœur, l’honneur de Bénâm ! ».

La domination : « Les hommes comme lui ont peur des putes. Et tu sais pourquoi ? Je vais te le dire, ma syngué sabour : en baisant une pute, vous ne dominez plus son corps. Vous êtes dans l’échange. Vous lui donnez de l’argent, elle vous donne du plaisir (…) Donc violer une pute, ce n’est pas un viol. Mais voler la virginité d’une fille, violer l’honneur d’une femme ! Voilà votre credo ! ».

Un livre fort et poétique, qui a amplement mérité le prix Goncourt 2008.

Andreossi

Syngué sabour, Atiq Rahimi.

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La bataille. Patrick Rambaud

Un roman prix Goncourt 1997 pour les amoureux de Napoléon Bonaparte, ou pour les passionnés des batailles napoléoniennes, ou encore pour les amateurs des défis littéraires : en effet Rambaud s’est attelé à conter la bataille d’Essling parce que Balzac a manifesté l’intention d’écrire un tel récit durant plusieurs années sans finalement le concrétiser.

Patrick Rambaud n’a pas cherché à pasticher Balzac. Il nous présente un roman historique, tout à ses aspects descriptifs puisés dans les travaux des historiens, comme il nous le confie dans les « notes » qui font suite à son texte. Il reste cependant dans l’illusion de l’objectivité (« un roman historique, c’est la mise en scène de faits réels »), ce qui limite certainement ses capacités à faire adhérer le lecteur à ce qui aurait pu être un objet littéraire davantage pertinent.

Nous rencontrons des personnages qui ont fait l’Histoire, à défaut d’être « réels » : Napoléon, le maréchal Masséna, les généraux Berthier, Dorsenne ou Lejeune, et même Henri Beyle qui ne s’appelle pas encore Stendhal. Et puis des hommes plus humbles qui peuvent témoigner des carnages : « Quand un des porte-aigle eut la tête balayée par un boulet, des pièces d’or roulèrent à terre ; le bougre avait eu l’idée de cacher ses économies dans sa cravate, mais personne n’osa se baisser pour en ramasser une poignée, par crainte des remontrances ».

On apprend que la volonté des hommes n’est pas toujours déterminante dans les issues de la bataille. Ici ce sont les conditions météorologiques qui donnent le tempo. Les pluies ont gonflé le Danube et les ponts provisoires établis par les Français pour le faire franchir par les troupes sont bien fragiles. Les Autrichiens se montrent astucieux : de lourdes barques chargées de pierres vont heurter les ponts qui sont emportés. Napoléon perd finalement sa bataille, inaugurant en 1809 une série de revers.

L’auteur échappe parfois à ses descriptions pour s’engager vers une interprétation qui présente alors davantage d’intérêt : « Ils se turent pour écouter l’ancien hymne de l’Armée du Rhin, répandu dans toute la France insurgée par les volontaires de Marseille, qui accompagna la Révolution et ses soldats jusqu’à l’Empire où, par décret, il fut interdit comme un vulgaire chant séditieux. Lannes et Masséna évitaient de se regarder. Ils se souvenaient de leurs exaltations passées. Désormais ils étaient ducs et maréchaux, ils possédaient autant de terres et d’or que les aristos, mais la Marseillaise les avaient naguère soulevés, ils avaient quitté leurs provinces pour se battre en l’entendant, et combien de fois en avaient-ils entonné les couplets à pleine gorge pour y puiser du courage ? ».

Andreossi

La bataille. Patrick Rambaud

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Le festin de Fébus au Couvent des Jacobins à Toulouse

Le Comte de Foix-Béarn Gaston III, surnommé Fébus, a voulu impressionner le Roi de France Charles VI par un somptueux festin dans le réfectoire du cloître des Jacobins à Toulouse. C’était en 1390. Quelle bonne idée d’évoquer cette fête dans les lieux mêmes de sa tenue plus de six siècles après l’événement !

Pour arriver au réfectoire, lieu de l’exposition, nous traversons l’église, remarquable par ses colonnes, en particulier son impressionnant « palmier » de 28 mètres de hauteur, aux 22 nervures qui s’ouvrent en éventail pour tenir la voûte. La lumière qui se diffuse par les vitraux élève encore davantage les colonnes.

L’exposition nous fait découvrir le banquet du XIVe siècle, avec ses 7 services, dont au moins 5 peuvent comporter des viandes. Elles étaient accompagnées de « potages », et on entendait par ce terme générique des plats de toutes consistances, comme viandes et poissons en sauce ! Cette abondance ne voulait pas dire que les convives goûtaient à tout, car les plats étaient disposés en même temps sur les tables et l’on se servait, en mangeant avec les trois doigts de la main droite et son couteau, des mets les plus proches.

Le seigneur offrait en même temps le spectacle. Au milieu d’une grande table en U se déroulaient les entremets, qui ne désignaient pas seulement des plats extraordinaires, mais des représentations de scénettes, de danses, de musiques. Ainsi Fébus était connu par la qualité de ses propres ménestrels. Ce jour- là il avait voulu impressionner le roi, en vue de la signature d’un traité (Traité de Toulouse du 5 janvier 1390) réglant le problème de sa succession, lui-même n’ayant plus d’héritiers.

Les costumes d’époque nous sont présentés, très colorés, pour les hommes comme pour les femmes, ainsi que des éléments de table, vaisselle et objets spécifiques du siècle, comme des aquamaniles, récipient servant à se laver les mains.

L’on peut prolonger la visite par diverses activités moyenâgeuses : visite costumée pour les enfants, ateliers de saveurs médiévales, ateliers théâtralisés autour de l’alimentation médiévale, et même des apéritifs médiévaux, ce qui est une excellente manière de renouer d’une part avec les expositions et d’autre part avec la convivialité après ces temps de disette culturelle.

Andreossi

Le festin de Fébus.

Couvent des Jacobins, Toulouse.

Jusqu’au 22 août 2021

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Anne Marie. Lucien Bodard

Le narrateur du prix Goncourt 1981 fait preuve de facultés étonnantes : cinquante ans après, il est capable de nous rendre compte avec beaucoup de détails des événements qu’il a vécus à l’âge de dix ans, nous décrivant minutieusement les lieux, les expressions physiques des personnes qui l’entourent. Il nous rapporte très fidèlement les propos échangés, même ceux qui relèvent de haute politique entre les adultes, et ne craint pas de nous faire lire intégralement une lettre (détruite à l’époque) de plus de cinquante pages écrite par son père.

Anne Marie est sa mère, qui rentre à Paris avec lui, alors que son père reste consul en Chine. Déception : au lieu de vivre le grand amour avec Anne Marie, elle l’envoie en pension sans lui rendre visite une seule fois. Revenu auprès d’elle à l’occasion des vacances, il s’aperçoit qu’elle a été très occupée à tisser des liens avec un couple de bourgeois parisiens influents.

C’est sans doute la forme du récit qui empêche toute adhésion à cette histoire d’amour entre mère et fils de dix ans. Mais aussi l’écriture, avec ses innombrables listes à rallonge : « Fauteuils, consoles, guéridons, paravents, divans, bahuts, tables, tous anciens, pieds torses, dos courbés, mais démantelés, dépenaillés, des carcasses brinquebalantes, cacochymes, pansées de housses ». De telles phrases se comptent par centaines (il est vrai sur 650 pages), avec, sans doute par goût de la performance, la liste sur une page et demi de toutes les formes de traités !

Par ailleurs Lucien Bodard ne sait que décrire la laideur. Tout est laid dans le roman. Les trains ? « Les locomotives, avec leurs jets de vapeur, ressemblent à des cachalots échoués qui crachent leurs soubresauts. Les wagons sont les anneaux de vers répugnants ». Les bourgeois ? « Ce sont des trognes à pactoles, rassurantes, au service du pire, celles des rapaces dont la charogne est l’argent ». Même l’adorée Anne Marie n’échappe pas au jeu de massacre : « De plus elle est irritée, elle a son expression dure et ses lèvres se ferment l’une contre l’autre, pour me décocher des mots qui me feront mal. Elle veut me punir, me blesser. Elle est subtile quand, dans cette humeur, elle est résolue à saccager. J’attends. Elle me parle de sa voix que je crains le plus, celle qui n’est pas coupante, celle de la condamnation morne ».

Parfois une phrase délasse et une formule peut faire sourire : « cette façon de savourer, indéfiniment, cette maniaquerie des bonnes manières masticatoires. Elle mange, elle est heureuse de manger, elle n’est qu’un estomac à écusson, je n’existe pas à côté du thé, du pain grillé et de la confiture d’orange. Ma mère est absorbée par son égoïsme bouffatoire ». 

Andreossi

Anne Marie, Lucien Bodard

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John l’Enfer. Didier Decoin

Le roman de Didier Decoin, prix Goncourt 1977, compte quatre personnages principaux : John l’Enfer, Amérindien laveur de carreaux sur les gratte- ciel, Ashton Mysha, Polonais officier de la marine marchande, Dorothy Kayne, sociologue urbaine, et la ville de New York, dans laquelle tout ce monde se retrouve dans une atmosphère de déliquescence manifeste.

Car la ville, dans ces années 70 du vingtième siècle, n’est pas en forme : « C’est la ville qui est vieille, crie Anderson. Elle tient plus sur ses pattes. Lui faites pas mal, l’Enfer. (…) L’un et l’autre ils ont vu la ville se contorsionner (…) Tous deux savent que la cité dissimule sous sa poussière et son clinquant une charpente qui se sclérose davantage de jour en jour ». Nos trois protagonistes épousent cette entropie urbaine : John et Ashton se retrouvent sans travail, Dorothy, à la suite d’un accident, perd la vue, au moins temporairement, et vit avec un bandeau sur les yeux en permanence.

Les deux hommes décident d’aider Dorothy dans son malheur et les trois vivent dans le même appartement, Ashton en tant qu’amant et John comme amoureux transi.  La jeune femme elle-même semble subir les événements et elle n’est pas le personnage le plus crédible de l’affaire. Autour d’eux la ville continue de s’effriter, les immeubles pourrissent ou sont envahis par l’eau des canalisations qui éclatent, les clans politiques se déchirent, les chiens errants envahissent les rues. Sous la surface, la pourriture : le brillant animateur de télé se révèle graine de violeur.

Ce démantèlement finit par toucher les corps, non seulement ceux des laveurs de carreaux qui s’écrasent au sol mais aussi celui d’Ashton qui vend son corps à un médecin douteux qui récupèrera les morceaux, après un accident mortel, pour des greffes. Mais l’argent de la vente permet à nos trois amis de vivre luxueusement quelques temps.

Quel espoir dans cette ambiance si délétère ? John l’Enfer rêve d’un retour au passé : « S’il collait son oreille dans la poussière, le Cheyenne entendrait sous les massifs de Washington Square le souffle des eaux souterraines ébranlant les fondations de la ville à la manière d’une sève puissante. Parce qu’il y avait des rivières, ici ; des rivières et des forêts ; et ça revient du fond des temps, ça patiente, et ça s’empare- à la fin ».

Si l’on s’intéresse au devenir des personnages du roman, par contre l’auteur ne réussit pas complètement à nous faire ressentir le climat de délabrement urbain dont il nous parle. Il nous manque une écriture plus évocatrice, plus poétique.

Andreossi

John l’Enfer. Didier Decoin

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Creezy. Félicien Marceau

Creezy de Félicien Marceau

Les trois premières et les trois dernières phrases du prix Goncourt 1969 sont identiques et donnent le ton du roman : « Elle est ronde cette place. Non, elle n’est pas ronde. Pourquoi ai-je dit qu’elle était ronde ? ». Des phrases très courtes tout au long du livre, qui donnent l’impression d’une action continuelle, sans aucune pause pour la réflexion. Félicien Marceau nous parle de la société du présent, qui avance dans une perpétuelle fuite en avant.

Il est dommage que l’intrigue du roman soit d’une banalité aussi insipide que le monde qu’il nous présente. Un député s’éprend d’un jeune mannequin et hésite : peut-il abandonner épouse et enfants pour Creezy, femme de papier glacé, plutôt fragile ? Le dénouement de l’histoire, à peine ambiguë, n’aide pas à une véritable compréhension de personnages qui restent aussi superficiels que l’univers décrit.

Le narrateur est le député qui nous fait part de son aventure et de sa découverte de Creezy : « Dans l’univers de Creezy, tout est immédiat, né de l’instant et aboli avec lui (…) Avant : rien, une zone obscure, même pas, l’obscurité est encore une question, des limbes, quelque chose de vague, de flou, à peine distinct du néant. Demain : cette idée ne nous effleure même pas. Le présent est autour de nous, immobile, figé, comme un givre (…) ».

Lui-même est embarqué dans un rythme qu’il ne maîtrise plus, symbolisé par des parcours en voiture désordonnés : « Les phares sautent d’un côté à l’autre, comme si la lumière volait en éclats, comme si devant nous courait un photographe ivre de ses flashes. Nous arrivons à un grand échangeur, cinq ou six routes qui s’enjambent. Arrivée au point le plus haut, Creezy arrête la voiture. Nous sortons. Au-dessous de nous, il y a de longues arches, de longues rampes courbes, qui s’en vont, qui reviennent, des piliers, des voûtes, des pans noirs, d’autres blancs et brillants, une lumière lunaire, blanche et gris pâle, sous de grands lampadaires ».

Si l’inanité de ce mode de vie nous est bien évoquée, si au-delà du brillant du papier glacé on sent poindre des zones d’ombre plus troubles, l’auteur n’est pas allé jusqu’au bout de son propos faute de personnages suffisamment convaincants.

Andreossi

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Le rivage des Syrtes. Julien Gracq

C’est une des plus belles réussites des jurés du Goncourt : le choix du  Rivage des Syrtes, en 1951. Mais aussi un échec pour eux : Julien Gracq n’a pas voulu de leur prix. Le roman n’avait pas besoin de cette publicité (certes involontaire de la part de l’auteur, rigoureux dans ses opinions), car il est depuis un des classiques de la littérature française.

On peut en savourer l’écriture, la précision des évocations paysagères, le vocabulaire parfois oublié. Nous passons des rivages « accores » à l’écume faiblement « effulgente ». Nous voici dans la chambre des cartes : « Les fenêtres débroussaillées laissaient miroiter sur les tables noircies une clarté plus vive, et parfois un rayon de soleil, qui tournait lentement avec les heures sa colonne de poussière, promenait comme un doigt de lumière sur le fouillis des cartes, tirait de l’ombre dans un tâtonnement ensommeillé un nom étranger ou le contour d’une côte inconnue ».

L’histoire que Gracq nous raconte est riche de plusieurs lectures possibles. Ce peut être celle du réveil d’une vieille cité endormie. Aldo est envoyé à l’Amirauté d’Orsenna comme Observateur. Il y trouve le capitaine Marino et ses lieutenants surveillant la côte des Syrtes, face à celles du Farghestan, ennemi héréditaire mais qui n’a pas bougé depuis trois siècles. Vanessa, maîtresse d’Aldo, issue d’une antique famille d’Orsenna, libère en son amant le désir de sortir le pays de l’inertie dans laquelle il s’est installé. Dans un geste intuitif, Aldo, aux commandes du navire Le Redoutable provoque les canons de la côte d’en face, débutant ainsi le processus vers la guerre.

Mais on peut y lire aussi une réflexion politique (et pessimiste) entre jeunesse et pouvoir. Ce sont  bien les jeunes gens qui se lancent dans cette aventure bien risquée, mais au bout du compte ils sont manipulés par les vieilles familles et leurs manigances. A la fin du roman, Aldo est reçu par un membre influent de la Seigneurie, qui lui révèle à la fois comment toute l’opération était calculée par le pouvoir, mais aussi comment celui qui a été utilisé est lié désormais aux puissants : « Quand un homme s’est trouvé une fois vraiment mêlé à certains actes trop grands pour lui et qui le dépassent, la conviction qu’une part de lui est demeurée méconnue, puisque de telles choses en sont nées- qu’il peut y avoir sacrilège à séparer ce que l’événement a uni ».

De belles phrases dans Le Rivage des Syrtes, mais pas seulement.

Andreossi

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Passage de l’homme. Marius Grout

En 1943, les jurés du Goncourt ont distingué Marius Grout et son « Passage de l’homme », conte philosophique bien pessimiste, ce n’est sans doute pas un hasard en pleine occupation allemande. L’auteur reste attentif jusqu’au bout à respecter la forme qu’il s’est choisi pour développer ses arguments, mais  il évite l’ennui du lecteur grâce à la brièveté de son roman.

Le narrateur laisse tout de suite la place à une vieille dame qui lui raconte une histoire qu’elle a vécue. Dans la maison familiale où elle vivait avec ses parents et sa sœur Claire, arrive un étranger vite adopté, qui s’installe chez eux en travaillant à la ferme. Il leur dit son projet : rejoindre les Îles, « où habitent des hommes meilleurs que nous ». Si, au village, il a du succès auprès des enfants, il n’en est pas de même avec  les représentants des institutions : le Curé et le Maître d’Ecole,  à  l’occasion d’une épidémie mystérieuse incitent les villageois à faire fuir l’Homme, accusé d’être un Démon et un Sorcier.

Le récit favorise les abstractions, rares sont les noms de personne, le plus souvent on a affaire à des désignations par fonctions : le Père, la Mère, le Fossoyeur, et surtout l’Homme. De même pour les lieux, le Village, le Fleuve, les Hauts… Lorsque l’Homme fabrique des objets ce sont les « Choses des Îles ».

Une fois l’Homme et Claire partis à la recherche des Îles, le village continue à se déchaîner sur la famille responsable des malheurs. Seule la narratrice parvient à survivre en acceptant de revenir à la messe. Après bien des années l’Homme est de retour, seul. Claire est morte, leur enfant aussi, et les Îles ne sont pas trouvées.

Quel sens donner à cette histoire ? Malgré les insuffisances et les violences des croyances bien installées (représentées par le Curé et le Maître d’Ecole), on ne peut espérer une société meilleure. Au-delà de la critique des idéologies, le rêve d’utopies est voué à l’échec : « Tout ce que je sais, c’est qu’il faut vivre, c’est qu’il nous faut brûler nos dieux, tous les faux dieux, ceux qui nous ont été enseignés, ceux qui sont venus de nos rêves, du regard de nous-mêmes sur nous, de nos complaisances et de nos peurs. (…) Il ne s’agit que d’être là, sérieusement là. Et de ne pas mentir. Il ne s’agit que de faire face ». On comprend que cette forme de non engagement ait pu plaire en 1943.

Andreossi

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Les Loups. Guy Mazeline

Parce que les jurés du Goncourt 1932 ont choisi « Les Loups » plutôt que « Voyage au bout de la nuit » de Céline, entré depuis dans l’histoire de la littérature, faut-il en refuser la lecture ? Le roman de Guy Mazeline est certes d’une écriture assez ordinaire, mais ce premier volume de la saga familiale des Jobourg se lit sans déplaisir et l’évocation du milieu havrais de la fin du XIXème siècle paraît vraisemblable.

Le port du Havre est omniprésent dans le roman : « L’avant- port était à peu près désert. L’eau calme et moirée, d’une densité de métal, donnait à ce paysage un air d’épuisement et ce vol de mouette en paraissait, même, plus lourd ». C’est qu’en effet l’ambiance est plutôt lourde dans la famille de Maximilien Jobourg. Ce dernier, héritier nonchalant d’une entreprise industrielle bien établie dans la ville perd peu à peu pouvoir et réputation, tant vis-à-vis de sa famille que du côté de la bourgeoisie locale.

Nous suivons cette évolution à travers le destin de ses enfants : si les filles de la maisonnée parviennent à se marier avant la déroute (avec un arriviste ou un homme riche), le sort des fils est moins tracé : l’aîné est pris dans un dilemme (partir sur les bateaux ou rester pour la belle Elisabeth), le deuxième, « boiteux », a du mal à se sortir d’un gros sentiment de frustration, et le dernier plein de santé, viril, accumule les bêtises.

C’est l’arrivée de la Martinique d’une fille secrète de Maximilien qui déclenche l’essentiel de l’intrigue. Que faire de cette jeune fille, Valérie, surgie d’un passé amoureux auquel il est resté attaché ? Le père reproduit le comportement de Virginie, sa propre mère : un attachement exclusif, pathologique, qui conduit Virginie à des manipulations fatales qui provoquent le suicide, et de Valérie et de Maximilien.

Les personnages sont travaillés, même ceux qui sont secondaires, et leurs portraits font image : « Ils ne pouvaient souffrir le son de cette voix, ce regard coulant sous les paupières bridées, ce visage de buis creusé qui donnait au lieutenant les allures d’un alchimiste de foire ». Les péripéties familiales s’inscrivent toujours dans un paysage : « Car dans l’impossibilité où l’on se trouvait de reconnaître l’horizon, il fallait pour en imaginer la présence lointaine, suivre longtemps des yeux le falot d’une barque ou les feux d’un navire qui semblait monter vers une région indéterminée du ciel ».

Ce choix des Goncourt peut être considéré comme un ratage, certes, mais ce n’est sans doute pas le plus gros.

Andreossi

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