Le Feu. Henri Barbusse.

lefeuAujourd’hui maglm lance un nouveau feuilleton littéraire, signé Andreossi : celui des prix Goncourt ! Episode n° 1 : « Le Feu », prix Goncourt 1916.

C’est parti…

De 1914 jusqu’en 1918, chaque année le prix Goncourt est attribué à une œuvre dont le thème est la Grande Guerre.

Le plus célèbre est resté Le Feu, écrit à l’hôpital par Barbusse, qui s’est engagé à l’âge de 41 ans et a vécu la vie des tranchées comme brancardier. Même si le livre est sous-titré « Journal d’une escouade », il s’agit bien d’un roman, qui a immédiatement frappé les consciences par son caractère extrêmement réaliste : Barbusse avait Zola pour modèle. Les dialogues sont rapportés dans la langue des soldats, avec leurs régionalismes, leur argot.

La consécration de cette œuvre par un prix Goncourt, juste au milieu d’une guerre que l’on imagine d’ambiance très patriotique, étonne aujourd’hui. Car le contenu du roman est loin d’être patriote  au sens traditionnel du terme. Les Français n’ont pas attendu la fin du conflit pour se rendre compte de l’horreur des combats : alors que la censure voulait éviter la démoralisation des troupes et de l’arrière en surveillant les lettres des poilus, la littérature à la Barbusse ne cachait rien, ni de la terrible boucherie ni des injustices vécues par les combattants.

Les descriptions des champs de bataille veulent choquer le lecteur : « Tout près de moi une tête a été rattachée à un corps agenouillé, avec un vague lien, et lui pend sur le dos » ; « Des fémurs sortent d’amas de loques agglutinées par de la boue rougeâtre, ou bien, d’un trou d’étoffes effilochées et enduites d’une sorte de goudron, émerge un fragment de colonne vertébrale ». Mais la guerre n’est pas que cela pour l’écrivain, c’est le terrain aussi où se déploient les plus grandes injustices.

Les soldats de l’escouade font partie de la masse des hommes que d’autres envoient au front, qui eux se protègent, sont « planqués ». La critique de la guerre n’épargne aucune question. Un camarade du narrateur lui montre un piquet : « C’est là, dit-il, qu’on a fusillé le soldat du 204, ce matin (…) Il avait voulu couper aux tranchées ; pendant la relève, il était resté en arrière, puis était rentré en douce au cantonnement. Il n’a rien fait autre chose : on a voulu, sans doute, faire un exemple ». Mais les copains ont taillé dans le bois une croix de guerre et ont porté la mention : « A Cajard, mobilisé depuis août 1914, la France reconnaissante ».

C’est toute une pensée de la Grande Guerre qui se met en place avec ce roman : si les soldats sont des héros c’est parce qu’ils sont des victimes. Les dernières pages sont très explicites, et opposent « les brandisseurs de sabre, les profiteurs et les tripoteurs », les « monstrueux intéressés, financiers, grands et petits faiseurs d’affaires, cuirassés dans leurs banques ou leurs maisons qui vivent de la guerre(…) » « tous les prêtres qui cherchent à vous exciter et à vous endormir, pour que rien ne change, avec la morphine de leur paradis », aux « pauvres ouvriers innombrables des batailles , vous qui aurez fait toute la grande guerre avec vos mains, toute-puissance qui ne sert pas encore à faire le bien, foule terrestre dont chaque face est un monde de douleurs (…) ».

Le jeune prix Goncourt saluait la force d’une œuvre : sous le témoignage cru venu des tranchées surgissait la figure du Poilu sacrifié, image durable de la guerre de 14-18.

Andreossi

« Le Feu »

Henri Barbusse.

Prix Goncourt 1916.

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Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants. Mathias Enard

Mathias Enard, Parle leur de batailles..., Goncourt des LycéensA l’heure où les prix littéraires tombent comme les feuilles arrachées par le vent de novembre, où l’on voit le jury du Goncourt récompenser l’auteur de sinistres romans, et applaudi en ce sens par des pelletés d’émerveillés, croyant découvrir le monde contemporain à travers l’œuvre de leur gourou atrabilaire, avec une complaisance pour son cynisme assez inquiétante, le temps et le besoin de lecture sont plus que jamais de saison.

A l’abri des bourrasques, l’on apprend avec joie que les jeunes aiment contempler de tout autres reflets : celui d’un excellent petit livre, ciselé comme une pierre précieuse, au merveilleux titre de Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants (1), pour lequel Mathias Enard, l’auteur de Zone vient de recevoir le Goncourt des Lycéens.
Sujet original, voyage dans le temps et l’Orient, écriture soignée et efficace, passion et sensualité, finesse et élégance : c’est l’anti-Houellebecq.

En 1506, Michel-Ange, blessé par la façon dont il est traité à Rome, impayé par le pape Jules II pour qui il travaille au tombeau de la future basilique Saint-Pierre, détesté de Bramante et de Raphaël, débordant de haine pour le vieux Léonard de Vinci, accepte l’invitation de Bajazet à Constantinople, où le sultan lui passe commande d’un pont sur la Corne d’Or.
Animé d’un orgueil démesuré, capable de travailler comme un fou, homme d’une austérité incroyable, effrayé par l’idée d’impuissance, menacé de précarité matérielle, Michel-Ange découvre Istanbul, déambule dans ses rues bruyantes avec le poète Misihi, hésite devant les tavernes, avant de se laisse gagner par l’ivresse, puis par les charmes d’une danseuse ambigüe.

Ce roman prend d’abord par ses mots, des mots étranges et séduisants comme les listes que celui qui n’a pas encore peint la voûte de la chapelle Sixtine dresse inlassablement sur son carnet :

"Son carnet, c’est sa malle.
Le nom des choses leur donne la vie.
11 mai, voile latine, tourmentin, balancine, drisse, déferlage. (…)
14 mai, dix petites feuilles de papier lourd et cinq grandes, trois belles plumes, un encrier, une bouteille d’encre noire, une fiole de rouge, mines de plomb, porte-mine, trois sanguines.
Deux ducats à Maringhi, ladre, voleur, étrangleur.
Heureusement, la mie de pain et le charbon sont gratuits."

Puis, c’est l’approche d’énigmatiques facettes de la vie et de la personnalité de l’un des artistes les plus admirés de tous les temps, c’est ensuite, dans ses pas, la découverte des mystères, des couleurs et des parfums de l’Orient, l’envoûtement délicieux d’une ville entre toutes étrangère, et c’est enfin, dans des passages magnifiques, l’explosion des sentiments mêlés qu’elle fait naître :

"Cette deuxième ivresse, celle de la douceur des traits, des dents d’ivoire entre les lèvres de corail, de l’expression des mains fragiles posées sur les genoux, est plus forte que le vin capiteux qu’il engloutit pourtant à pleines gorgées, dans l’espoir qu’on le resserve, dans l’espoir que cette créature si parfaite s’approche de lui de nouveau.
Ce qui se produit, et se reproduit entre chanson et chanson des heures durant jusqu’à ce que, vaincu par tant de plaisirs et de vin, le sobre Michelango s’assoupisse au creux des coussins, comme un enfant trop bien bercé."

Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants
Mathias Enard
Actes Sud, 156 p., 17 euros
23ème prix Goncourt des Lycéens

(1) Le titre est extrait du livre de Rudyard Kipling Au hasard de la vie : « Puisque ce sont des enfants, parle-leur de batailles et de rois, de chevaux, de diables, d’éléphants et d’anges, mais n’omets pas de leur parler d’amour et de choses semblables. »

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