La vie moderne. Raymond Depardon

La vie moderne, Raymond DepardonCe sont des routes désertées, au milieu de paysages magnifiques mais qui ne sont pas là pour ça. Au bout du bout, ce sont des hameaux de pierre qui semblent avoir été toujours là.
Le jour tombe, Marcel rentre ses brebis, appelle sa chienne en patois ; comme hier, comme avant-hier, comme chaque soir depuis combien de temps ?
Il est l’aîné des deux frères Privat, quatre-vingt ans bien sonnés chacun, restés à la ferme du Villaret dans les Cévennes après leurs parents, et restés célibataires aussi.
Leur neveu Alain vient de se marier avec Cécile, venue du Pas-de-Calais. Active et souriante, elle dit bien s’adapter ; sa fille Camille, quinze ans, taiseuse, se tient bien sur la roue du tracteur et pourrait devenir agricultrice plus tard. La relève assurée, enfin ? Les choses ne vont pas de soi. "Conflit de génération ?" demande Depardon. "Non !", s’exclame Raymond, le cadet des deux oncles, à la fois passionné et réfléchi. "Le métier a évolué. je me souviens de ma mère qui se levait à 6 heures du matin pour faire le feu et préparer le café. Il n’y avait pas d’électricité. On n’était pas bien moins que les autres. C’était comme ça chez tout le monde. Alors elle se levait à 6 heures et elle allumait le feu. Nos parents, c’était autre chose."
Ainsi Raymond Privat répond à Raymond Depardon sur la question du conflit des générations : pas à côté, mais "de côté". A l’image de la façon dont Depardon le filme, magnifique : en léger contre-champ, de trois-quart, assis à la table de la cuisine. Son frère Marcel est en face de lui, un peu de biais aussi. Plus "rouscagneur" que bavard, il est plus direct aussi, plus à vif : "Je n’aime pas qu’on me marche sur les pieds et les gens qui n’aiment pas qu’on leur marche sur les pieds. Voilà." Toujours au sujet de la belle-nièce toute neuve. Ce sera à peu près tout pour Marcel.
Depardon questionne encore : "Et la succession ?" "C’est là que le bât blesse" résume Raymond. "C’est là que le bât blesse" répète-t-il.
C’est dire le climat de confiance qui s’est installé entre le documentariste et ces paysans de moyenne montagne, dans les Cévennes ou en Haute-Loire, là ou les terrains accidentés ne permettent que l’élevage. Depardon les a parcourus pendant dix ans pour aller à la rencontre de ces hommes et de ces femmes qui vivent "loin de tout", mais si présents à leur terre, à leur bétail, à leurs pierres.

Raymond Depardon vient de ce monde-là, l’a quitté à l’âge de seize ans, est devenu reporter et a parcouru le monde. Plus de quarante ans après, alors que ses parents ne sont plus, il revient vers leur/son milieu. Et s’il filme ce qui évolue dans ce monde à part, il filme aussi ce qui n’a pas changé. Au Villaret par exemple, où il revient à différentes saisons, il montre à plusieurs reprises le perron de la maison : trois-quatre marches de pierres, une porte ouverte. De longs plans fixes, sans personne ou avec l’un des frères ou encore la chienne qui passe. Cela suffit pour se dire que depuis quatre-vingt et quelques années, chaque jour, plusieurs fois par jour, Raymond et Marcel ont marché sur ces pierres, ont franchi ce seuil. Tous les jours, depuis si longtemps.
"Apaisé" confie Raymond Depardon en conclusion de son documentaire. Il a tant bougé ; comme tant de gens au cours de ce XXème siècle. L’exode rural a bien continué. Mais il s’en est trouvé qui sont restés, et il en restera encore peut-être demain. Même si Marcel, à la fin du film, ne peut plus sortir ses brebis : il a quatre-vingt-huit ans, il est malade ; il ne peut plus. "C’est comme ça, dit-il, c’est pour tout le monde pareil, quand on ne peut pas, on ne peut pas." Toujours laconique, sans gras.

En filmant les frères Privat et bien d’autres tout aussi passionnants à écouter, Depardon a trouvé la distance et les mots justes pour les faire parler avec naturel, en demeurant toujours à mille lieux du folklore ou du pittoresque.
Il était à la recherche de quelque chose qu’il connaissait, qu’il avait peut-être peur d’avoir oublié mais qu’il a su retrouver, avec obstination et délicatesse, et surtout un respect infini.
Alors, après le déchirement de voir Marcel ne plus pouvoir sortir ses bêtes et sa vie peut-être bientôt se conclure, Depardon, dans la scène finale, très belle, montre la silhouette de Raymond, au loin sur le col, qui, lui, est encore là-haut ; on pense aussi aux enfants, prêts à reprendre plus tard.
La caméra de Depardon s’éloigne, c’est un au-revoir. On aime et on croit en cet "apaisé" ; on aime par dessus tout chez lui ce qu’il semble avoir inventé, qui pourtant ne s’invente pas, et qui a pour nom la finesse. Et il en fallait pour réaliser ces deux Profils paysans puis cette Vie moderne, des oeuvres rares, précieuses qui avec beaucoup de silences en disent bien long.

La vie moderne
Un documentaire de Raymond Depardon
Durée 1 h 30

Les deux premiers volets de cette trilogie sur le monde paysan sont Profils paysans – L’approche (2001) et Profils paysans – La vie quotidienne (2005)

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Chansons de Jacques Brel en B.D.

Les chansons de Jacques Brel en BDJaques Brel disparaissait voici trente ans, le 9 octobre 1978 exactement. Il nous a laissé des chansons lyriques et inoubliables sur l’amour, l’amitié, la vieillesse, la mort.

Après avoir vécu des débuts difficiles, Brel a connu une gloire éclatante ; mais il a vite arrêté la chanson et s’est lancé dans le cinéma. Puis il s’est retiré aux Marquises, y a mis sa personne et son avion au service des autochtones, avant de s’éteindre pour y reposer à jamais, aux côtés de Paul Gauguin.

De ses chansons, le grand Jacques disait que sur quatre-cent-quarante, il y en avait peut-être trois qui se lisaient. Évidemment, ceci est faux, surtout lorsqu’elles sont accompagnées de dessins, comme ces Bigotes drôlement bien croquées, qui "vieillissent à petits pas / de petits chiens en petits chats… s’embigotent les yeux baissés / comme si Dieu dormait sous leurs chaussures…" jusqu’à ce qu’elles "cimetièrent à petits pas / au petit jour d’un petit froid"
Le fils de bourgeois qui a fui l’entreprise cartonnière familiale pour embrasser l’art, l’éternel intranquille pris par l’urgence de vivre n’émoussait pas sa plume lorsqu’il pointait les tièdes qui se tiennent au chaud, "le cœur au repos, les yeux bien sur terre… entre notaires, on passe le temps…".
Oui, ses chansons se lisent et en outre s’illustrent, car elles sont des poèmes poignants et sans âge comme ce Tango funèbre :

"Ah, je les vois déjà, compassés et frileux, suivant comme des artistes
Mon costume de bois
Ils se poussent du coeur
Ils se poussent du bras
Pour être le plus premier
Pour être le plus triste
Z’ont amené des vieilles
Qui ne me connaissaient plus
Z’ont amené des enfants
Qui ne me connaissaient pas
Pensent au prix des fleurs et trouvent indécent
De ne pas mourir au printemps
Quand on aime le lilas…"

A redécouvrir dans :
Chansons de Jacques Brel en bandes dessinées
Editions petit à petit
96 p., 15 €

Contenu de l’album :
La Fanette, par David Signoret
Ne me quitte pas, par Antoine Ronzon
Les Bigotes, par Kevin Henry et Julien Lamanda
Les Bourgeois, par Olivier Martin
Au suivant, par Benoît Frébourg
Les Bonbons, par Heidi Jacquemoud
Jef, par Marie Terray
Mathilde, par Kevin Henry et Christine Circosta
Le Tango funèbre, par Nathalie Bodin
Ces Gens-là, par Olivier Desvaux
Jaurès, par Chandre et Manolo Prolo

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L'échange. Clint Eastwood

L'échange, Clint EastwoodLe film est inspiré de cette histoire réelle, qui s’est déroulée à la fin des années vingt à Los Angeles : Walter Collins, neuf ans, fils unique de Christine Collins, une femme célibataire et active, disparaît. Au bout de quelques mois, le Los Angeles Police Department (LAPD), après avoir soigneusement convoqué la presse pour faire montre de son efficacité remet un petit garçon à Christine en affirmant qu’il s’agit de son fils. Mais Christine ne reconnaît pas son Walter. Elle poursuit alors un combat obstiné afin que la police poursuive ses recherches.
L’arrogant LAPD, plus soucieux de son image que d’œuvrer pour la justice, ne l’entend pas de cette oreille et utilise tous les moyens, de la manipulation à l’internement forcé, pour faire taire Christine.
En parallèle, un policier découvre dans un ranch un ossuaire d’une vingtaine d’enfants assassinés par un tueur en série. L’ampleur du crime va contraindre la police à mener jusqu’au bout cette enquête-là. Walter faisait-il partie de ces pauvres victimes ?
De ce fait divers, Clint Eastwood a tiré un mélodrame magnifique. Admirablement classique, maîtrisé, où les séquences s’enchaînent les unes aux autres avec une fluidité narrative extraordinaire malgré la multiplicité des faits. Eastwood déroule l’histoire progressivement, pousse les volets les uns après les autres, sans que jamais le film ne perde une once de souffle, sans que la direction donnée ne soit jamais bâclée ou traitée avec facilité.
Il développe les sentiments avec cette force dénuée de mélo qui n’appartient qu’à lui et montre les faits avec une puissance de frappe qui laisse pantois.
Pour autant, L’échange n’est pas seulement un film sentimental : au delà du déchirement d’une mère privée de son fils, au delà de l’horreur des enfants massacrés, Clint Eastwood souligne tout ce que ce drame recèle de questions sociales et politiques : l’administration corrompue qui gouverne par l’arbitraire, l’intimidation, le harcèlement et la force ; le sort fait aux femmes (le désir d’indépendance considéré comme pure hystérie) ; les traitements ignobles infligés aux malades psychiatriques (ou prétendus tels) ; la demande de sécurité des citoyens moyennant renoncement à certaines règles de l’Etat de droit ; la peine de mort enfin.
Au delà de la splendeur formelle et de la reconstitution historique parfaite, sur tous ces sujets, Clint Eastwood sonne juste et bouleverse ; et fait une fois de plus la preuve qu’il est décidément, loin devant, le plus grand.

L’échange.
Clint Eastwood
Avec Angelina Jolie, John Malkovich, Michael Kelly, Jeffrey Donovan, Jason Butler Harner
Durée 2 h 21

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Le crime est notre affaire. Pascal Thomas

Le crime est notre affaire, Pascal ThomasAprès Mon petit doigt m’a dit, puis L’heure zéro, absolument délicieux, Le crime est notre affaire est le troisième film de Pascal Thomas tiré d’un roman d’Agatha Christie.
Nous voici cette fois installés dans les Alpes cossues, où Prudence et Bélisaire se sont rangés des services secrets. Une retraite bien trop paisible pour Prudence, qui sent dans ces jours tranquilles une "odeur de vieux" étouffante.
Noël approche, une vieille tante un peu farfelue vient faire une petite visite avant d’aller chasser le papillon en Guyane. Tourneboulée, elle affirme avoir été témoin d’un assassinat dans le train. Mais aucun cadavre n’ayant été retrouvé, la maréchaussée classe l’affaire sans suite. Il n’en fallait pas plus pour ranimer la flamme de détective encore tapie en Prudence : elle part donc mener l’enquête, d’une façon peu conventionnelle et beaucoup plus séduisante que celle de Bélisaire… mais les deux font malgré tout la paire, d’autant qu’ils sont amoureux comme au premier jour.
Autant le dire franchement, il s’agit certes d’une énigme policière, mais Pascal Thomas la traite avec une totale désinvolture ; une manière qui n’exclut nullement le charme. Par sa fantaisie, son ton plein de liberté, son parfum de mystère et les contours tout en couleurs de ses personnages principaux, Le crime est notre affaire offre un moment de pure détente. L’histoire y a peu d’importance, mais l’on en sort avec la sensation d’avoir passé un bon moment, avec d’excellents comédiens, des dialogues bien balancés et des décors enchanteurs. Bref, ce qu’on appelle un agréable film de divertissement.

Le crime est notre affaire
Pascal Thomas
Avec Catherine Frot, André Dussollier, Claude Rich, Chiara Mastroianni, Melvil Poupaud, Hippolyte Girardot, Annie Cordy…
Durée 1 h 49

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Homo Faber. Max Frisch

Max Frisch, Homo faberCe que l’on peut trouver très étonnant dans ce livre, c’est d’abord la quatrième de couverture : pas vraiment l’élégance du code barre, mais la fin du texte de présentation qui veut nous faire acheter le roman : « un roman plein d’entrain et de péripéties, qui montre l’impuissance de l’homme dans la civilisation moderne ».
Par quelle lecture décalée peut-on qualifier « plein d’entrain » ce récit où le narrateur arrive à nous communiquer l’angoissante pression de la fatalité, digne des grands mythes classiques ? Comment parler de péripéties alors que la logique de la narration nous conduit sans ambages droit vers l’amour et la mort ?
On peut discuter de l’impuissance de l’homme dans la civilisation moderne, à condition de reconnaître le travail d’écriture qui, mine de rien, transforme un homme si tranquillement masculin (dans le sens où les femmes sont pour lui l’altérité même) en être désarçonné qui finit par saisir véritablement les valeurs défendues par les femmes qu’il a aimées.
L’autre étonnement est la façon dont est abordé un thème aussi délicat que l’inceste (sans que le mot ne soit jamais écrit d’ailleurs) : certes, notre Mr Faber et notre Sabeth ne savent pas qu’ils sont biologiquement liés, et on peut lire le roman, d’un côté, comme une belle histoire d’amour. Mais Faber, qui est le narrateur, sait depuis le début de sa narration, depuis qu’il a retrouvé la mère de Sabeth, à quoi s’en tenir. Reconstruire ce qui s’est passé est la thérapie face à l’épouvante qui aurait pu le submerger, en même temps que le lecteur découvre que l’homme de la technique, du raisonnement suffisant, le grand admirateur de machines, à la poitrine blindée face au sentiments féminins, au merveilleux de la vie offerte par les femmes, craque enfin.
Il est vrai que ni la quatrième de couverture ni ce qui vient d’être dit, pour tordre le propos dans l’autre sens, ne rendent compte du grand plaisir de lecture pris grâce à ce texte au montage à la fois linéaire et plein d’incises, dont le style plutôt froid contraste si bien avec le fond du propos.

Homo Faber
Max Frisch
Folio Gallimard (1982) 256 p., 5,30 €

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Scènes de la vie d'acteur. Denis Podalydès

Denis Podalydès, scènes de la vie d'acteurEtre dans la peau d’un acteur, tout le temps, ou à n’importe quel moment. Etre dans la peau de Denis Podalydès, sociétaire de la Comédie-Française, qui a réuni dans ces Scènes les notes prises au fil de son métier d’acteur : descriptions très précises de tournages, de répétitions, d’attentes, de représentations devant le public, partagées avec le lecteur comme s’il y était.
Mais le comédien dessine aussi des portraits, livre des réflexions et des questionnements, des états d’âmes et leurs variations. C’est que Denis Podalydès a ceci de passionnant qu’il apparaît dans ce journal de bord comme un être à peu près dénué de certitudes. Il est homme qui cherche. Il aurait aimé ceci, il aimerait cela. Il sait l’espoir et la désillusion. Il connaît aussi le succès ; mais se méfie de la duperie. Il y a chez lui un mélange d’orgueil bien trempé et d’authentique humilité. Il y a chez lui, outre celui du théâtre, l’amour de la littérature, le goût du travail obstiné, la soif de connaître, le désir de toujours s’émerveiller. De l’autre côté, il y a nous, spectateurs, tout aussi émerveillés mais par lui, le comédien, le metteur en scène (d’un Cyrano inoubliable notamment) et enfin, ici, par l’auteur. Car le bougre – qui n’en manque pourtant pas – a aussi le talent de bien savoir tourner sa plume, qu’il a fine, précise et sensible. Celle d’un acteur qui ne se contente pas de beaucoup jouer et de susciter l’admiration, mais ne cesse, tout autant, sinon plus, de lire, observer, réfléchir.

Scènes de la vie d’acteur
Denis Podalydès
Seuil, 295 p., 19 €

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Salogi's. Barlen Pyamootoo

Barlen Pyamootoo est né en 1960 sur l’Ile Maurice. Il a vécu en France à partir de 1976 et y a enseigné la littérature. Il vit depuis près de dix ans entre Paris et Trou-d’eau-douce. Il a publié deux romans (Bénarès et Le Tour de Bablyone, Éditions de l’Olivier) et a adapté et réalisé lui-même Bénarès pour le cinéma en 2006.

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Fauves hongrois, 1904-1914

Fauves hongrois au musee MatisseAu musée Matisse, le contraste, à la veille de la Toussaint, entre le ciel gris et bas, le froid piquant du Nord et l’explosion de couleurs de ces Fauves hongrois a quelque chose de revigorant. D’autant que les œuvres présentées au Cateau-Cambresis (après une première halte au Musée d’art moderne de Céret cet été) sont totalement inédites en France.

Le public hongrois lui-même ne les a découvertes qu’en 2006 : l’aventure picturale commencée dans les années 1900 quand des peintres sont venus de Hongrie se mêler à la vie créative bouillonnante à Paris, puis poursuivie dans les colonies artistiques hongroises, a été interrompue dès la Grande guerre. Et l’histoire du XXème siècle, avec ses deux Guerres mondiales et ses révolutions, a eu raison de ces œuvres et ces artistes. Il a fallut attendre le début des années 2000 pour qu’à Budapest des étudiants se mettent en projet, avec la Galerie Nationale Hongroise, de les retrouver pour les faire connaître. Après deux années de recherches acharnées, dans le pays et un peu partout en Europe ainsi qu’aux Etats-Unis (les tableaux étaient cachés dans les réserves des musées de province ou chez les particuliers), de vingt-cinq au départ, la "collection" des Fauves hongrois réunissait deux-cent-cinquante peintures. Elles firent l’objet d’une grande exposition à Budapest, dont sont issus les cent-cinquante tableaux présentés en France (la troisième et dernière étape sera Dijon du 13 mars au 15 juin 2009).

Fauves hongrois au musée Matisse, expositionDans ces paysages, natures mortes, portraits et autoportraits se lisent de grandes influences de la peinture française de l’époque : Cézanne, Gauguin, Derain, Van Gogh… et bien sûr Matisse.
Se contenter de ce déchiffrage serait pourtant restrictif. Les Hongrois venus en France ont découvert la peinture moderne et le fauvisme et ont ensuite importe ce "choc culturel" dans leur pays, y initiant une révolution picturale. Mais d’une part ils ne se sont aucunement constitué en mouvement (l’appellation "fauvisme hongrois" est rétrospective) et d’autre part ils ont mêlé l’inspiration occidentale à une manière spécifiquement hongroise, une gestuelle et une utilisation des couleurs originales qui ont donné lieu à des oeuvres singulières, en particulier dans les paysages.
Avec une audace inouïe, les Rippl-Ronai, Czobel autres Bornemisza associent des couleurs vives, voire violentes (vert et rouge, rose et orange, orange et violet) qui ne s’entrechoquent pas, ne se "mangent" pas les unes les autres mais au contraire se valorisent. Ces villages, maisons, églises, vues frontales où la perspective est très peu présente n’ont pour autant rien d’un carnaval. Cernés de larges traits bruns, compartimentés, ces aplats de couleur pure sont soutenus et structurés par un solide sens de la composition et un grand équilibre architectural. La souplesse et la puissance du geste, associées au plein de peinture et à la simplification des formes impriment aux paysages verdoyants et aux maisons colorées une présence exceptionnelle qui ne peut que séduire immédiatement le spectateur.

Fauves hongrois, 1904-1914
Jusqu’au 22 février 2009
Musée Matisse Le Catau-Cambrésis
Palais Fénelon – 59360 Le Cateau-Cambresis
tél. : 00 33 (0)3 27 84 64 64
Tlj sauf le mardi, de 10 h à 18 h
Entrée 4,50 € (TR 3 €), gratuit les 1ers dimanches du mois
Audio guide gratuit (français, anglais, néerlandais)
Visites guidées sans réservation le samedi à 15 h et le dimanche à 10 h 30
Accès : à 90 km de Lille et 170 de Paris ; les week-ends et jours fériés un train Corail Intercités fait la liaison Paris/Le Cateau-Cambresis

Images : Sándor Ziffer, Vieux pont à Nagybánya, 1908, Huile sur toile, 50,5 x 65 cm, Collection Lorenz Czell et Sándor Ziffer, Paysage d’hiver à la barrière, début des années 1910, Huile sur toile, 91,5 x 109,3 cm, Budapest, Magyar Nemzeti Galéria

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Artistes dans la grande guerre. Musée Paul Dupuy, Toulouse

Musée Paul Dupuy à Toulouse, Artistes dans la grande guerreLes musées n’ont pas seulement pour fonction de faire découvrir des œuvres qui méritent l’arrêt du visiteur.
Dans celui-ci, qui est aussi musée d’art graphique, on dresse le portrait d’une génération d’artistes dont les travaux auraient peut-être pu garnir le fonds du musée, si la guerre de 14-18 n’avait décimé les élèves de l’Ecole des Beaux Arts de Toulouse, comme elle a décimé toutes les professions (en Haute Garonne, 20% des jeunes hommes de 18 à 25 ans ont été tués).

Deux salles sont consacrées aux agrandissements de photographies de ces « poilus » dont le plus souvent l’épaisseur des moustaches ne permet pas de distinguer la nature de leur expression : fierté du « devoir », un mot qui revient au revers des photos, impassibilité de la résignation, ou ironie grinçante face à l’absurdité de la situation ? L’un d’entre eux, dans les quelques mots qui accompagnent sa photographie se défini comme « zigouilleur » à tel régiment d’infanterie.

On se demande alors si tel blessé dont la main disparaît sous les bandages pourra continuer à exercer son talent, et pour tel autre, amputé d’un bras, si celui qui lui reste était le bon pour travailler les couleurs.
Devant les photographies des morts, on méditera sur des expressions qui paraissent étranges (« tué à l’ennemi ») ou sur des circonstances insolites (« tué dans le déraillement d’un train de permissionnaires »).
Ces jeunes gens ont laissé leurs fusains réalisés à l’école avant de partir au front. Après, comme pour toute l’activité hors la guerre, les femmes sont plus nombreuses à suivre l’Ecole des Beaux Arts. On connaît même le portrait de la concierge de l’établissement.

Dans la dernière salle, la guerre est mise en images par des dessins de Dunoyer de Segonzac et des estampes de Jacques Bertrand, qui ont illustré le livre de Dorgelès « Le tombeau des poètes ». Les dessins semblent réalisés rapidement, presque à la sauvette : un visage presque d’enfant sous le casque, un fusil, un soldat debout affalé sur la tranchée, un blessé le front et les yeux bandés. Les estampes décrivent des scènes, des paysages. Les arbres sont calcinés, la terre a été bouleversée, ses formes n’ont plus rien de naturel, images d’une planète inconnue.

Une exposition de mémoire, comme on dit des lieux de mémoire, qui suggère que parmi tous ces morts presque anonymes certains auraient connu la gloire. Mais presque tous, sans doute, se seraient contentés de vivre, même anonymement.

Artistes dans la Grande Guerre
Musée Paul Dupuy
13 rue de la Pleau – Toulouse (31)
M° ligne A Esquirol / ligne B Carmes
Jusqu’au 5 janvier 2009
TLJ sf les mardis et jours fériés de 10 h à 17 h
Entrée 3 €, gratuit le 1er dimanche du mois

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Picasso / Manet : Le déjeuner sur l'herbe, Musée d'Orsay

Picasso, Manet, le déjeuner sur l'herbeCette exposition, l’un des volets du triptyque "Picasso et les maîtres" présenté en même temps au Louvre, au Grand Palais et au Musée d’Orsay, constitue une formidable démonstration de la créativité de Picasso, de sa faculté, non pas de copier ou d’imiter, mais de repenser une œuvre, en cherchant, en s’amusant, avec liberté et obstinément.

Combien de versions du Déjeuner sur l’herbe a-t-il réalisées ? Pas moins de vingt-six, entre février 1960 et août 1961, dont la moitié est ici visible. De l’œuvre d’Edouard Manet, il a tiré l’essentiel, comme le côté un peu artificiel, ou du moins "prétexte" du cadre de plein air : en la démantelant, puis en l’effaçant de plus en plus, Picasso fait apparaître cette clairière comme un simple écrin qui permet de concentrer toute l’attention sur les personnages.
Avec ceux-ci, Picasso va aborder de multiples possibilités, tout en conservant sa prééminence au personnage central, le nu féminin, qui, à l’époque, placé à côté des deux hommes vêtus, fit scandale.

Picasso, Manet, le déjeuner sur l'herbe, exposition au Musée d'Orsay Objet de son obsession chez le peintre qui n’a cessé toute sa vie de figurer des femmes, il s’en empare pour mieux enfler, parfois jusqu’à la démesure, réduire ou déplacer ses rondeurs féminines. Ce qui ne l’empêche pas de faire subir à ses voisins toutes sortes de variations quant à leur emplacement, leurs accessoires ou leurs vêtements (dans les cas où il conserve ces derniers)…

Déformés, déstructurés, on pourrait se dire que ces Déjeuners n’ont plus rien à voir avec l’œuvre de 1863. Pourtant, la rupture n’est pas tout à fait consommée. La vision d’ensemble que permet la scénographie de l’exposition, fraîche, aérée et bien pensée, avec le tableau de Manet au centre, donne une frappante impression de continuité. Peut-être tient-elle aux couleurs qui, malgré les différences de tonalités, plus ou moins foncées voire très claires, se retrouvent toujours (vert sombre, blanc, noir, gris, une touche de bleu) ; peut-être tient-elle surtout à la charge érotique du tableau, que Picasso, à travers ces jeux de recompositions, a longuement, passionnément réinterprétée.

Picasso / Manet : Le déjeuner sur l’herbe
Jusqu’au 1er février 2009
Musée d’Orsay
1, rue de la Légion d’Honneur, Paris 7ème
TLJ sf le lundi de 9 h 30 à 18 h, le jeudi jusqu’à 21 h 45
Entrée avec le billet du Musée (9,50 €, TR 7 €)

Images : Picasso Pablo (dit), Ruiz Blasco Pablo (1881-1973), Le Déjeuner sur l’herbe d’après Manet, 27 février 1960, Huile sur toile, 114 x 146 cm, Collection Nahmad © Succession Picasso 2008 et Edouard Manet, Le déjeuner sur l’herbe, 1863, Huile sur toile, 2,080 x 2,645 m, Paris, musée d’Orsay © Patrice Schmidt, Paris, musée d’Orsay

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