Le lambeau. Philippe Lançon

Philippe Lançon, rescapé du massacre de l’équipe de Charlie Hebdo en 2015 publie ce livre, qui lui vaut le prix Fémina, trois ans après. Grièvement blessé (il a, entre autres, la mâchoire inférieure emportée par une balle) il nous conte comment l’écriture a été le moyen de retrouver une place dans un monde qui l’avait lâché.

D’abord par nécessité de la communication avec les autres : ne pouvant plus parler, avant qu’une longue série d’opérations lui reconstitue une mâchoire, il échange à l’aide d’une tablette sur laquelle il écrit. Dès les premières semaines d’hôpital il peut exercer son métier de journaliste en envoyant des articles à Charlie et à Libération. Il s’aperçoit que cette activité est essentielle à sa reconstruction : « Quand j’écrivais au lit, avec trois doigts, puis cinq, puis sept, avec la mâchoire trouée puis reconstituée, avec ou sans possibilité de parler, je n’étais pas le patient que je décrivais ; j’étais un homme qui révélait ce patient en l’observant, et qui contait son histoire avec une bienveillance et un plaisir qu’il espérait partager. Je devenais une fiction ».

Car l’enjeu est de recoller à un monde qu’il ne partage plus. Allongé tout contre les cadavres de ses amis, il voit un visage s’approcher : « Je me souviens simplement qu’elle fut la première personne vivante, intacte, que j’aie vue apparaître, la première qui m’ait fait sentir à quel point ceux qui approchaient de moi, désormais, venaient d’une autre planète –la planète où la vie continue ».

Nous pouvons faire avec lui l’inventaire de tout ce qui lui a permis de revenir, dont il parle avec une extrême délicatesse, avec une grande justesse et beaucoup d’honnêteté. D’abord sa propre capacité à accepter, dès la première phrase écrite : « écrire, c’était protester, mais c’était aussi, déjà, accepter. La première phrase a donc eu cette vertu immédiate : me faire comprendre à quel point ma vie allait changer, et qu’il fallait sans hésitation admettre tout ce que le changement imposerait ».

Il a pu aussi compter beaucoup sur la famille, sur son ex-épouse et son frère en particulier ; ses amis et amies, dont la variété même des personnalités a constitué un réconfort. Une place particulière est faite aux soignantes et soignants, dont de beaux portraits restent dans la mémoire du lecteur : Chloé la chirurgienne miracle, la Marquise des Langes, Annette aux yeux clairs, Serge l’anesthésiste et bien d’autres, comme la première infirmière dont il se souvient : « J’étais enveloppé dans sa jeunesse comme dans un tapis, certes rugueux, certes troué, mais volant et filant dans l’instabilité vers une contrée où je n’aurais pu aller seul, une contrée où la vie était brutalement la plus forte ».

L’ont suivi, tout au long de son parcours de reconquête, la littérature (Proust, Kafka) et la musique (Bach). Il ne s’interroge pas beaucoup sur les assassins, mais à la suite d’une discussion avec un ami sur la question du Mal, il conclut : « Ni la sociologie, ni la technologie, ni la biologie ni même la philosophie n’expliquaient ce que d’excellents romanciers, eux, avaient su décrire. Il n’y avait peut-être aucune explication au goût de la mort donnée ou reçue ».

La littérature nous pousse à vivre.

Andreossi

Facebooktwitter

Les robes de Marcel Proust au Palais Galliera

greffulhe_par_ottoAu tournant du siècle la comtesse Greffulhe (1860-1952) régnait sur la vie mondaine et artistique parisienne. Elle fut immortalisée par Marcel Proust à travers le personnage de la duchesse de Guermantes dans La Recherche. D’où le titre de l’exposition à voir jusqu’au 20 mars : La mode retrouvée.

Elisabeth de Riquet de Caraman-Chimay reçoit une éducation cultivée, tournée vers les arts, notamment la musique. Son mariage avec le richissime vicomte Henry Greffulhe, d’un très grand intérêt financier pour cette jeune fille de haute lignée mais sans dot, fait d’elle une épouse trompée et délaissée.

La comtesse Greffulhe consacre alors son énergie et sa position sociale à la promotion des arts, en particulier en levant des fonds pour organiser concerts et ballets : Wagner, Fauré, Isadora Duncan, les Ballets russes de Diaghilev… Elle produit, promeut, monte des festivals, dirige les Chorégies d’Orange… Sa beauté – yeux noirs, allure élancée, taille de guêpe – alliée à son esprit fascinent et son salon est le plus couru de Paris.

worth_robe_byzantineExposées pour la première fois, ses robes témoignent de cet éclat. Si la comtesse poursuivait la plus grande élégance, celle-ci ne lui suffisait pas : il lui fallait en outre l’originalité. Son oncle Robert de Montesquiou raconte : « Elle se faisait montrer, chez les couturiers en renom tout ce qui était en vogue ; puis quand elle devenait certaine que fut épuisé le nombre des élucubrations fraîchement vantées, elle levait la séance, en jetant aux faiseurs, persuadés de son édification et convaincus de leur maîtrise, cette déconcertante conclusion : “Faites-moi tout ce que vous voudrez… qui ne soit pas ça !” ».

Le parcours s’articule dans les cinq espaces du palais Galliera. Dans le salon d’honneur, une lettre de Marcel Proust ébloui par le comtesse adressée à Robert de Montesquiou accueille le visiteur, qui voit  se déployer autour de lui de spectaculaires créations signées Worth, Vitaldi Babani ou Fortuny : « cape russe », « tea-gown » coupée dans tissus de velours ciselé bleu foncé et vert d’inspiration Renaissance, « robe byzantine » en taffetas lamé bordée de zibeline portée à l’occasion du mariage de sa fille…

nina_ricci_ensemble_soir_La grande galerie présente une série de robes du soir à se pâmer. Nina Ricci, Jenny, Jeanne Lanvin… beaucoup de noir et d’ivoire ; légèreté, souplesse, drapé, tombé : tout est infiniment recherché, travaillé. Des accessoires sont à voir dans la petite galerie est : admirez la finesse des broderies ornant les gants, les pochettes à lingerie et les bas. Côté ouest, des photographies de la comtesse (notamment de Otto et Paul Nadar)  permettent de se rendre compte de son allure et de son sens de la mise en scène.

Enfin, on termine en apothéose dans la salle carrée, avec une robe du soir en velours noirs sur laquelle sont appliqués des motifs de lys, emblème de la comtesse Greffulhe depuis que Robert de Montesquiou l’avait dans un poème comparée à cette royale fleur : « beau lys d’argent aux yeux de pistils noirs… ». A la fin de sa vie, l’auteur de La Recherche courait encore après la photo la montrant dans sa divine robe.

La mode retrouvée, Les robes trésors de la comtesse Greffulhe

Palais Galliera

10, avenue Pierre 1er de Serbie – Paris 16°

Du mardi au dimanche de 10 h à 18 h, nocturne le jeudi jsq 21 h

Entrée 8 euros, gratuit pour les – de 18 ans

Jusqu’au 20 mars 2016Facebooktwitter

Le peuple de la mer. Marc Elder

peuple_de_la_merDéjà le 12ème épisode du feuilleton des Goncourt sur maglm, avec le prix 1913. A l’occasion de cette lecture, Andreossi nous rappelle que l’attribution des prix littéraires ne préjuge pas toujours de la postérité des œuvres !…

Mag

On a du mal aujourd’hui à repérer le nom de Marc Elder dans l’histoire de la littérature, et davantage encore à le placer aux côtés des noms prestigieux que sont Alain-Fournier et Marcel Proust. Pourtant les trois auteurs ont été associés dans la liste des sélectionnés pour le prix Goncourt 1913 : et c’est Marc Elder qui l’a emporté ! Nous nous garderons de comparer Le Grand Meaulnes et Du côté de chez Swann au Peuple de la mer, mais, cent ans après, lisons le lauréat sans remords.

Trois récits nous font vivre la vie rugueuse des marins de l’île de Noirmoutier au début du vingtième siècle. Des personnages se retrouvent d’une histoire à l’autre, dans un climat de violence sourde, et parfois, pour le besoin des intrigues, plus enflammée. La mise à mort ponctue chacune de ces tragédies : d’abord celle d’une barque, puis celle d’une femme, enfin celle des jeunes marins. Nulle tendresse ne se manifeste dans le cœur de ces hommes, et si la solidarité s’exprime, c’est surtout dans le domaine familial.

« Quand Jean-Baptiste débarqua dans l’Herbaudière, le village agonisait de liesse. On achevait de boire le chargement de la Ville de Royan recueilli après le naufrage. (…) De fait il n’y avait que des alcools de marque et des apéritifs. Ils se les étaient disputés sur la grève, à coups de poing». L’alcool fait l’homme, ainsi que le constate le vieux Tonnerre : « L’homme et le chien couchaient ensemble, mangeaient ensemble, allaient à la mer ensemble. Egalement taciturnes, ils ne pensaient sans doute pas plus l’un que l’autre. Mais Tonnerre avait conscience de sa supériorité et savait bien que l’autre était une bête puisqu’il ne buvait pas d’alcool ».

Nous sommes loin, avec ce roman, de la perspective nostalgique des récits de terroir. C’est l’étrangeté même de ces modes de vie qui est décrite, sans aucune complaisance pour une société « aux frontières » dans ses diverses définitions : celles de la bienséance, celles des civilités, et la frontière géographique. La force physique domine le sentiment, la colère prend le pas sur la raison, la mer défait l’humanité. Pouvait-on trouver littérature plus opposée à celle de Proust ?

Le vocabulaire des marins constitue le charme de ce livre, même si la consultation d’un dictionnaire peut parfois être utile : « Il décida la retraite, mais le jusant ayant échoué la yole, il longea l’étier, du côté des marais, jusqu’à l’écluse dont le bâtis s’élevait dans les étoiles en manière de guillotine ».

Un dépaysement dans la rudesse, dans les embruns, dans un monde qui semble très lointain et qui n’a pourtant qu’un siècle.

Andreossi

Le peuple de la mer

de Marc Elder

Editions de RégionalismesFacebooktwitter

Proust contre Cocteau. Claude Arnaud

proust_contre_cocteauNovembre 2013 a célébré le centenaire de la publication de Du côté de chez Swann, le 1er tome de A la recherche du temps perdu dont l’édition complète s’est étalée jusqu’en 1927, cinq ans après la mort de son auteur Marcel Proust.

Cet anniversaire a naturellement donné lieu à moult nouveaux essais sur La Recherche, dont le brillant Proust contre Cocteau de Claude Arnaud, récipiendaire de la Madeleine d’Or le 23 novembre dernier.

Tous les deux ans, à l’initiative du Cercle Littéraire Proustien de Cabourg-Balbec, le prix de la Madeleine d’Or vient récompenser un texte en français relatif à l’œuvre de Marcel Proust. La cérémonie se déroule au Grand Hôtel de Cabourg, lieu de villégiature de Proust, et dont il s’est inspiré pour décrire celui de Balbec dans son roman. Le jury, placé sous la présidence d’Evelyne Bloch-Dano, est composé de Michel Blain, Jérôme Clément, Laurent Fraisse, Jean-Paul Henriet et Gonzague Saint Bris.

Lorsqu’ils font connaissance, fin 1909-début 1910, Cocteau a 21 ans, deux recueils de poèmes à son actif et des dons à revendre, déjà célébrés par le Tout-Paris. Proust approche la quarantaine, et demeure « un chroniqueur mondain fait pour décrire interminablement les fêtes du comte de Montesquiou dans Le Figaro, ou l’un de ces amateurs fortunés habiles à commenter l’œuvre d’autrui, bien plus qu’à produire la leur ».

Issus tous deux de la bourgeoisie et des classes du lycée Condorcet, ils parlent la même langue et partagent avec leurs amis Hahn et Daudet fils un même humour moqueur. Malgré la différence d’âge, ils ont les même références artistiques, celles du passé exclusivement car, ainsi que le disait Paul Morand « 1914, c’était encore 1900, et 1900, c’était encore le second Empire ».

Littérairement, si l’aîné est aussi lent que son cadet véloce, chacun estime l’autre plus doué que soi ; l’admiration est réciproque, de même que l’amitié, malgré la tyrannie à laquelle Proust, exclusif à l’extrême et maladivement susceptible, soumet tous ses proches, mais contre laquelle Cocteau résistera quelque peu.

C’est par étapes éditoriales que la déchirure viendra : après son refus de publier Du côté de chez Swann, dont Cocteau fut un ardent défenseur (alors « qu’ils ne sont pas nombreux à crier au génie »), La NRF se rallie à la cause proustienne ; mais elle refuse de publier Cocteau. Après la guerre, ce dernier, comprenant que le monde a changé et qu’il est contraint à « la modernité », bouleverse son style pour épouser l’avant-garde. Malgré cette évolution, et le soutien de Proust, La NRF continue de rejeter celui qui reste à ses yeux un héritier salonnard d’un autre temps.

Cocteau en veut à Proust, qui lui en veut de lui en vouloir. Quand en 1922, « épuisé par quinze années d’écriture, de maladies récurrentes et d’insomnies », l’auteur de La Recherche finit par rendre l’âme, il ne recevait plus son cadet depuis plusieurs mois.

Finalement, La NRF proposera à Cocteau d’écrire un texte sur son ami disparu. Puis elle achèvera son « mea culpa » envers Cocteau en publiant Thomas l’Imposteur

Si, en retraçant cette amitié faite d’admiration réciproque, Claude Arnaud fait le récit d’une « lutte impitoyable pour la survie qui anime les espèces, y compris littéraires », il suggère que le plus cannibale des deux fut sans doute celui qui paraissait le plus lent, le plus faible et le plus tourmenté… Mais il ne manque pas non plus, en une synthèse superbe, de rappeler le talent de ce « dévoreur » : « Proust sera l’unique rescapé de cette révolution qui relègue le Paris d’avant-guerre au Musée Grévin (…). L’héritier assumé qu’est Proust n’aura même pas à faire l’effort de devenir moderne : il en aurait été incapable. En pleine furie dadaïste, on ne lui demandera que d’achever d’embaumer les princes et les cocottes de cette Belle Epoque deux fois déchue, en les ridiculisant pour toujours : c’est en brûlant ce qu’il avait adoré qu’il s’assurera une postérité royale ».

 

Proust contre Cocteau

Claude Arnaud

Grasset, Septembre 2013, 203 pages

 Facebooktwitter

Proust ou les intermittences du coeur

Ballet de l'Opéra, Roland Petit, Proust ou les intermittences du coeur
Roland Petit s’est toujours attaché à mettre en lien la danse et la littérature.
En 1974, celui qui allait rester à la tête du Ballet national de Marseille pendant vingt-six ans créé à l’Opéra de Monte-Carlo Proust et les intermittences du cœur.
Il est alors le premier à proposer une adaptation chorégraphique de La Recherche.
En 2007, le ballet entre au répertoire du Ballet de l’Opéra national de Paris. Sa reprise cette saison est l’occasion de découvrir ou de redécouvrir ce magnifique spectacle.

Accompagné d’un choix séduisant de compositeurs du XIXème, les deux actes réunissant au total treize tableaux sont dédiés successivement aux univers féminins puis masculins du roman. Après une ouverture sur le clan Verdurin – esprit duchesse de Guermantes, ce qui est déjà un programme en soi – Roland Petit s’attèle à ce qui constituera le fil conducteur de sa "lecture dansée" de Proust : les passions.

L’évocation de la sonate de Vinteuil – cette phrase musicale devenue pour Charles Swann symbole de l’amour – surgit d’un splendide duo, tendre, fluide, à l’épure émouvante. Viendront ensuite les aubépines de l’enfance du narrateur et sa prime passion pour Gilberte, puis Balbec et ses jeunes filles en fleur et, déjà, les soupçons quant aux amours d’Albertine et Andrée. Son incurable jalousie conduira le narrateur à faire d’Albertine sa prisonnière. Ce dernier tableau La regarder dormir, se clôturant sur la disparition d’Albertine, extrêmement métaphorique, est d’une splendeur à couper le souffle.

Tout au long de ce premier acte, la délicatesse puis la force des sentiments, mais aussi la finesse d’écriture de Marcel Proust sont merveilleusement transposés, tandis que les costumes et les décors (que Roland Petit a fait recréer pour l’entrée du ballet au répertoire de l’Opéra de Paris), où dominent blancheur et transparence illustrent élégamment le propos.

La deuxième partie nous plonge dans l’univers tourmenté des hommes et du vice, notamment celui du terrible baron de Charlus, sempiternellement aux prises avec ses passions et ses démons. Un acte beaucoup plus sombre, où la duplicité de Morel, le jeune violoniste dont Charlus est amoureux fou s’incarne dans un contraste de noir et de blanc, où les maisons de plaisir apparaissent dans un classique rouge et noir, où le supplice du baron est teinté de gris.
L’obscurité de la ville privée de ses lumières pendant la guerre donne lieu à un tableau de corps dénudés en ombres chinoises d’une troublante beauté.
Enfin, sur une musique de Wagner, survient "Cette idée de la mort…", ballet macabre où les mondains hier si brillants apparaissent comme de pauvres automates dont les années ont figé les traits, où la duchesse de Guermantes elle-même se révèle dans toute sa vanité, où le narrateur, face au miroir que constitue cette société réalise que le temps a passé et que la mort ne va pas tarder.

Proust ou les intermittences du cœur
Chorégraphie et mise en scène : Roland Petit
Musiques : Ludwig van Beethoven, Claude Debussy, Gabriel Fauré, César Franck, Reynaldo Hahn, Camille Saint-Saëns, Richard Wagner
Décors : Bernard Michel, cosumes : Luisa Spinatelli
Orchestre de l’Opéra national de Paris, direction musicale : Koen Kessels
Opéra national de Paris
Palais Garnier – Place de l’Opéra, Paris 2ème (tel. : 08 92 89 90 90)
M°Opéra, bus 20, 21, 22, 27, 42, 66, 68, 81, 95
Du 27 mai 2009 au 8 juin 2009
Tous les jours sauf le dimanche à 19 h 30
Places de 6 € à 85 €

Facebooktwitter

Venises. Paul Morand

Paul Morand, Venises, L'Imaginaire GallimardA la fois mémoires d’une longue histoire d’amour commencée en 1906 et consignée en 1971, autobiographie sélective et carnets de voyage d’un hôte fidèle, Venises est sans doute le "classique" pour commencer avec Venise, si l’on ne l’a pas déjà fait avec Marcel Proust.
Proust que l’on croisera très vite avec Morand, qui aime à rappeler sa rencontre avec l’écrivain, à évoquer leur commune fascination, et qui à son sujet observe :
« Où était la Venise de Proust, sinon en lui-même ? A travers toute la Recherche, Venise restera le symbole de la liberté, d’affranchissement contre la mère, d’abord, ensuite contre Albertine ; Venise c’est l’image de ce que la passion l’empêche de réaliser ; Albertine lui cache Venise comme si l’amour offusquait tous les autres bonheurs. »

La promenade dans les Venises de Paul Morand a le charme des souvenirs splendides mais un peu lointains, ce parfum poudré des salons aux ors vieillis mais dont subsiste l’essence, résistance au temps et aux temps, raffinement obstiné, vénération de ce qui est beau et ne s’oubliera pas.

La plume fine comme une lame de Paul Morand ne paraît aujourd’hui nullement émoussée ; par ses formules géniales, tour à tour lyriques ou satiriques, il continue d’enchanter.
Dans le texte consacré au marché du Rialto, il nous fait même rêver. Cette Venise-là existe-t-elle encore :
« Dans la cuisine italienne, le rôle des herbes, peu utilisées ailleurs, vendues par de vieilles herbières édentées ; une alchimie de fanes, de laîches des marais, de cresson doux, de mélisses, de lichens comestibles ; dix variétés de cerfeuils, des menthes à l’infini, origan, marjolaine, de petites mousses d’assaisonnement qui, écrasées, composent les sauces, dont cette salsa verde, arrosant le bouilli, inconnues même en Provence. » ?

Venises. Paul Morand
L’Imaginaire Gallimard (1971) 215 p.

Facebooktwitter

A la recherche du temps perdu. L'imagination

proust2Place est aujourd’hui réservée à la demande de Sola sur « l’imagination » dans l’œuvre de Proust (commentaire du billet Un amour de Swann du 19 janvier dernier).

Dans La Recherche, l’imaginaire est omniprésent : il n’est pas seulement un thème, il est une voûte céleste qui recouvre l’ensemble de l’oeuvre.

La puissance d’imagination du narrateur le conduit d’ailleurs souvent à rencontrer de terribles déceptions.

Ce sera le cas, par exemple, lorsqu’il découvrira enfin le fameux tympan de l’église de Balbec, dont il n’attendait rien de moins que de la magie : il n’éprouve alors qu’une tiède sensation face aux sculptures pourtant connues pour être splendides.

La même situation se produira lorsque l’occasion lui sera donnée d’aller au théâtre admirer la célébrissime Berma, moment fort désiré, dont il s’était fait une joie longtemps à l’avance.
A la fin de la représentation tant espérée, il n’est ébloui qu’à moitié, ce qui est bien peu en considération de ce qu’il avait imaginé.
Le lendemain, la presse, les personnes « autorisées » affirmeront pourtant qu’il s’agissait non seulement d’une interprétation de Phèdre tout à fait exceptionnelle, mais en outre l’interprétation la plus émouvante que la divine comédienne ait jamais donnée.
Le narrateur est alors bien perplexe.
Cependant, quelques temps plus tard, lorsqu’il sera loin de la réalité des planches, il fera, dans sa vie intérieure, « le chemin inverse » : en revivant le spectacle dans son souvenir, il va lui (re)trouver valeur et majesté :

Mon intérêt pour le jeu de la Berma n’avait cessé de grandir depuis que la représentation était finie parce qu’il ne subissait plus la compression et les limites de la réalité (…)

Mais le plus fort des rêveries du narrateur va très vite se porter sur les femmes.
Toutes les femmes qui le marquent commencent par le hanter sur le terrain fertile de son imagination, à partir d’une simple vision, alors qu’il ne les connaît pas réellement. C’est justement le fait qu’une femme lui soit inconnue qui la rend désirable à ses yeux. Lorsqu’il fait enfin la connaissance de la femme convoitée, celle-ci perd immédiatement une partie de sa puissance d’attraction.
Pour qu’elle continue à l’obséder, il faut qu’elle conserve une part de mystère : ainsi, dans cette place cachée, son imagination s’engouffre, s’emballe, ne cesse de « se raconter des histoires ».
Ce sera le cas avec Albertine: s’il en demeure amoureux, c’est uniquement – affirme-t-il en tout cas à certains moments – parce que sa jalousie (donc son imagination) est excitée à l’idée de ce que son amie peut faire lorsqu’elle sort sans lui. Pourtant, au lieu de l’accompagner dans ses sorties qu’il ne peut empêcher, le narrateur reste dans sa chambre, mettant en place une foule de scenarii … et souffre.

Laisser Albertine aller seule dans un grand magasin par tant de gens qu’on frôle, pourvu de tant d’issues qu’on peut dire qu’à la sortie on n’a pas réussi à trouver sa voiture qui attendait plus loin, j’étais bien décidé à n’y pas consentir, mais j’étais surtout malheureux. (…) Heureux ceux qui le comprennent assez tôt pour ne pas trop prolonger une lutte inutile, épuisante, enserrée de toutes part par les limites de l’imagination et où la jalousie se débat si honteusement que le même qui jadis, si seulement les regards de celle qui était toujours à côté de lui se portaient un instant sur un autre, imaginait une intrigue, éprouvait combien de tourments, se résigne plus tard à la laisser sortir seule, quelquefois avec celui qu’il sait son amant et préfère à l’inconnaissable cette torture du moins connue !

Bon week-end à tous ; bonne lecture !

Facebooktwitter

La petite madeleine de Proust

proust&En novembre 1913, Marcel Proust publie à compte d’auteur le premier volume de la Recherche, Du côté de chez Swann.

Les éditions Gallimard acceptent rapidement le deuxième volume, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, pour lequel il reçoit le prix Goncourt en 1919.

Le dernier volume, le Temps retrouvé, sera publié en 1927.

Le passage le plus fameux de son œuvre est celui de la petite madeleine qu’il déguste avec une cuillère de thé, saveur grâce à laquelle il va retrouver un doux souvenir.

C’est le tout début de la recherche du temps perdu, qu’il poursuivra sur plus de 3000 pages. Depuis près d’un siècle, cette quête, portée par une écriture incomparable, touche inlassablement le lecteur.

L’extrait de la petite madeleine, c’est la très chaleureuse invitation de Mag à lire ou relire, toutes affaires cessantes, l’oeuvre de Marcel Proust.

Bon week-end à tous.

« Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n’était pas le théâtre et le drame de mon coucher, n’existait plus pour moi, quand un jour d’hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, finalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. (…)
Et tout à coup le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. (…) Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, les plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. »

Facebooktwitter