A la recherche du temps perdu. Le temps retrouvé. « Je la reconnus, c'était Venise »

Marcel Proust La RechercheRevenu à Paris après de longues années passées en vain dans une maison de santé, le narrateur, qui a perdu tout espoir d’écrire, notamment en perdant, plus généralement, toute foi en la littérature, se rend à une matinée chez le prince de Guermantes.

C’est alors que, « au moment où tout nous semble perdu »:

J’étais entré dans la cour de l’hôtel de Guermantes, et dans ma distraction je n’avais pas vu une voiture qui s’avançait ; au cri du wattman je n’eus que le temps de me ranger vivement de côté, et je reculai assez pour buter malgré moi contre les pavés assez mal équarris derrière lesquels était une remise.

Il vit alors un moment de félicité, qui s’apparente à d’autres déjà vécus, dont celui, relaté au tout début de A la recherche du temps perdu, de la petite madeleine :

Au moment où, me remettant d’aplomb, je posai mon pied sur un pavé qui était un peu moins élevé que le précédent, tout mon découragement s’évanouit devant la même félicité qu’à diverses époques de ma vie m’avaient donnée la vue d’arbres que j’avais cru reconnaître dans une promenade en voiture autour de Balbec, la vue des clochers de Martinville, la saveur d’une madeleine trempée dans une infusion (…)

C’est alors qu’en un instant il retrouve et la foi en la littérature et celle en ses capacités d’écrivain :

Comme au moment où je goûtais la madeleine, toute inquiétude sur l’avenir, tout doute intellectuel étaient dissipés. Ceux qui m’assaillaient tout à l’heure au sujet de la réalité de mes dons littéraires, et même de la réalité de la littérature, se trouvaient levés comme par enchantement.

Mais entre l’épisode de la petite madeleine et celui du pavé de Paris, s’est écoulée presque une vie, une vie presque « gaspillée » aux yeux du narrateur qui se voyait écrivain. Aussi « Cette fois, j’étais bien décidé à ne pas me résigner à ignorer pourquoi, comme je l’avais fait le jour où j’avais goûté d’une madeleine trempée dans une infusion »:

Chaque fois que je refaisais rien que matériellement ce même pas, il me restait inutile ; mais si je réussissais, oubliant la matinée Guermantes, à retrouver ce que j’avais senti en posant ainsi mes pieds, de nouveau la vision éblouissante et distincte me frôlait (…)

Et enfin :

Presque tout de suite, je la reconnus, c’était Venise, dont mes efforts pour la décrire et les prétendus instantanés pris par ma mémoire ne m’avaient jamais rien dit, et que la sensation que j’avais ressentie jadis sur deux dalles inégales du baptistère de Saint-Marc m’avait rendue avec toutes les autres sensations jointes ce jour-là à cette sensation-là et qui étaient restées dans l’attente, à leur rang, d’où un brusque hasard les avait impérieusement fait sortir, dans la série des jours oubliés.

On dirait qu’on "y est" enfin… à très bientôt, bon week-end à tous !

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A la recherche du temps perdu. Le temps retrouvé. Le retour à Paris

Marcel Proust La RechercheLe premier séjour, de plusieurs années, que le narrateur fait dans une maison de santé est suivi d’un autre plus long encore, dans une nouvelle maison, où il ne guérit pas davantage.

Il finit par rentrer à Paris.

Durant le trajet en chemin de fer, une pensée mise de côté pendant ces longues années vient de nouveau l’accabler :

La pensée de mon absence de dons littéraires, que j’avais cru découvrir jadis du côté de Guermantes, que j’avais reconnue avec plus de tristesse encore dans mes promenades quotidienne avec Gilberte, et que j’avais à peu près identifiée, en lisant quelques pages du journal des Goncourt, à la vanité, au mensonge de la littérature, cette pensée, moins douloureuse peut-être, plus morne encore, si je lui donnais comme objet non ma propre infirmité, mais l’inexistence de l’idéal auquel j’avais cru, cette pensée (…) me frappa de nouveau et avec une force plus lamentable que jamais.

A son retour chez lui, il trouve un carton d’invitation à une matinée chez le prince de Guermantes.
Le nom de Guermantes retrouvant tout à coup à ses yeux, après un si long oubli, quelque ancien reflet enchanteur et, par ailleurs, la vie mondaine ne pouvant plus l’ôter, comme avant, à la tâche littéraire à laquelle il a désormais renoncé, il décide de se rendre à cette réunion mondaine.

Mais c’est parfois lorsque, désespéré tout à fait, on a fini par abandonner le projet qui nous était le plus cher qu’on tombe sur la clef qu’on ne cherche plus :

C’est quelquefois au moment où tout nous semble perdu que l’avertissement arrive qui peut nous sauver ; on a frappé à toutes les portes qui ne donnent sur rien, et la seule par où on peut entrer et qu’on aurait cherchée en vain pendant cent ans, on y heurte sans le savoir, et elle s’ouvre.

La suite très vite…

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A la recherche du temps perdu, ou « L'écriture… c'est pour demain »

Marcel Proust La RechercheLe narrateur a le désir de devenir écrivain dès son enfance, époque où il entreprend de décrire les clochers de Martinville (1).

Si le résultat n’est finalement pas des meilleurs, ainsi que M. de Norpois le lui fait remarquer indirectement en s’en prenant à Bergotte, modèle d’écrivain pour le narrateur (voir billet du 9 février 2007 sur M. de Norpois), il ne renonce pas pour autant totalement à son projet.
Du reste, ses parents et sa grand-mère l’encouragent dans cette voie, puisqu’il n’a pas d’autre vocation et que, par ailleurs, sa fragile santé ne lui permettrait certainement pas d’exercer un autre métier.

Mais les jours, les mois et les années passent doucement, sans qu’il ait écrit une autre ligne que la description enfantine des clochers de Martinville.

Toutefois, lorsque, quelques années plus tard, il se rend presque quotidiennement chez les Swann, il apprend que l’écrivain qu’il admire plus que tout autre, dont son ami Bloch lui a fait connaître les livres, le fameux Bergotte, est lui même un habitué du salon des Swann.
Cette fréquentation commune à Bergotte et au narrateur ne pourrait-elle pas avoir une influence décisive sur la mise en train de l’activité littéraire de celui-ci ? (2)

D’ailleurs, me disais-je, en passant ma vie chez les Swann, ne fais-je pas comme Bergotte ? A mes parents il semblait presque que, tout en étant paresseux, je menais, puisque c’était dans le même salon qu’un grand écrivain, la vie la plus favorable au talent.

S’il suffisait…

Et pourtant, que quelqu’un puisse être dispensé de faire ce talent soi-même, par le dedans, et le reçoive d’autrui, est aussi impossible que de se faire une bonne santé (malgré qu’on manque à toutes les règles de l’hygiène et qu’on commette les pires excès) rien qu’en dînant souvent en ville avec un médecin.

Quelques temps après, dans ce même salon de Mme Swann, ses conversations avec Bergotte à qui il a enfin été présenté lui redonnent quelque espoir, mais visiblement peu de courage :

Depuis quelque temps, les paroles de Bergotte se disant convaincu que, malgré ce que je prétendais, j’étais fait surtout pour goûter les plaisirs de l’intelligence, m’avaient rendu, au sujet de ce que je pourrais faire plus tard, une espérance que décevait chaque jour l’ennui que j’éprouvais à me mettre devant une table à commencer une étude critique ou un roman.

C’est alors qu’il se dit que le principe de plaisir qu’il poursuit dans la vie n’est peut-être pas applicable à l’écriture, voire que « ce n’est pas le désir de devenir célèbre, mais l’habitude d’être laborieux, qui nous permet de produire une oeuvre » :

Après tout, me disais-je, peut-être le plaisir qu’on a eu à l’écrire n’est-il pas le critérium infaillible de la valeur d’une belle page ; peut-être n’est-il qu’un état accessoire qui s’y surajoute souvent, mais dont le défaut ne peut préjuger contre elle. Peut-être certains chefs d’oeuvre ont-ils été composés en bâillant.

Et encore, plus tard, lorsqu’il partage la vie d’Albertine (3), laquelle l’encourage également dans la voie de l’écriture, il considère, chaque jour, que le lendemain sera celui où il s’y mettra enfin, mais…

J’avais promis à Albertine que, si je ne sortais pas avec elle, je me mettrais au travail. Mais le lendemain, comme si, profitant de nos sommeils, la maison avait miraculeusement voyagé, je m’éveillais par un temps différent, sous un autre climat. On ne travaille pas au moment où on débarque dans un pays nouveau, aux conditions duquel il faut s’adapter.

(1) dans Du côté de chez Swann
(2) dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs
(3) dans La prisonnière

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Le château de Seix, Centre d'interprétation des vallées du Haut-Salat

Château de Seix, centre d'interprétation du patrimoineComment les hommes et les femmes vivaient autrefois dans le Haut-Couserans et plus largement dans les Pyrénées, à l’époque où n’existaient ni routes ni automobiles ?

En parcourant le passionnant Centre d’interprétation des vallées du Haut-Salat au château de Seix (Pyrénées ariégeoises), on réalise que pendant des siècles, les modes de vie pyrénéens n’ont pratiquement pas changé.

Il faut attendre l’avènement de la révolution industrielle pour que ce « modèle » stable vole en éclats, laissant la place à un milieu géographiquement et économiquement marginalisé, ne devant sa survie, pour une grande partie, qu’au tourisme.
Si des éleveurs sont toujours en activité (et mis régulièrement sur le devant de la scène depuis quelques années avec l’affaire de la réintroduction de l’ours), ils ne sont que la survivance d’un pastoralisme autrefois dominant et ne peuvent masquer une transformation économique et sociale profonde.

L’enseignement le plus frappant de ce voyage dans l’histoire est d’ordre géographique finalement.
A savoir que la chaîne pyrénéenne ne fut pas toujours une barrière géographique pour l’homme !
A l’époque où il ne se déplaçait qu’à pied ou à cheval, les communications étaient presque aussi lentes en plaine qu’en montagne. En outre, comme les abords des rivières étaient soumis aux crues et étaient peu habités, les hommes ont évité d’établir les routes au fond des vallées…

Aussi, pendant longtemps, la montagne fut un territoire unitaire où les hommes se partageaient une culture et une vie économique commune.
Et la naissance de la frontière pyrénéenne n’a eu à cet égard que peu d’impact : en empruntant les nombreux sentiers de montagne, qui traversaient champs et villages, il n’étaient pas plus compliqué pour les habitants de la montage de se rendre en Espagne que de gagner la plaine.
Les échanges commerciaux entre la France et l’Espagne – en partie réalisés par colportage – allaient de soi, les différentes productions des deux versants se complétant : bétail, grain et vin quittaient la France pour l’Espagne, quand huile, sel et laine faisaient le chemin inverse.
Ajoutons que certains sentiers peu surveillés permettaient à une contrebande active de faire circuler bétail français et tabac, monnaie et sel espagnol, en dehors de tout contrôle douanier…
Mais les déplacements ne se limitaient pas aux marchandises : le décalage dans l’année des travaux des champs entre le nord et le sud des Pyrénées conduisait les paysans à enchaîner les « saisons ».

Les liens entre les habitants, qui impliquaient également des solidarités traditionnelles entre les populations autour du pastoralisme, n’étaient pas uniquement d’ordre économique.
Les hommes et les femmes ont longtemps partagé une vie religieuse commune, se déplaçant et participant aux mêmes fêtes et manifestations.
L’art roman est le reflet de cette unité. Il s’est épanoui sur toute la chaîne et les édifices romans étaient souvent réalisés par les mêmes artistes qui circulaient de Toulouse à la Catalogne.

Quelle était la nourriture habituelle des montagnards ?
A quoi servaient les granges ?
Qu’appelle-t-on « estive » ?
Quelles tâches de travail incombaient aux femmes ?
Pourquoi les habitants ont-ils quitté la montagne ?

Le Centre d’interprétation répond à ces questions et à de nombreuses autres, mettant en lumière ce « jadis », qui a persisté jusqu’au XIXème siècle, héritier d’une société millénaire que le pastoralisme avait façonné de manière unitaire.

A côté des explications simples et claires, des photos anciennes, des films, des maquettes raviront toutes les générations.

Abrité dans le château de Seix joliment rénové pour l’occasion, le Centre d’interprétation des vallées du Haut-Salat, moderne et savant, fournit à tous les amoureux des Pyrénées une approche indispensable – et souvent émouvante – qui permet de mieux comprendre le monde montagnard d’aujourd’hui.

Centre d’interprétation des vallées du Haut-Salat
Château de Seix (Ariège)
Tél. : 05 34 14 02 11
Office du tourisme du Haut-Couserans
Tél. : 05 61 96 00 01 (Mlle Pauline Chaboussau)
Entrée libre
Visites guidées gratuites

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Art roman et musique de chambre au Festival de Saint-Lizier

Festival de musique de Saint-LizierEn se baladant sur les routes de l’Ariège, on ne peut louper, juste avant d’arriver à Saint-Girons, sur le coteau de la la rive droite du Salat, la petite ville de Saint-Lizier.

Si son Palais des Papes s’étale avec superbe, sa cathédrale romane, elle, est presque dissimulée. On aperçoit à peine son clocher octogonal du XIVème siècle, au style pourtant particulier, dit toulousain.

Que ce coup d’oeil soit une invite à aller découvrir la cité d’origine gallo-romaine, devenue plus tard capitale religieuse du Couserans, blottie au pied des Pyrénées.

L’édifice roman abrite de magnifiques fresques, attribuées au Maître de Pedret, artiste anonyme espagnol auteur de nombreuses fresques murales, et probablement réalisées avant la consécration de la cathédrale en 1117.
Le cloître gothico-roman à deux étages est adorable de simplicité, avec ses fines colonnes en marbre surmontées de chapiteaux décorés à détailler très tranquillement.

Si par bonheur cette flânerie tombe fin juillet-début août, le visiteur sera surpris, en cette contrée belle mais sauvage, de voir entrer, en début de soirée, des musiciens vêtus de noir et se réunir, avec une joie toute intime, une petite foule de mélomanes fidèles : ce sont pour la plupart les mêmes que ceux de l’année dernière et pour certains, on le jurerait, les mêmes depuis plus de trente ans.

Le festival de musique de Saint-Lizier en Couserans, pour cette 36ème édition, a la promotion toujours aussi discrète, un affichage inexistant, un site internet réduit à sa plus simple expression.

Peu importe, en ce 9 août 2007, pour le dernier concert de la saison, comme pour les précédents, la cathédrale est pleine.
Et c’est à des Schubertiades (1), thème exclusif du festival 2007, que le public répond à nouveau présent.

Programme particulièrement raffiné ce soir-là : entrée très convaincante, avec la Sonate en la mineur pour arpeggione et pianoforte, interprétée sur instruments historiques par Christophe Coin – fondateur du Quatuor Mosaïques, directeur artistique de l’Ensemble baroque de Limoges – et David Lively, le directeur artistique du festival, suivi d’une romantissime Fantaisie en do « Wanderer » pour pianoforte, avant de finir par le bel ensemble associant Christophe Coin à l’arpeggione et le Quator Terpsycordes (Genève) pour un Quintette à cordes en ut majeur.

A l’entracte, pendant qu’une partie du public se désaltérait à la terrasse qui fait face au portail de la cathédrale, l’autre déambulait dans le cloître délicatement mis en lumière.
Il paraît que certains soirs, David Lively y organise de façon impromptue quelque passionnante causerie.
Douce, joyeuse et belle ambiance.
pour aller à Saint-Lizier Festival de Saint-Lizier en Couserans
tél. : 05 61 66 67 89
mél. : festival-de-saint-lizier@worldonline.fr
Places : 15 € à 35 € (TR : 10 € à 30 €). Abonnements.
Cliquer sur la carte pour l’agrandir

(1) nom donné aux soirées au cours desquelles les amis de Schubert se réunissaient autour de l’artiste pour écouter ses créations

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Chansons de… en bandes dessinées

Les chansons de Claude Nougaro en BDLa force et la pérennité des grandes chansons tient notamment aux images qu’à partir de quelques mots elles font surgir dans notre esprit.

Prenez Le coq et la pendule : sur le scénario quelque peu surréaliste de Claude Nougaro, c’est tout un film que l’auditeur voit se dérouler dans sa tête…

Cette puissance d’évocation, soulignée à merveille par le phrasé et la musicalité de "la Nougue", fait que cette chanson reste profondément gravée dans notre mémoire, sans qu’aucune écoute ne vienne jamais l’user.

Mettre des images, au sens propre cette fois, sur des grands textes de la chanson française, telle est l’aventure que les éditions petit à petit ont proposée à de jeunes dessinateurs de la BD.

Exercice délicat, tant le rapport à cet édifice sacré qu’est le patrimoine de la chanson touche à la poésie, nécessairement intime, de chacun.

L’exigence est si grande que forcément le lecteur sera à certains moments déçu (« l’esprit n’est pas tout à fait là ! »), voire heurté (« aucun rapport ! »).

Mais devant d’autres illustrations, on a plaisir à voir de « vraies » images sur ces chansons, et on accueille alors la subjectivité du dessinateur avec fraternité et complicité.

Le coq et la pendule est justement de celles-là. Sébastien Amouroux a choisi des teintes rosées en accord avec l’onirisme du texte, quand son trait vif et expressif souligne avec délice l’humour de la fable : très réussie.

Autre coup de coeur du recueil qui, selon le principe de la collection, compte onze chansons illustrées par autant de jeunes dessinateurs différents, Le jazz et la java réinterprétée par Emmanuel Romeuf : ses lignes qui swinguent, ses couleurs vives un peu fanées, les yeux pleins de malice de ses personnages donnent toute sa force à ce cruel combat, restitué dans l’ambiance enjouée et haute en tempérament des bals des années 1920/30…

A lire aussi, Les chansons de Jacques Brel en bandes dessinées, pour l’illustration soignée, évidemment tordante, des Bigotes, en parfaite osmose avec les paroles ciselées de la chanson ; mais aussi pour le simple plaisir de relire des textes comme ceux de Ces gens-là, La Fanette, Au suivant ou encore Jaurès.

A découvrir également, dans la même collection : Les chansons de Boby Lapointe, Georges Brassens, Edith Piaf, Nino Ferrer, Raphaël et bien d’autres.

Chansons de… en bandes dessinées
Editions petit à petit (2007)
90 p. environ, 15 €
Voir le catalogue complet et des extraits sur le site www.petitapetit.fr

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Caramel. Nadine Labaki

Caramel de Nadine LabakiElles sont fraîches, souriantes, vives, riantes. Et surtout : elles sont magnifiquement belles.

Leur port d’attache ? Un salon de beauté à Beyrouth, où elles travaillent, viennent se faire coiffer, manucurer, épiler – aïe, avec ce fameux caramel !

Ce qui les occupe, les surprend, les réunit : l’amour.

L’amour qui inquiète, quand il oblige à agrafer son col et ôter ses boucles d’oreilles pour aller dîner dans sa future belle-famille, et, à la veille du mariage, à retrouver à un hymen tout neuf…

L’amour qui se fait silencieux lorsque le coup de foudre frappe deux femmes mais que les codes sociaux n’autorisent que la sensualité d’un shampoing.

L’amour qui se fait souffrance lorsqu’il a pour décor une voiture cachée dans un terrain vague et pour musique la sonnerie du téléphone ou du klaxon qui annoncent les quelques instants volés de l’adultère amoureux.

Et puis, il y a ce flic qui rôde autour du salon de beauté, avec sa liasse de contraventions toujours prête, mais qui zieute doucement la superbe Layale, et qui est beau comme un acteur du cinéma en noir et blanc.

Autour de ces jeunes femmes, il y a aussi celles pour qui le temps a passé ; tante Rosa, qui est restée vieille fille mais n’a rien perdu de son charme infini ; et la "comédienne" qui, de liftings en brushings excentriques, voudrait faire croire qu’elle est encore en âge d’être indisposée…

En contrepoint des rigidités et des contraintes de la société libanaise – au carrefour de la modernité et des traditions : la solidarité féminine, la complicité, la tendresse.

Histoires d’amour et d’amitié, Caramel nous montre de magnifiques portraits de femmes, qui, à certains égards, pourraient se retrouver dans bien d’autres villes que Beyrouth.

Cette comédie provoque le rire gai et franc au détour d’une réplique ou d’une situation inattendue.
Mais c’est aussi un film-coup de coeur, qui nous émeut profondément par la grâce de ses personnages, et de très belles scènes loin d’être convenues.

Caramel
De Nadine Labaki
Avec Nadine Labaki, Yasmine Al Masri, Joanna Moukarzel, Gisèle Aouad
Durée 1 h 35

Nadine Labaki, âgée de 31 ans, est réalisatrice de films et de publicités au Liban. Caramel est son premier long-métrage.

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Chorus : un anniversaire enchanté

Chorus numéro soixanteQuinze ans déjà ! Voici quinze ans qu’au premier jour de chaque saison, Chorus paraît, après l’aventure de Paroles et musiques qui a duré dix ans, pour en arriver cet été à son soixantième numéro.

A l’occasion de ce bel anniversaire, la revue de référence de la chanson francophile nous offre une livraison exceptionnelle.

Revenant sur quinze ans de travail passionné de sélection du meilleur de la chanson, tous genres confondus, la rédaction a concocté son « Top 60 » des albums de ces quinze dernières années, « ceux qu’il convient absolument de posséder dans sa discothèque », comme le souligne le rédacteur en chef, Fred Hidalgo.

« Et voilà ces types qui se penchent sur nos mots, nos notes, nos contextes, nos petites personnes ; ces journalistes qui ont vraiment écouté, jusqu’au bout, et qui visiblement ne nous confondent pas avec un présentateur télé ou un footballeur ».

Ces mots que Jean-Jacques Goldman a écrits depuis sa retraite (lire l’intégralité de la lettre en ouverture de la revue) décrivent parfaitement la qualité de Chorus, qui se livre à une tâche d’autant plus nécessaire qu’elle n’est menée nulle part ailleurs dans la presse avec une telle curiosité et un tel sérieux.

Le « Top 60 » de la rédaction, donc, on y revient, et on l’adore : Souchon-le chouchou arrive en tête, avec C’est déjà ça, puis encore deux fois dans le classement avec La vie Théodore et Au ras des pâquerettes.
Un tel palmarès valait bien une interview, à laquelle l’artiste s’est prêté avec – c’était bien le moins – une bonne humeur toute folle de joie.

On retrouve bien sûr dans la sélection les « magnifiques » de la chanson française : Alain Bashung (Fantaisie militaire et L’imprudence), Claude Nougaro (Embarquement immédiat), Christophe (Comme si la terre penchait), Jacques Higelin (Paradis païen), Juliette (Mutatis mutandis et Rimes féminines), Francis Cabrel (Samedi soir sur la terre, Hors saison et Les Beaux Dégâts)…

Mais les plus jeunes sont plébiscités aussi, et c’est là tout Chorus : on ne peut les citer tous mais ce n’est que justice que Thomas Fersen (Le Bal des oiseaux, 4 et Pièce montée des grands jours), Benabar (Bon anniversaire), Camille (Le Fil) ou Raphaël (Caravane) soient de la partie.
Car justement, Chorus s’est toujours attaché à déceler et porter haut dans ses pages les nouveaux talents.
La rédaction est donc également revenue, dans ce soixantième numéro, sur les quinze « grandes découvertes », une par année, depuis 1992, donnant la parole à chacun des heureux élus sur les sentiments qu’ils ont gardés de leurs débuts, les artistes qui leur ont donné « l’envie », leurs sources d’inspiration…

Voici un extrait de ce qu’a répondu Vincent Delerm, où on vérifie que l’enfant gâté de la nouvelle chanson française a non seulement bon goût, mais aussi le sens du respect, et celui de l’humour :

« Je suis venu à la chanson en écoutant des disques, en allant aux concerts, en me disant que ce devait être marrant d’être Alain Souchon, que je retrousserais les manches au-dessus du coude comme Alain Souchon justement, dont j’aimais l’attitude, la séduction ; que derrière mon piano j’aurais la même position de jambes que Michel Berger ; que je m’habillerais en noir comme Barbara, qui m’impressionnait par son perfectionnisme, sa théâtralité… Sheller en solitaire, Romain Didier, Michel Berger ou Barbara ont fait que j’ai choisi le piano pour chanter ».

On aime bien aussi ce que dit le tout jeune Raphaël : « Je pense qu’écrire des chansons, c’est d’abord pour se faire plaisir à soi-même, un truc pour se rendre heureux (…). Et cela prend encore une autre valeur quand, dans un deuxième temps, ces chansons sont découvertes par les gens, qui se les approprient. On se nourrit de tout ce que l’on voit. On est saisi, tous les jours, par les contrastes de la vie. Par la beauté des choses. Par la tristesse ».

Ils sont donc quinze ; quinze à prendre, avec Chorus, ces accents de sincérité.
Allez vite les lire, les écouter et faire votre marché.

Chorus, les cahiers de la chanson
N° 60, été 2007
En kiosque et sur abonnement, 13 €
Site : www.chorus-chanson.fr

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Gretel Adorno – Walter Benjamin. Correspondance 1930-1940

walter benjamin correspondanceAu début des années 1930, l’écrivain Walter Benjamin fuit l’Allemagne pour se réfugier à Ibiza puis à Paris, en passant par le Danemark.
Ses conditions d’existence sont précaires ; son isolement, les difficultés à trouver du matériau et des soutiens pour ses travaux le minent.
Malgré ce quotidien souvent problématique, il ne cesse d’écrire, de trouver des sujets d’intérêt et d’investigation, notamment Paris et le XIXème siècle.

Gretel Karplus, diplômée de Chimie, compagne du philosophe Theodor Wiesengrund-Adorno fait la connaissance de Benjamin à Berlin peu de temps avant son départ.
Lorsque leur correspondance débute, elle vient d’être embauchée dans une manufacture de gants, dont elle prendra la direction rapidement.
Adorno enseigne à Oxford et la laisse pour l’essentiel du temps seule à Berlin, étreinte par le travail et ses responsabilités de chef d’entreprise.
Autour d’elle, la capitale allemande se dépeuple chaque jour davantage.

La correspondance de Gretel Karplus-Adorno et Walter Benjamin peut dans ce contexte apparaitre comme le trait d’union entre deux êtres écrasés par la solitude, dont chaque lettre vient alléger un peu le fardeau.

Mais elle ne ne peut être réduite à ce seul aspect.

Elle est aussi la marque d’une amitié sincère et profonde entre une femme et un homme devenus nécessaires l’un à l’autre et qui, par là-même pose la question : qu’est-ce que l’amitié entre un homme et une femme ?

Entre Gretel Karplus et Walter Benjamin, c’est d’abord une relation fraternelle, faite de protection et de dévouement mutuels, mais aussi un espace de liberté, de franchise et de respect.
Il y a cependant un autre partage : Walter Benjamin, malgré son absence de suffisance, et l’humilité à laquelle son dénuement l’astreint est aussi l’homme littéraire qui joue auprès de Gretel Karplus le rôle – et il est étonnant qu’il ait cette place à côté d’Adorno, dont Gretel Karplus future Mme Adorno est visiblement très amoureuse – de « partenaire intellectuel » .
S’il lui demande régulièrement les livres dont il a besoin pour son travail, il lui envoie sans cesse à son tour des romans, français notamment, qu’il choisit pour son amie dévoreuse de livres.

De son côté, Gretel Karplus – figure d’indépendance féminine malgré son besoin de protection – lui donne avec assurance son avis sur ses lectures, avis que son correspondant ne manque pas de solliciter le cas échéant.
Malgré l’aura de son compagnon Adorno, elle exprime franchement à Benjamin ce qu’elle pense de ses écrits et l’encourage systématiquement dans son travail.
Une estime intellectuelle extraordinairement réciproque, Benjamin regrettant souvent les « discussions sérieuses » qu’il avait avec elle. Ainsi, en 1939, alors qu’accablé tant par les difficultés personnelles que par la situation politique en Europe, il a de plus en plus de mal à écrire, il lui confie, à propos de ses travaux en cours : « Comme ce serait important pour moi d’en parler avec toi, un être sensé ! ».

Mais elle l’aide aussi matériellement autant qu’elle le peut, le conseille si elle anticipe une mauvaise direction, dans tous les sens du terme.
Lui a souvent des mots tendres, parfois poétiques, s’enquiert avec urgence de sa santé dans les périodes de migraines névralgiques qui la handicapent régulièrement.

D’un grand frère confident à une jeune femme en détresse ( « Comme toujours, je m’adresse à toi lorsque j’ai quelque chose sur le coeur dont je n’arrive pas à venir à bout » lui écrit-elle en 1937 lorsque le mariage avec Adorno qu’elle attend depuis des années lui paraît enfin possible), d’une mère protectrice à un écrivain desespéré, c’est une alchimie de forces et de fragilités qu’est faite cette singulière relation entre deux êtres dont la curiosité intellectuelle, le désir de connaître, la vivacité d’esprit sont le socle commun et inébranlable.

Jalonnée de joie, d’inquiétudes et de crises, c’est plus qu’une amitié, c’est presque une histoire d’amour : « où passe finalement la subtile limite entre amitié et amour ? ». C’est Gretel Adorno qui un jour pose ouvertement la question.

Gretel Adorno – Walter Benjamin. Correspondance 1930-1940
Le Promeneur – Gallimard (2007)
411 p., 26,50 €

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La mer. John Banville

La mer de John BanvilleA l’aube de la vieillesse, Max perd son épouse, vaincue par la maladie.

Il décide alors de retourner à Ballymoins, le village de bord de mer où, enfant, il passait ses vacances dans un bungalow avec ses parents.
Là, il s’installe dans la maison qu’un certain été la famille Grace avait louée.
La villa des Cèdres, qui l’avait alors fait tant rêver est aujourd’hui une pension de famille, tenue par Mlle Vavasour.

Cinquante ans se sont écoulés depuis ce fameux été : presque une vie.
De cette vie, de ces cinquante années, on saura peu.

C’est sur ses « extrêmités » que Max s’attarde : sa propre enfance, et la mort de sa femme.
Comme si à chacun de ses moments, le monde avait changé (« Mais, d’ici l’ultime changement, le plus crucial, notre vie ne change-t-elle pas radicalement à chacun des moments qui nous sont donnés de vivre ? » se demande pourtant Max) ; comme si quelque chose s’était alors cristallisé.

Quoi de commun entre ces deux périodes pourtant : d’un côté, la mer, le soleil, les peaux nues de Chloé et Connie Grace ; d’un autre les cliniques, la détresse, la maladie ?
Peut-être ce sentiment de perte, d’abandon ; le deuil à faire, la culpabilité ou les culpabilités, y compris celle d’avoir fui son milieu modeste pour s’élever socialement, d’abord en côtoyant les riches Grace, puis, plus tard, en épousant la fortunée Anna ?

Sur fond de bel été finissant et de station balnéaire presque désertée, Max se « refait » les deux histoires. Il replonge dans une enfance dont la fraîcheur, les découvertes, l’envie, les émois, les troubles sont demeurés parfaitement intacts.
Et des douze derniers mois passés près de sa femme malade, il mesure l’abîme qui s’est alors creusé, insidieusement, au point qu’il se demande, malgré le beau couple qu’ils formaient, si Anna et lui se sont vraiment « connus ».

De son écriture ultra-précise et souvent poétique, John Banville cisèle les émotions au fil du récit.

Le retour, chargé d’intrigue, que le narrateur fait constamment sur son passé, sa magnifique mélancolie (« Quels petits vaisseaux de tristesse nous faisons, à voguer dans ce silence étouffé à travers la pénombre de l’automne ») font de La mer un roman beau et troublant, qui berce en permanence le lecteur entre ses deux pôles qui s’attirent autant qu’ils s’opposent, la vie dans son érotisme le plus fort, et la mort, soudaine et implacable, effrayante.

La mer. John Banville
Traduit de l’anglais (Irlande) par Michèle Albaret-Maatsch
Robert Laffont, Pavillons (2007)
247 p., 20 €

Irlandais, âgé de 62 ans, John Banville a reçu, pour La mer, le prestigieux Booker Prize.

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