Jean-Christophe, l’adolescent. Romain Rolland

Le deuxième prix de La vie Heureuse, en 1905, (prix qui deviendra Fémina bien plus tard), est attribué au troisième volume de la série Jean-Christophe qui en comptera 8 au total.

Si aujourd’hui Romain Rolland est toujours lu grâce à ses essais ou sa correspondance, son œuvre de romancier à succès du début du XXe siècle paraît bien oubliée.

Il faut avouer que le lecteur d’aujourd’hui a bien du mal à se passionner pour les aventures de cet adolescent convaincu de son génie, pris dans les émois sentimentaux de son âge, le tout conté dans une langue sans relief.

Jean-Christophe est un jeune allemand de 15 ans, pianiste talentueux qui donne concerts et leçons de piano. Il vient de perdre son père, et suit sa mère qui emménage dans la maison du vieux Euler qui y vit avec sa fille, son gendre et leur fille Rosa. La culture et la noblesse des sentiments du jeune homme souffrent du climat familial et des rencontres réalisées : « tôt ou tard la réaction devait venir contre la bassesse des pensées, les compromis avilissants, l’atmosphère fade et empestée , où il vivait depuis quelques mois (…) mais qu’est-ce donc que ce besoin de souiller, qui est chez la plupart, – de souiller ce qui est pur en eux et dans les autres- ces âmes de pourceaux, qui goûtent une volupté à se rouler dans l’ordure, heureux quand il ne reste plus sur toute la surface de leur épiderme une seule place nette ! »

Ce sont les relations aux femmes et jeunes filles qui lui donnent les leçons de la vie. Rosa, aussi adolescente, est amoureuse de lui. Mais il la méprise, pour sa « laideur » et pour son bavardage intempestif. Sabine est une jeune veuve qui ne demande qu’à être aimée, mais aussi bien son indolence que la timidité de Jean-Christophe empêche la réalisation de leurs désirs. Une relation s’engage avec Ada, qui a de l’expérience, mais dont les jeux amoureux sont insupportables à Jean-Christophe pour qui la vie doit être d’un sérieux à toute épreuve.

Certains caractères de l’adolescence sont tout de même bien vus : « Tout son corps et son âme fermentaient. Il les considérait, sans force pour lutter, avec un mélange de curiosité et de dégoût. Il ne comprenait point ce qui se passait en lui. Son être entier se désagrégeait ». Mais cela ne suffit pas pour être convaincu de l’intérêt à lire les sept autres volumes de la série.

Andreossi

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Prix Fémina 1910. Marie-Claire de Marguerite Audoux

Marguerite Audoux pouvait-elle publier sous son nom, celui de son père victime de l’imagination d’un employé de mairie ? Donquichote avait été donné comme patronyme à cet « enfant trouvé » mais Marguerite a choisi le nom de sa mère, pour signer son premier roman qui lui a valu le prix Fémina en 1910. L’anecdote nous situe dans l’univers très modeste de l’auteure, dont la carrière littéraire est tout à fait exceptionnelle, non pas par le nombre de ses écrits publiés, mais par sa trajectoire même, d’orpheline sortie d’un internat religieux pour devenir bergère, puis couturière, enfin écrivaine à succès.

Les hasards des rencontres avec des gens de lettres ont tiré de ses tiroirs le manuscrit de ses souvenirs écrits pour elle-même. Octave Mirbeau est subjugué : « Lisez Marie-Claire… Et quand vous l’aurez lue, sans vouloir blesser personne, vous vous demanderez quel est parmi nos écrivains –et je parle des plus glorieux- celui qui eût pu écrire un tel livre, avec cette mesure impeccable, cette pureté et cette grandeur rayonnantes ». C’est en effet le style qui séduit, très loin de l’emphase de bien des romans de l’époque. Une grande simplicité au service d’une évocation suggestive, un don d’observation des êtres qui l’amène à des formules très heureuses.

Ainsi la supérieure du couvent dans lequel elle passe son enfance : « Elle avait un sourire qui ressemblait à une insulte ». Ainsi la mère de l’homme qu’elle aime : « Elle disait des mots dont le sens m’échappait. Je trouvais seulement que ses paroles avaient une odeur insupportable ». Malgré les épreuves vécues dans son enfance puis comme jeune fille, elle n’apparaît pas comme essentiellement victime, insistant sur la complexité des personnes qui l’ont entourée, et sur la diversité des rapports entretenus avec elle. Les religieuses sont aimantes, distantes ou autoritaires, les patrons de la ferme ne sont pas des exploiteurs sans scrupules.

Certes la vie de Marie-Claire connaît de cruelles déceptions, mais elle est contée de telle manière que l’espoir vers des jours meilleurs paraît proche. « Les cris des moissonneurs semblaient parfois venir d’en haut, et je ne pouvais m’empêcher de lever la tête pour voir passer les chars de blé dans les airs ». Une autobiographie qui ne se soucie pas de mettre en valeur la narratrice, qui décrit avec délicatesse les situations provoquées par une vie modeste.

Nous pouvons poursuivre le devenir de Marie-Claire par la lecture de « L’atelier de Marie-Claire », paru dix ans après et couplé au prix Fémina dans certaines éditions : la vie d’un atelier de couture au début du XXe siècle y est très attachante et nous retrouvons avec beaucoup de plaisir la justesse du regard de Marguerite Audoux.

Andreossi

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Dieu est né en exil. Vintila Horia

Drôle d’aventure pour le Goncourt 1960 : attribué, il n’a pas été décerné. C’est qu’on a découvert que son auteur, Vintila Horia, après un passé de militant fasciste, avait été condamné dans son pays d’origine, la Roumanie. Réfugié après 1945 en France puis en Espagne il connaît bien la condition d’exilé qui est le thème de son roman écrit dans un impeccable français.

L’auteur, à partir des écrits du poète Ovide, imagine la tenue d’un journal de ce Romain banni par l’empereur Auguste en l’an 9. Exilé à Tomes, dans l’actuelle Roumanie, Ovide commence à ne penser qu’au retour à Rome. Mais au bout des huit ans de relégation, son état d’esprit a beaucoup évolué, car il a appris à connaître les « barbares » du lieu, les Gètes, et est prêt à abandonner le polythéisme romain pour la nouvelle religion émergente, le christianisme.

Nous suivons année après année cette évolution, qui passe par l’abandon de la vie urbaine qu’il a connue et l’évocation de sa jeunesse, dans une atmosphère de douce mélancolie : « Le soir était calme, il faisait encore chaud, les feuilles des oliviers se renversaient doucement dans la brise en faisant voir leur ventre argenté, comme de petits poissons dans une eau limpide ».

Ovide devient de plus en plus critique vis-à-vis de l’impérialisme romain : « Les Romains faisaient avancer partout les limites de l’empire, à force de couper des têtes et d’implanter des lois, sans se douter que la terre n’avait pas de fin et que leur entreprise demandait autant d’hommes que tous les autres hommes de l’espace à conquérir ». Il observe comment certains peuples gardent une bonne part de leur culture : « Notre civilisation a sans doute ses avantages et les Gètes savent en profiter. Ils tolèrent la présence des Grecs qui ont su les apprivoiser, en faisant de leurs villes des centres commerciaux florissants où les Gètes viennent changer leurs produits ».

C’est par rapport à la religion que le changement dans les valeurs d’Ovide est le plus manifeste. Grâce à des rencontres qui l’ont marqué, comme avec sa servante Dokia, ou avec le médecin Grec Théodore, il est séduit par le monothéisme. Théodore raconte : « Comment pouvais-je croire encore à Zeus, l’adultère, le criminel, le jouisseur, l’inverti, quand, devant mes yeux, à Alexandrie, j’apprenais que Dieu était un seul, quoique sa substance était triple ? Connaissez-vous cette doctrine ? Elle est d’une grande beauté ».

Peut-être Vintila Horia a-t-il pris des libertés avec l’Histoire, mais son roman n’en reste pas moins très agréable à lire.

Andreossi

Dieu est né en exil. Vintila Horia

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Saint Germain ou la négociation, Francis Walder

Roman original que ce Goncourt 1958 : l’auteur imagine les dessous des tractations qui ont abouti à la paix de Saint Germain en Laye en 1570, mettant provisoirement fin à la guerre entre royauté et huguenots. Les péripéties de la négociation sont décrites avec beaucoup de finesse, offrant au lecteur quelques recettes de diplomatie réussie.

Le narrateur est monsieur de Malassise (personnage effectivement historique) chargé par le roi Charles IX de traiter avec le parti huguenot. Il est accompagné d’un militaire, le baron de Biron et ont tous deux comme interlocuteurs deux représentants de l’amiral de Coligny. Un personnage féminin, jeune cousine de de Malassise, passée du côté protestant, intervient dans l’affaire, pour pimenter quelque peu le roman sans l’envahir toutefois.

L’essentiel réside dans les commentaires du négociateur qui nous rend compte de quelques règles utiles en matière de diplomatie. Par exemple ne pas se laisser surprendre par l’imprévu : « J’ai toujours observé qu’en négociation l’élément imprévu est de précieux rapport pour qui sait s’en servir. Chaque délégation vient avec un programme d’idées et d’arguments faits d’avance (…) Dès lors, toute nouveauté, même favorable, sème le trouble dans cet ordre préconçu et produit un moment d’incertitude, dont l’esprit le plus vif tire parti avant les autres ».

Un des points majeurs des pourparlers est celui de la liberté de culte qui sera octroyée à quelques villes. Les deux partis tombent immédiatement d’accord sur Montauban et La Rochelle. Reste à s’entendre sur deux autres villes. De longs marchandages concernent Sancerre et Angoulême, mais finalement sont choisies Cognac et La Charité sur Loire. Entre temps il a fallu déployer beaucoup d’habileté et passer par le cabinet de la reine mère Catherine de Médicis.

Parmi les règles énoncées par de Malassise on retiendra le souci d’aller chercher le contact humain jusque chez l’adversaire : « Malgré tout ce sont des hommes, des hommes, sensibles par conséquent à ce qui est humain, et le sort des négociations huguenotes dépend de leurs sensibilités, comme dépend de la mienne celui des négociations royales. Les connaître, les faire parler d’eux, les amener à s’ouvrir ».

Et puis c’est le militaire de Biron qui rappelle la raison fondamentale de ces rencontres : « La guerre, dit-il, couvre des choses affreuses, vous le savez, mais qui sont vraies, et cela ne se sait pas suffisamment. On ne peut pas les traiter comme des idées. Les cadavres dans les champs, cela existe réellement, et cela ne ressemble à rien de ce que vous connaissez ».

Deux ans après cet accord de paix, c’est le massacre de la Saint Barthélémy.

Andreossi

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Trois jours chez ma mère. François Weyergans

La lecture du Goncourt 2005 achevée, la question douloureuse est posée : mais quel est le sens de ce récit divagant, qui apparaît finalement comme le livre d’un auteur en mal d’inspiration, qui noircirait des pages parce que l’échéance du contrat signé avec l’éditeur approche à grand pas ?

L’hypothèse est suggérée à maintes reprises par François Weyergans lui-même. C’est bien le portrait d’un écrivain atteint de procrastination sévère auquel nous sommes soumis. François Weyergraf, héros de l’aventure, a en effet le projet d’écrire le roman « Trois jours chez ma mère ». Ce n’est pas sa seule ambition d’écriture d’ailleurs : « Et si j’écrivais en vitesse ce livre sur les volcans ? Il y a des choses qu’il faut faire très vite. Je pourrais m’y mettre tout de suite et le finir avant Noël ». Mais aussi : « Et mon livre sur les chaises ? J’y pense depuis le jour où Delphine, qui n’entendait aucun bruit en provenance de ma pièce, vint frapper à la porte et, comme je ne répondais pas, elle s’affola et ouvrit, pour découvrir l’homme qu’elle aime assis et dormant d’un sommeil de plomb ».

Comme un autre projet s’intitule « Coucheries », le récit est ponctué de rencontres sexuelles de cet écrivain qui a au moins du succès auprès des femmes. Miracle, il arrive à produire trois chapitres de « Trois jours chez ma mère » qu’il nous soumet. Il met en scène le romancier François Weyerstein : « Il en fait un écrivain comme lui. ‘Trois jours chez ma mère ‘ racontera les aventures et les mésaventures de ce Weyerstein qui, très désemparé le jour de ses cinquante ans, annule tous ses rendez-vous et décide d’aller passer quelques jours chez sa mère pour souffler un peu et faire le point ».

Si l’on en juge de ce qui nous en est donné dans ces trois chapitres, les aventures de Weyerstein ne semblent pas avoir davantage d’intérêt que celles de Weyergraf, et la mise en abyme de Weyergans présente autant de surprises que le démontage de poupées gigognes, en moins amusant toutefois.

Andreossi

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Dans la main de l’ange, Dominique Fernandez.

C’est une autobiographie imaginaire qui a été primée par le jury Goncourt en 1982. Dominique Fernandez fait écrire un certain Pier Paolo P, pourtant assassiné à Rome quelques années avant, et c’est bien les conditions de cette mort qui ont suscité ce gros roman, que l’on lit avec un double intérêt, celui qui croise l’histoire de l’Italie et celle d’un homosexuel des années 40 à 70.

Le nom de Pasolini n’est jamais énoncé, et ses œuvres, aussi bien écrites que cinématographiques, sont à peine évoquées, mais l’auteur s’est appuyé sur les éléments les plus publiquement connus du cinéaste pour dresser un autoportrait certes inventé, mais qui présente au final une certaine cohérence.

Car P.P.P. était certainement une personnalité complexe, qui n’a pas toujours été comprise de son vivant, en particulier sur le plan de ses idées politiques : il s’est ainsi opposé à la légalisation de l’avortement dans son pays, tout en soutenant l’extrême gauche. Il a eu aussi très souvent des démêlées avec la justice, parfois pour des affaires de garçons, mais aussi à propos d’histoires étranges, comme celle d’une agression dans une station-service. Le point fixe d’une vie troublée reste la mère : « Quant à ma mère, elle ne fut jamais pour moi que maman. Ce mot qui s’enroule sur lui-même, avec la douce volute de sa consonne labiale répétée du bout des lèvres, me tendait l’image d’un cocon, d’un refuge, d’un nid ».

Sa vie sexuelle supposée est le fil conducteur du roman, et elle est très dépendante des normes sociales de l’Italie catholique. Nous assistons à l’évolution de la pensée d’un homme qui passe d’une société où la norme hétérosexuelle est très prégnante à une société plus permissive mais qu’il a du mal à suivre, comme on le voit à propos des plus jeunes qui revendiquent leur choix sexuel : « Ce qui ne dépend pas plus de ma volonté que la couleur de mes cheveux ou la forme de mon nez deviendrait une cause à défendre ? ».

Dominique Fernandez suppose des pratiques sexuelles définies très tôt chez son personnage : la passion pour des jeunes garçons bruns, des rencontres toujours à l’extérieur, particulièrement dans des terrains vagues : « L’amour restait pour moi quelque chose qu’il fallait faire à part, dans l’ordure de la zone, incognito, en dépouillant ma double condition de fils et d’intellectuel ». De quoi amener le lecteur à l’issue fatale, cet assassinat en fait jamais réellement expliqué pour Pasolini, mais logique pour Pier Paolo P. : « J’avais remis ma vie entre les mains les plus indignes de la recevoir, rétabli entre Pierre et Paul l’équilibre d’une fin ignominieuse, servi de jouet sanglant à l’ardeur homicide d’un imberbe, expié autant mes fautes que celles de l’humanité ».

Andreossi

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L’exposition coloniale, Erik Orsenna.

Faut-il être passionné par l’histoire de l’industrie du caoutchouc pour prendre plaisir à la lecture du Goncourt 1988 ? Peut-être. En tout cas, si ce n’est pas le cas, il est bien difficile de suivre avec intérêt les péripéties de la vie de Gabriel Orsenna, né dans les années 80 du 19ème siècle et que nous accompagnons jusqu’aux années 50 du 20ème.

La thématique permet à notre héros de connaître le Brésil, région d’origine de l’hévéa, puis Clermont-Ferrand, capitale du pneumatique, et divers lieux de compétition automobile ou cycliste dans lesquels doivent être mises à l’épreuve les innovations technologiques caoutchouteuses.

La vie intime de Gabriel est placée, on ne s’en étonnera pas, sous le signe du rebondissement : son père rebondit de femme en femme, tandis que lui-même n’hésite pas entre Clara et Ann, les deux sœurs avec lesquelles il partage sa vie au gré de leurs intermittentes rencontres.

Ce très long roman semble fait de fiches de préparation de concours aux Grandes Ecoles, à condition toutefois que ces derniers concernent la petite histoire: par exemple celle de la course cycliste « circuit des champs de bataille » de 1919, ou celle de Freud vivant lui aussi entre deux sœurs, ou celle de l’opposition surréaliste à l’exposition coloniale de 1931, ou encore sur les Six Jours du Vel d’hiv à Paris, sur les soins du corps féminin dans les années 20… Nous sommes saturés d’informations dont nous ne savons que faire.

Si nous lisons « il faut faire de sa vie une exposition universelle », nous nous demandons si nous avons ici exposée la bonne méthode. Le statut du texte est lui-même déroutant : la plus grande partie est écrite à la troisième personne, mais Gabriel intervient fréquemment en tant que « je ». De plus, on croit comprendre qu’il s’agit d’un manuscrit lu par les deux sœurs, puisqu’il leur arrive de laisser des notes en bas de page, ou même, bien curieusement, d’intervenir au sein du texte.

Mais c’est sans doute la plasticité des personnages qui nous empêche d’adhérer vraiment au roman, car ils n’ont pas assez de solidité, de force, pour tenir la distance des près de 700 pages. Le style lui-même, léger, sous le mode dominant de la plaisanterie, n’aide pas à s’arrêter vraiment sur une histoire qui reste caoutchouteuse de bout en bout.

Andreossi

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Les égarés. Frédérick Tristan

Le prix Goncourt 1983
Le prix Goncourt 1983

Et voici, pour passer un bel été, le 19ème épisode du feuilleton des prix Goncourt revisités par Andreossi. Une bonne idée de lecture, ça tombe bien pour profiter des vacances, pour les faire arriver plus vite… ou pour s’en remettre ! Bonne lecture à tous !

Mag

En cette année 1983 le jury du prix Goncourt a eu la main très heureuse : Les égarés est un roman aux lectures multiples, dont l’intérêt tient à la fois au style posé du narrateur qui retrace les événements qu’il a vécus pour les comprendre, et paradoxalement aux nombreux codes du roman feuilleton du XIXe siècle, tels que l’enfant abandonné au tourniquet, le mystère de la naissance, la mère frappée de folie à la suite d’un choc émotionnel, l’enlèvement d’enfant, les sociétés secrètes, et ces rencontres de hasard suffisamment invraisemblables pour nous convaincre.

Un écrivain anglais, plutôt conservateur rencontre Jonathan Varlet, jeune séducteur que rien n’arrête dans sa recherche d’identité. Ils parviennent à un accord sur lequel ils ne reviendront jamais : l’écrivain écrit dans la discrétion et Varlet prend sa place dans le monde, avec la célébrité, les honneurs et même le Nobel de littérature. Cette disposition permet le renvoi constant des échos de la vie de l’un dans la vie de l’autre. La trajectoire aventureuse de l’un trouve résonance dans l’œuvre de l’autre.

La recherche de Varlet sur ses origines se mêle à la situation politique de l’époque du récit : les années 1933 à 1937 qui voient la montée du nazisme en Allemagne, et le début de la guerre civile en Espagne. L’Europe paraît comme égarée, et la plupart de ses dirigeants comme incapables de voir vers quelles catastrophes ils approchent. L’écrivain cherche à comprendre ce monde dans lequel il vit : « Il me semblait être tombé dans un monde éclaté où des myriades de fragments couraient en tous sens, comme si une armée de fourmis s’était saisie des pièces d’un puzzle et s’était mise à grouiller de telle façon que nul, jamais plus, ne parviendrait à recomposer l’image primitive définitivement dispersée ».

Varlet paie cher sa lutte pour réveiller les consciences sur les persécutions que vivent les Juifs, et tente de trouver aux côtés des Républicains espagnols de quoi racheter les fautes de ce monde aveugle, tandis que Cyril l’écrivain, par le biais de récits qui plongent avec toute son érudition dans l’histoire, poursuit sa réflexion sur la littérature : « Le livre est ce jardin où l’on apprend à bien comprendre et à bien aimer. C’est un extérieur qui vous révèle notre intérieur. Lire ce n’est jamais sortir de soi. C’est y pénétrer ».

Le charme de la lecture de ce roman doit beaucoup au style conventionnel des œuvres de littérature plutôt populaire, dans lesquelles, au-delà des escaliers dérobés qui conduisent à une chambre secrète, de la découverte de lettres révélatrices enfouies dans un vieux carton, c’est toute une façon de raconter qui séduit : « Les événements dont je vais vous entretenir, mon cher Cyril, me furent révélés par fragments et je ne compris pas toujours quelle était leur signification. Il me fallut souvent attendre que l’on dévoilât à mes yeux un autre jour de mon passé pour que s’éclaire tel épisode dont je n’avais saisi que l’apparence ».

Andreossi

Frédérick Tristan, Les égarés, 1983.

 

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Amedeo Modigliani. L’œil intérieur

modigliani_femme_assise_robe_bleueNotre ami Jean-Yves s’est rendu au LaM dans le Nord pour visiter la rétrospective consacrée à Modigliani… Ce qu’il en dit nous fait pâlir d’envie ! Merci Jean-Yves de partager ainsi ce magnifique moment de peinture !

Mag

Le LaM à Villeneuve d’Ascq, qui détient une collection exceptionnelle de peintures, sculptures et dessins de Modigliani propose une très belle traversée de l’œuvre de l’artiste, né en Italie en 1884 et arrivé à Paris en 1906.

modigliani_lamCette présentation est construite en trois parties, à la fois thématiques et chronologiques. La première s’attache à démontrer la diversité des sources d’inspiration de Modigliani : il est fou d’art égyptien qu’il consulte régulièrement au Louvre, mais sa sensibilité s’imprègne aussi des références khmères, cycladiques et africaines. S’essayant à la sculpture malgré un manque de formation dans cette discipline, il s’entoure des conseils de Brancusi qu’il a rencontré à Montparnasse, mais il doit abandonner cet art pour des raisons de santé et financières (il ne parvient pas à trouver de mécène). De cette époque, on admire une très belle « Tête de femme », la seule sculpture en marbre de l’artiste, mais aussi des dessins et une superbe « Cariatide » sur fond bleu, dessinée au crayon et lavis d’encre.

tete_rouge_amedeo_modiglianiLa deuxième partie met en évidence l’importance du portrait d’artiste dans sa production. Dès 1915-1916, Modigliani cherche à définir son style, immédiatement reconnaissable : figures de forme ovoïde, yeux le plus souvent sans pupilles et de hauteurs distinctes, nez aux arrêtes tranchées, cous en pur cylindre, fonds minimaux et abstraits… Côtoyant les peintres de la future Ecole de Paris (Moïse Kisling, Chaïm Soutine, Pinchus Kremègne), Modigliani dresse leur portrait dans des tableaux et croque aussi (au crayon ou au graphite) Max Jacob, Pablo Picasso (qui le sous-estimait) et Jean Cocteau qui, n’aimant pas la représentation faite de lui par le peintre italien, s’en séparera rapidement. Toutes ces œuvres sont intéressantes, mais on se permettra une préférence pour la « Tête rouge » qui synthétise à la fois l’art africain, le cubisme, le fauvisme et l’art de Cézanne. L’exposition ne manque pas de rappeler que ce dernier est la référence absolue de Modigliani.

modigliani_jeune_filleLa fin de l’exposition est consacrée aux dernières années de l’artiste. Soutenu par le marchand d’art Léopold Zborowski, dont il dressera deux beaux portraits, accrochés aux murs du musée, Modigliani parvient à une peinture plus sereine. Les couleurs s’éclaircissent, la ligne des corps s’arrondit et devient plus voluptueuse, comme en témoigne le « Nu assis à la chemise », dont le dessin raffiné et la touche délicate restituent toute la fragilité de la femme. La présentation de ses nus lors d’une exposition de décembre 1917 fera scandale. Mais la préoccupation première du peintre reste le visage. Modigliani continue à représenter ses amis artistes et ses proches, mais il donne aussi une place plus importante aux anonymes. Il ne peindra des paysages (qui demeureront rares dans sa production) qu’à partir de 1918, lors d’un séjour dans le sud de la France organisé par Zborowski.

modigliani_nuL’exposition rend également hommage à Roger Dutilleul que Modigliani rencontre en 1919 et qui deviendra un collectionneur assidu du peintre (il achète et échange 35 peintures et 26 dessins) et ne cessera de défendre son œuvre bien au-delà de la mort de l’artiste en 1920. La donation par son neveu Jean Masurel de quatorze pièces de la collection est à l’origine de la création du LaM, qui a donc toute légitimité pour monter cette rétrospective, la première d’importance depuis celle organisée au Musée du Luxembourg en 2002. Au-delà de la qualité des pièces présentées, l’exposition est passionnante par son côté didactique qui permet de suivre l’évolution du parcours de l’artiste au travers de ses influences, de ses rencontres…

La visite donne aussi l’occasion de s’attarder dans les collections permanentes du musée, riches de quelques tableaux cubistes de Picasso et de Braque, d’œuvres de Fernand Léger, de Miro, de Jenkins, et de pièces représentatives de l’abstraction lyrique : Manessier, Poliakoff, Staël, Estève, Ubac…

Amedeo Modigliani. L’œil intérieur

LaM

1, allée du Musée – Villeneuve d’Ascq (59)

Jusqu’au 5 juin 2016

Jean-Yves

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Léon Morin, prêtre. Béatrix Beck

leon_morin_beatrix_beckRevisite des prix Goncourt : voici la 16ème étape. Andreossi a pris goût à se balader ainsi dans la littérature couronnée en son temps par l’institution. Et il y trouve de tout, y compris du très bon ! Bonne lecture !

Mag

Le roman couronné par le Goncourt 1952 nous fait vivre sous l’occupation italienne puis allemande dans un village du midi de la France. La Résistance y est contée sans pathos, incluse dans une vie quotidienne où collaborateurs et résistants se fréquentent en voisins de toujours. La narratrice est une jeune veuve, employée, vivant seule avec sa fille, comme Béatrix Beck à l’époque. Elle est jeune et très seule : « L’esprit était aussi tourmenté que le corps. J’avais beau me dire qu’elles n’avaient pas de sens, qu’elles étaient infécondes, les questions métaphysiques de mon adolescence ne se posaient pas moins pour moi à nouveau, lancinantes ».

Elle voit une porte de sortie à ses interrogations (et à ses désirs ?) : la provocation envers les curés, fortement présents dans un village où l’accusation d’être juif menace tellement tout le monde que les parents s’empressent de faire baptiser leurs enfants. Barny elle-même porte le nom juif de son mari. Elle se décide à entrer au confessionnal et sa première phrase « La religion est l’opium du peuple », jetée à l’oreille du prêtre, l’entraîne dans une relation passionnée, car Léon ne réagit pas comme elle l’attendait : « Pas exactement répondit Morin du ton le plus naturel comme si nous continuions une conversation déjà commencée. Ce sont les bourgeois qui ont fait de la religion l’opium du peuple. Ils l’ont dénaturée à leur profit ».

A partir de là les rencontres se multiplient entre ces deux jeunes gens, et leurs discussions se déroulent sur le mode de la joute verbale. Aucun des deux n’a sa langue dans la poche, et les dialogues sont éminemment savoureux : « Il vous manque un mari continua-t-il. –Tant pis ! répliquai-je. Je me fais l’amour avec un bout de bois ».

Car les corps, s’ils se défendent de toute approche mal venue entre une jeune femme et son confesseur, parlent tout de même, et le lecteur est amené à penser tout au long du roman : laquelle, lequel, va craquer ? En fait la surprise vient de Barny : « Voilà, je suis flambée. –Vous êtes flambée ?-Oui, je me convertis. Je suis à vos ordres. Morin parut consterné. Il demanda avec sollicitude : -Qu’est-ce qui vous est arrivé ? –Rien, je vais devenir, ou redevenir, catholique. –Pourquoi ? –Je suis acculée, je me rends. –Vous êtes peut-être un peu trop fatiguée, ou sous-alimentée ces temps-ci ».

Les conversations sur la religion continuent de plus belle après la conversion, tandis que les jeunes femmes papillonnent autour du prêtre. Léon cultive la résistance dans les divers sens du terme, alors que le monde de Barny se divinise : « Le tampon encreur, le timbre dateur, l’agrafeuse, le balai, le fer à repasser, le couteau de cuisine devinrent des objets saints, compagnons et auxiliaires de ma rédemption ».

C’est par la qualité des dialogues que ce roman nous emporte. Les phrases sont courtes, le ton très agréable à entendre, avec l’autodérision suffisante pour alléger les chicanes religieuses. Béatrix Beck a été aussi une nouvelliste de talent, faisant preuve d’une fantaisie décelable dans Léon Morin, prêtre, malgré la rudesse de l’époque décrite et la gravité des propos échangés.

Léon Morin, prêtre de Béatrix Beck (Folio)

Prix Goncourt 1952

Andreossi

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