Des hommes. Laurent Mauvignier

Des hommes, Laurent Mauvignier, Editions de MinuitLe roman commence par l’anniversaire de Solange, soixante ans, dans la salle des fêtes du village. Description minutieuse, lente, d’une scène qui va agir comme un détonateur : Bertrand, surnommé Feu-de-bois parce qu’il en porte l’odeur âcre à laquelle s’ajoutent celles de l’alcool et de la crasse, un marginal haineux et entretenu offre à sa soeur Solange un bijou dont tous se demandent comment il a pu le payer.
Réactions hostiles du groupe, méfiant et jaloux à la fois, gêne de Solange, la seule peut-être à connaître les tenants secrets de ce geste – sentiments de son frère, origine lourde de l’argent.
Contre-réaction agressive de Bertrand, qui s’en prend à un ami de Solange, Chefraoui : "Et lui… Il a le droit d’être là… le bougnoule".

Cette montée en tension souverainement menée par Mauvignier fait resurgir à la surface d’autres tensions, d’autres haines et d’autres souffrances trop superficiellement enfouies : celles de la guerre d’Algérie, à laquelle ont participé Rabut, le narrateur de la fête, son cousin Bertrand – le fameux Feu-de-bois – et un certain Février, plus tard narrateur à son tour.
Comment restituer la force destructrice que les douleurs passées, non dites et non reconnues irradient plusieurs décennies après ? Laurent Mauvignier – mû par une quête personnelle autour du suicide de son père (1) – le fait de façon bouleversante dans ce très grand roman.
De la fête, l’on glisse dans ce terrible après-fête, dont l’épisode de la broche a sonné l’ouverture, avec les sombres pensées, l’inquiétude, le silence et les pauvres mots. De cet aujourd’hui raconté au passés l’on passe à la Guerre d’Algérie. Racontée au présent. Peur, fatigue, questionnement, tout est là : Il pense que parmi les hommes et les femmes qu’ils croisent dans la rue certains veulent sa mort, à lui et à tous ceux qui portent l’uniforme. Mais en même temps tout ça lui paraît faux parce que le soleil et la ville sont là, qu’on entend des conversations de rien, des rires, de la vie, c’est toute une ville qui bat, le bruit des moteurs des voitures et des scooters, un homme assis devant sa petite boucherie qui regarde des enfants jouant au foot sur une placette, les pieds nus, avec une boîte de conserve qui roule dans un bruit affreux et parfois s’arrête en silence dans les cartables et les chandails qui servent de filet. Est-ce que c’est ça, la guerre ?. Plus loin : La vérité, c’est l’humiliation, et puis, venant conclure un long paragraphe digne de Céline : Voilà ce qu’on veut, qu’on en finisse.

Est-ce à cause de la guerre et de ses horreurs que les deux cousins se battront à Oran dans un bal lors d’une permission, ou pour des histoires personnelles qui s’entremêleront à la Grande histoire ? Quarante ans après, que reste-t-il de tout cela ?
Et comme un con, moi, à soixante-deux ans, comme un gosse j’ai eu peur du noir, il m’a fallu allumer, me redresser et me relever et sortir de la chambre, passer de l’eau sur mon visage, se rafraîchir, oui se rafraîchir la mémoire aussi alors qu’enfin on voudrait juste que la mémoire nous foute la paix et qu’elle nous laisse dormir. J’ai repensé à tout ça, et je me disais, qu’est-ce qui m’a échappé ? Qu’est-ce que je n’ai pas compris ? Il faut bien que quelque chose soit passé tout près de moi, que j’ai vu, vécu, je ne sais pas, et que je n’ai pas compris.

Des hommes
Laurent Mauvignier
Les Éditions de Minuit, 2009, 288 p., 17,50 €

(1) Dans une interview pour le magazine Page de septembre 2009, Laurent Mauvignier se livrait ainsi :
"C’est très intime ce que je vais dire, mais ça participe de ce qui a fait naître ce livre -, il y a eu le suicide de mon père quand j’étais adolescent, et les questions qui sont venues plus tard : et si la guerre d’Algérie avait participé de sa mort ? Ces photos seront-elles toujours muettes, le seront-elles forcément toujours ? J’avais besoin de tourner autour de ce vide, qui n’est pas seulement personnel, mais que beaucoup d’autres ont connu. C’est quelque chose de la mémoire de nos pères, pour reprendre le titre d’un film d’Eastwood, que j’ai voulu aller chercher".

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Mammuth. Gustave Kervern et Benoît Delépine

Mammuth, Gérard Depardieu

Depuis longtemps, Gérard Depardieu ne nous avait autant ému. Sobre, simple, il est Serge Pilardosse dans le dernier film de Gustave Kervern et Benoît Delépine, les réalisateurs de Louise-Michel.

Les soixante ans sonnés, Mammuth (surnom de Serge, et aussi de sa moto) quitte son dernier lieu de travail, une entreprise de charcuterie dans laquelle il a passé dix ans. La scène inaugurale – Mammuth transportant un porc entier sur son épaule – impressionne et déjà surprend, à la fois par la pellicule qui renvoie à la photo des années 1970, et par la manière de filmer, très proche physiquement mais un peu décalée, presque poétique. S’en suit une désopilante scène de pot de départ en plan fixe, où un patron lit péniblement un discours consternant, mais fort réaliste, pendant que les collègues de Serge "scrunchent" des chips avec une régularité magnifique. C’est alors que, le discours enfin terminé, le chef dit devant les gobelets en plastique : "La fête peut commencer". En quelques minutes, sur le monde du travail, sur la manière dont on traite les salariés, beaucoup de choses sont dites.

Apparaît ensuite Yolande Moreau, Catherine l’épouse de Serge, et son travail à elle, employée d’un supermarché. Leur maison : petite. Leur relation : sans étoiles. Ce ton doux-amer, tragi-comique fera au fur et à mesure du film toute sa place à la cruauté du monde dans lequel Mammuth est livré. Serge a travaillé depuis plus de quarante ans mais comme il n’a pas toujours été déclaré par ses employeurs, il lui manque quelques bulletins de salaire pour faire valoir ses droits. Il s’en va chercher quelques papelards de remplacement sur sa moto et sur les routes des Charentes.

Mammuth n’a pu connaître que le travail, celui des exécutants, et n’en n’a pas tiré de honte. En chemin, on voit que son sort est celui des démunis à tous points de vue, de ceux qui sont et resteront faibles dans cette société dominée par les bien-nés et les malins.
C’est fort et douloureux, et aurait pu n’être que cela si les réalisateurs n’avaient pas suivi par ailleurs une autre veine : celle de l’histoire personnelle et affective de Serge, que l’on ne déflorera pas. Grâce à cet autre cheminement-là, dont l’intersection est la rencontre avec Mlle Ming (même nom à la ville, proprement prodigieuse), le seul personnage désigné comme anormal mais peut-être pas le plus déséquilibré quand on y songe, on verra Mammuth se réaliser, intérieurement, amoureusement, comme pour s’épanouir enfin, occuper toute la place dans son éléphantesque carcasse.

Mammuth
Un film de Gustave Kervern et Benoît Delépine
Avec Gérard Depardieu, Yolande Moreau, Anna Mouglalis, Isabelle Adjani, Miss Ming, Benoît Poelvoorde
Durée 1 h 32

N.B. : sur la mystérieuse Miss Ming, lire l’article de Libé

Photo © Ad Vitam

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Trésors de la Couronne d'Espagne. Galerie des Gobelins

La tentation de Saint-Antoine, Trésor de la Couronne d'Espagne

La galerie des Gobelins organise une nouvelle fois une exposition d’œuvres exceptionnelles en accueillant jusqu’au 4 juillet vingt-six tapisseries flamandes du XVI° siècle commandées par les Habsbourg et appartenant au Patrimoine National espagnol.

Petit rappel historique : dès la fin du XIV° siècle aux Pays-Bas les ducs de Bourgogne acquièrent de précieuses tapisseries et les utilisent comme somptueux symbole de pouvoir. A la fin du siècle suivant, les Pays-Bas se trouvent entre les mains des Habsbourg, qui poursuivent la même politique artistique. Unie rapidement aux Espagnols grâce au mariage de Jeanne de Castille (dite La Folle) et de Philippe le Beau, dont naîtra le futur Charles Quint, la dynastie ne cesse d’enrichir ses collections de tapisseries, en particulier grâce à Marguerite d’Autriche et à Marie de Hongrie, respectivement tante et sœur de l’Empereur Charles Quint.

A l’époque, les tapisseries étaient à plus d’un titre des éléments fondamentaux des trésors de la Cour : ornementation murale monumentale, ces pièces étaient également pratiques puisqu’elles protégeaient de l’humidité et du froid et étaient en outre aisément transportables – détail d’importance pour un souverain comme Charles Quint qui se déplaçait constamment dans son vaste royaume. Plus encore, le luxe de ces tapisseries, réalisées aux Pays-Bas en fils de soie, d’or et d’argent permettait d’étaler le prestige et la magnificence de leur commanditaire. Elles étaient d’ailleurs dans les inventaires les objets les plus coûteux après les bijoux et l’argenterie.
Enfin, les Habsbourg n’hésitèrent pas à les utiliser comme vecteur de propagande : l’iconographie narrative devait servir l’image de Charles Quint, celle d’un empereur puissant et victorieux. Avec Remus et Romulus, La Fondation de Rome, l’une des pièces maîtresses de l’exposition relie le pouvoir impérial à l’une des sources classiques les plus prestigieuses. La Bataille de Zama de Jules Romains, brillant élève de Raphaël évoque l’ultime bataille qui opposa Scipion et les Romains aux Carthaginois, d’après le récit de Tite-Live. La Fortune, réalisée par Pieter van Aelst l’une des neuf tapisseries de la tenture Les Honneurs commandée par Charles Quint vers 1523 renvoie à l’apogée du Saint Empire germanique romain.
Dans un genre tout différent, un autre chef d’œuvre à ne pas louper : La Charrette de foin (dite aussi La Tentation de Saint-Antoine), fortement inspirée de l’œuvre peint de Jérôme Bosch souligne par moult allégories, monstres, diables, globe terrestre, la débauche, la sottise et la cupidité des hommes.

Trésors de la Couronne d’Espagne – Un âge d’or de la tapisserie flamande
Une exposition du Mobilier National, de la Sociedad Estatal para la accion cultural Exterior (SEACEX) et de la Fondation Carlos de Amberes (Madrid, 1594)
Commissaire Fernando Checa, professeur à l’université de Madrid
et ancien Directeur du Prado
Galerie des Gobelins
42, avenue des Gobelins – Paris 13°
M° Gobelins, ligne 7
Jusqu’au 4 juillet 2010
TLJ sf lun. et 1er mai, de 11 h à 18 h
Entrée 6 € (TR 4 €), gratuit le dernier dim. du mois

Image : Atelier de Bruxelles, tenture La Tentation de Saint-Antoine, La Charrette de foin. D’après Jérôme Bosch. Or, argent, soie et laine. 2,98 m x 3,68 m. Patrimonio Nacional, Madrid. © Patrimonio Nacional, Madrid

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L'Arnacoeur. Pascal Chaumeil

C’est une comédie légère ; mais on aimerait qu’elle nous transporte davantage.
Le début est très amusant : Alex exerce l’originale profession de briseur de couple. Moche ? Pas du tout. Alex s’applique à ne dissoudre que les unions dans lesquelles les femmes sont malheureuses mais ne le savent pas. Il leur ouvre les yeux en quelque sorte. Son arme : la séduction. Pour l’aider : deux complices désopilants, elle au relationnel – capable d’endosser tous les rôles – lui à la technique, capable de bidouiller n’importe quoi. Ne reste à Alex que le soin de déployer costume ad hoc, sourire ravageur, larmes de crocodile et bagout bien rôdé.
Alors que la petite affaire commence à prendre l’eau financièrement, un contrat en or se présente : un monsieur très riche veut séparer sa fille du non moins riche gentleman anglais avec elle s’apprête à convoler en justes noces. Le seul hic : le mariage a lieu dans une semaine et la belle est très amoureuse. Lieu des festivités : Monaco.

Côte d’Azur, hôtels rutilants, jolies robes : Romain Duris et la ravissante Vanessa Paradis sont plantés dans un décor de rêve où ne manquent ni le soleil ni la fantaisie. On adore celle de la pétillante Helena Noguerra, et de la petite équipe tout terrain, jamais à court d’idées ni d’audace. Julie Ferrier et François Damiens sont excellents et d’eux ressort tout l’humour du film. En revanche, la partie séduction Duris-Paradis est poussive, Vanessa malgré une visible application ne peut que se contenter d’être là, c’est sans doute tout ce qu’on lui demande. Quant à Romain Duris, il retombe dans les facilités des rôles de Klapisch, apparemment heureux de voir le soleil mais bien peu touchant. Une pointe d’émotion eût pourtant été la bienvenue.

L’Arnacoeur
Une comédie de Pascal Chaumeil
Avec Romain Duris, Vanessa Paradis, Julie Ferrier, François Damiens, Helena Noguerra
Durée 1 h 45

Photo © Universal Pictures International France

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Willy Ronis, une poétique de l'engagement

Willy Ronis, Usine de textile du Haut-Rhin, 1947Que dire face aux photographies de Willy Ronis, tant l’émotion nous serre la gorge devant la simplicité des sujets, mis en valeur par une esthétique si juste ?
Le regard, "on l’a ou on ne l’a pas", disait-il. Des 150 tirages présentés à la Monnaie de Paris, aux thèmes aussi divers soient-ils, aucun qui ne soit dépourvu de ce fameux regard, venant imprimer en nous le cliché tel une œuvre d’art.
Willy Ronis, décédé le 11 septembre dernier après avoir participé à une rétrospective de son œuvre aux Rencontres d’Arles 2009 aurait eu cent ans cette année. L’exposition de la Monnaie de Paris propose une première exploration du très riche fonds dont il a fait donation à l’Etat français. Au fil de cinq thématiques – la rue, le travail, les voyages, le corps et sa propre biographie – l’on retrouve des photographies célèbres, tout en découvrant des facettes moins connues de son travail, notamment celui effectué lors de ses voyages en Europe ou ailleurs.

Comme les autres grands humanistes, Willy Ronis a d’abord photographié les rues de Paris, celles du Paris populaire, ses cafés, ses badauds, ses passants, Belleville, Ménilmontant, Montmartre, la fête foraine – qui lui donnait le cafard -, et la banlieue aussi, comme les bidonvilles à Nanterre.
Willy Ronis, Lorraine en hiver, 1954Engagé auprès des Communistes, il a photographié les usines textiles et automobiles, a montré les piquets de grève chez Citroën, femme haragant les autres travailleurs, ouvrier brandissant sa fiche de paye, un autre surveillant l’outil de production dans les usines désertées.
En 1967, en pleine guerre froide, il a passé cinq semaines en RDA, avec des excursions à Prague et à Moscou. Il est allé à Londres, à New-York, aux Pays-Bas, en Belgique, à Venise, à Naples… Plus tard, il est allé sur l’Ile de la Réunion. Sans misérabilisme, il a saisi les vivants de ces rues, gens simples, enfants, femmes, vieillards (magnifique vieux lançant sa boule de pétanque à Aubagne !), en faisant de chacune de ses prises un tableau. Les jeux de lignes sont parfaits. Les oppositions créent la surprise et l’équilibre. La mise ne valeur d’un détail renvoie à un autre. Les oppositions de lumière en clair-obscur sont proprement picturales (Noël, boulevard Haussmann, 1952) ; certains nus évoquent la peinture de Dominique Ingres.

Avec toujours, à fleur de pellicule, une pointe de mélancolie, que Willy Ronis ne reniait ni n’affichait : "J’ai creusé mes sillons avec mon instinct, ma petite honnêteté, chanté ma chanson à mi-voix ; je me suis souvent fait plaisir et cela compense le reste que, par bonheur, on oublie facilement".

Willy Ronis, une poétique de l’engagement
Une exposition coproduite par le Jeu de Paume et la Monnaie de la Paris, avec le concours de la Médiathèque de l’architecture et du patrimoine / Ministère de la culture et de la communication
Monnaie de Paris – 11, quai de Conti – Paris 6°
Jusqu’au 22 août 2010
TLJ sf le lundi et le 1er mai, de 11 h à 19 h, le jeudi jusqu’à 21 h 30
Entrée 7 € (TR 5 €)

Images : Willy Ronis, Usine de textile du Haut-Rhin, 1947, tirage argentique, 40 x 30 cm © Ministère de la culture et de la communication & Stéphane Kovalsky / dist. Agence Rapho
et Willy Ronis, Lorraine en hiver, 1954, tirage argentique, 36 x 26 cm © Ministère de la culture et de la communication & Stéphane Kovalsky / dist. Agence Rapho

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Serge Ramelli. Paris comme au cinéma

Serge Ramelli, le Pont Neuf et l'orage, Paris
Il se dégage des photos de Serge Ramelli un je-ne-sais quoi de magique, peut-être la magie du cinéma, l’une des sources d’inspiration de l’artiste comme l’indique le titre de cette exposition présentée à l’Hôtel de Noailles jusqu’au 5 mai prochain : "Paris comme au cinéma".
Beaucoup de grands, voire de très grands formats, mais aussi une poignée de plus petits tirages : la poésie est toujours la même.
Le Paris qu’il retient est celui qui nous fait rêver. Le Pont Neuf, le Sacré-Cœur, les rues escarpées de Montmartre, les monuments éternels de la Capitale sont épurés de la foule, du mobilier urbain, de toute trivialité. Mais ce qui frappe avant tout, c’est une époustouflante lumière, fruit d’une patience infinie dans l’attente du moment m, et d’une technique subtile. Retouchant très peu ses photos, mais en superposant trois prises sur trépied à trois niveaux de lumière différents, Serge Ramelli parvient à restituer les quinze niveaux de lumière que l’œil humain perçoit : d’où cette merveilleuse impression, face à ses pierres et à ses cieux, de retrouver l’émotion du regard authentique.
Capteur de lumière, Serge Ramelli est aussi un cadreur hors pair. Son sens de la composition, les choix de ses angles font de ses vues de Pris de véritables tableaux, quelque part à mi-chemin entre l’art pictural et le cinéma. Magnifique.

Paris comme au cinéma
Serge Ramelli
Hôtel de Noailles
9, rue de la Michodière – 75002 Paris
Jusqu’au 5 mai 2010

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Turner et ses peintres au Grand Palais

Turner et ses peintres au Grand PalaisLe systématisme en art a souvent quelque chose d’artificiel qui peut vite fatiguer. L’hiver dernier, les Galeries nationales du Grand Palais proposaient Picasso et ses maîtres, avec le succès que l’on sait. Nous voici cette saison face à l’immense paysagiste Joseph Mallord William Turner (1775-1851) – mais aussi à ses peintres. La confrontation appliquée avec les prédécesseurs et les contemporains d’un grand peintre semble donc s’installer en habitude dans ces lieux. On demeure timide à s’en plaindre, car naturellement le procédé permet au visiteur de profiter en une seule exposition d’une riche variété de chefs d’œuvres. Sauf que l’artiste principal, lui, la prétendue star de l’affaire, s’en trouve toujours un peu amoindrie. Turner, ultra-connu certes, mais moins exposé toutefois que Picasso, ne méritait-il pas une exposition à lui tout seul consacrée ? Imaginez une centaine d’œuvres du grand Turner (encore faut-il les réunir) : quel bain revigorant !
Ici, près de cent peintures, études et gravures de différentes et belles factures se proposent de retracer le cheminement artistique – très fécond – du peintre britannique. Ses inspirations, ses admirations, son désir de les dépasser foisonnent en tous sens. Mais, outre que les parallèles ne sont pas tous convaincants, on a parfois le sentiment de voir la singularité et la puissance créatrice de Turner un peu écrasées par les grands maîtres avoisinants, tels que Rembrandt, Titien, Watteau, Véronèse…
Et pourtant ! Quelle liberté de touche, de couleur, et parfois même de composition ! Comme personne avant lui, Turner a exprimé la nature en mouvement, l’intranquillité d’une atmosphère, l’incertitude d’une clarté.
Un rapprochement est pour le coup éloquent : celui opéré avec le paysagiste français du XVII° Claude Lorrain, dont Turner s’était repu au Louvre. Les grandes peintures du Lorrain sont remarquables : compositions à plusieurs plans parfaites, précision, sérénité, simplicité. Rien à dire : on se trouve véritablement devant de magnifiques tableaux de paysages – avec figures d’histoire.
Moins d’un siècle après, voici Turner : entre temps, le paysage est devenu lui aussi un genre noble et le Britannique le sait fort. Avec lui, le spectateur n’est plus devant, il est dans le paysage. Cela vit, cela se palpe, irradie. Tout à coup, l’émotion gagne, vibrante comme face à ce qui est, et non plus seulement face à ce qui est représenté. Comme si un écran était tombé, celui de la toile. Et cette transparence-là, William Turner la doit sans doute avant tout à lui-même.

Turner et ses peintres
Galeries nationales, Grand Palais
M° Franklin-Roosevelt ou Champs-Elysées-Clemenceau
Jusqu’au 24 mai 2010
TLJ : de 9 h à 22 h du vendredi au lundi ; de 9 h à 14 h le mardi
de 10 h à 22 h le mercredi et de 10 h à 20 h le jeudi. Fermé le 1er mai
Entrée 11 € (TR 8 €).

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L'horizon. Patrick Modiano

L'horizon, Patrick Modiano, GallimardJean Bosmans a peut-être désormais la soixantaine. Il marche dans Paris dont il connaît par cœur les rues, les stations de métro, pour les avoir arpentées sans cesse depuis des décennies.

Derrière les plaques, les façades, les carrefours, c’est un fragment de son passé qu’il recherche : il y plus de quarante ans, il a aimé Marguerite Le Coz, une Bretonne née à Berlin. Ils avaient vingt ans à peine, s’étaient rencontrés dans une bousculade au métro Opéra, et dès lors ne s’étaient guère quittés, comme deux âmes échouées dans un monde peu fait pour eux.
Marguerite Le Coz est partie quelques temps après. La vie a continué son cours, Jean Bosmans a fait d’autres rencontres, les années ont passé.

Mais le souvenir de Marguerite Le Coz est encore présent et Bosmans se met en quête de retrouver des traces, des indices. Remontent à la surface les personnages côtoyés ensemble, les lieux fréquentés, ceux du maigre quotidien d’alors : le travail ; les cafés ; les modestes hôtels. Un Paris de l’après-guerre renaît sous la plume d’un Modiano tout à sa manière, un Paris gris et inquiétant, où le jeune couple craint de mauvaises rencontres, elle un homme obnubilé et armé, lui une mère violente et rançonneuse.

La mélancolie est là, prise dans la douceur de l’écriture, mais cette fois c’est le positif de l’écoulement du temps qui frappe le plus. Bosmans remarque à propos de ses parents justement : "Mon Dieu, comme ce qui nous a fait souffrir autrefois paraît dérisoire avec le temps, et comme ils deviennent dérisoires aussi ces gens que le hasard ou le mauvais sort vous avaient imposés pendant votre enfance ou votre adolescence, et sur votre état civil".

Surtout, petit à petit, retrouvant les souvenirs, il met la main sur l’essentiel, l’immuable, et Bosmans semble alors s’adresser directement à son auteur : "Mais qu’est-ce qui a vraiment changé ? C’était toujours les mêmes mots, les mêmes livres, les mêmes stations de métro".
Peut-être est-ce parce que l’essentiel n’a pas bougé que le roman se termine sur un horizon ouvert, très possiblement heureux – et que l’on brûle de citer, tant le dernier paragraphe du livre est magnifique.

Mais reste toujours le mystère de l’écriture de Modiano, cette simplicité, ce style apparemment plat dont on se demande comment peuvent sortir autant de reliefs, autant de récifs auxquels le lecteur s’accroche fermement, se découvrant peut-être parfois dans l’atmosphère et le miroir des personnages de Patrick Modiano.

L’Horizon
Patrick Modiano
Ed. Gallimard, 174 pages, 16,50 euros

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The Ghost-Writer. Roman Polanski

The ghost-writer, Roman Polanski, Ewan McGregor

The Ghost-Writer, Ours d’argent au dernier festival de Berlin, a été adapté du roman du Britannique Robert Harris, également co-scénariste du film, et publié en Frane sous le titre L’Homme de l’ombre (Editions Plon).
Le choix de Polanski est excellent et son adaptation magistrale : le film nous cueille dès les premières images (où l’on sent qu’il y a un "avant" l’histoire, et que cet "avant" n’a pas été purgé de ses énigmes) et ne lâche pas jusqu’à la dernière.

Un Nègre au doux visage d’Ewan McGregor, ordinaire et assez sûr de lui est embauché pour finir l’écriture des Mémoires d’Adam Lang, ancien premier ministre britannique, poursuivi pour crimes de guerre et réfugié dans une île américaine (toutes ressemblances avec la réalité ne sont pas fortuites).
Les vents balaient la plage et les herbes sèches, que le jardinier de la luxueuse résidence est chargé de ramasser inlassablement, un travail proche de celui du remplissage du Tonneau des Danaïdes. Scène filmée de loin, rapidement. Polanski n’est pas du genre lourd dans les clins d’œil. Mais, comme tout bon réalisateur de thriller, il a l’art d’attirer l’attention sur le moindre détail, dans une ambiance inquiétante à la Alfred Hitchcock. Notre Nègre découvre sur cette île un univers étrange, une galerie de personnages plus ambigus les uns que les autres : Adam Lang, vieil animal politique toutes dents blanches dehors, brushing brillant et ne doutant de rien surtout pas de lui-même ; son épouse (la vraie femme de l’ombre), inquiète, attentive et entreprenante ; sa maîtresse, première assistance allumeuse et amoureuse à la fois. Sans compter le personnel de maison, dont les regards sont tout aussi intrigants.
Et enfin le fantôme, c’est-à-dire le mystère que le Nègre se met en chasse d’éclaircir : la brutale disparition de son prédécesseur auprès d’Adam Lang.

La progression narrative est très efficace ; faisant l’économie de cris et de courses-poursuites, Polanski mène son affaire avec une maîtrise impressionnante. Dirigeant ses acteurs à la perfection (Ewan McGregor en premier lieu – scotchant – mais aussi Brosman en ex-premier ministre et Olivia Williams en épouse déprimée), le cinéaste enchaîne les plans admirables, plongées et contre-plongées miraculeuses, escaliers, portes, larges vues sur la côte, regards dérobés, matins blafards et nuits tardives, le tout avec des phrases bien balancées. Le film distille ce qu’il faut de psychologie, de pistes et d’égarements, et ce de moins en moins tranquillement jusqu’au magnifique dénouement final. Du grand art.

The Ghost-Writer
Un film de Roman Polanski
Avec Ewan McGregor, Pierce Brosnan, Kim Cattrall, Olivia Williams
Durée : 2 h 08

© Pathé Distribution

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Alice au Pays des Merveilles. Tim Burton

Alice au pays des merveilles, Tim Burton, Johnny Depp

L’univers merveilleux de Lewis Carroll étreint par celui non moins magique de Tim Burton, cela ne pouvait que fonctionner. Le mariage est librement et plutôt bien honoré.
Entraînée par un lapin à gilet loin d’un monde qui l’ennuie à périr, Alice âgée de 19 ans retrouve au pays des merveilles le Chapelier délicieusement fou, la terrifiante Reine rouge et son opportuniste valet, les animaux qui parlent, chat invisible, chenille fumeuse d’opium, chien fidèle…
Alice grandit, rapetisse, grandit à nouveau, jusqu’à ce que la belle Reine blanche la remette à sa taille, pour le plus grand bonheur de notre adorable Chapelier-Depp. Mais elle n’a pas été projetée de l’autre côté du miroir pour conter fleurette, et une mission de haute épée l’attend pour rétablir la justice parmi ces créatures extraordinaires.
Même si les scènes de combat reposent sur des dispositifs vus mille fois, tout le reste régale sa faim : mélange d’images filmées des vrais comédiens et de dessins animés, explosion de couleurs, de clins d’oeil et de jeux avec les mots rafraîchissants, le tout transporte jusqu’à sa fin avec entrain, et bien sûr, puisque c’est à la mode, en trois dimensions… lunettes glissantes sur le nez.

Alice au Pays des Merveilles
Réalisé par Tim Burton
Avec Johnny Depp, Mia Wasikowska , Michael Sheen
Durée 1 h 49

© Walt Disney Studios Motion Pictures France

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