Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants. Mathias Enard

Mathias Enard, Parle leur de batailles..., Goncourt des LycéensA l’heure où les prix littéraires tombent comme les feuilles arrachées par le vent de novembre, où l’on voit le jury du Goncourt récompenser l’auteur de sinistres romans, et applaudi en ce sens par des pelletés d’émerveillés, croyant découvrir le monde contemporain à travers l’œuvre de leur gourou atrabilaire, avec une complaisance pour son cynisme assez inquiétante, le temps et le besoin de lecture sont plus que jamais de saison.

A l’abri des bourrasques, l’on apprend avec joie que les jeunes aiment contempler de tout autres reflets : celui d’un excellent petit livre, ciselé comme une pierre précieuse, au merveilleux titre de Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants (1), pour lequel Mathias Enard, l’auteur de Zone vient de recevoir le Goncourt des Lycéens.
Sujet original, voyage dans le temps et l’Orient, écriture soignée et efficace, passion et sensualité, finesse et élégance : c’est l’anti-Houellebecq.

En 1506, Michel-Ange, blessé par la façon dont il est traité à Rome, impayé par le pape Jules II pour qui il travaille au tombeau de la future basilique Saint-Pierre, détesté de Bramante et de Raphaël, débordant de haine pour le vieux Léonard de Vinci, accepte l’invitation de Bajazet à Constantinople, où le sultan lui passe commande d’un pont sur la Corne d’Or.
Animé d’un orgueil démesuré, capable de travailler comme un fou, homme d’une austérité incroyable, effrayé par l’idée d’impuissance, menacé de précarité matérielle, Michel-Ange découvre Istanbul, déambule dans ses rues bruyantes avec le poète Misihi, hésite devant les tavernes, avant de se laisse gagner par l’ivresse, puis par les charmes d’une danseuse ambigüe.

Ce roman prend d’abord par ses mots, des mots étranges et séduisants comme les listes que celui qui n’a pas encore peint la voûte de la chapelle Sixtine dresse inlassablement sur son carnet :

"Son carnet, c’est sa malle.
Le nom des choses leur donne la vie.
11 mai, voile latine, tourmentin, balancine, drisse, déferlage. (…)
14 mai, dix petites feuilles de papier lourd et cinq grandes, trois belles plumes, un encrier, une bouteille d’encre noire, une fiole de rouge, mines de plomb, porte-mine, trois sanguines.
Deux ducats à Maringhi, ladre, voleur, étrangleur.
Heureusement, la mie de pain et le charbon sont gratuits."

Puis, c’est l’approche d’énigmatiques facettes de la vie et de la personnalité de l’un des artistes les plus admirés de tous les temps, c’est ensuite, dans ses pas, la découverte des mystères, des couleurs et des parfums de l’Orient, l’envoûtement délicieux d’une ville entre toutes étrangère, et c’est enfin, dans des passages magnifiques, l’explosion des sentiments mêlés qu’elle fait naître :

"Cette deuxième ivresse, celle de la douceur des traits, des dents d’ivoire entre les lèvres de corail, de l’expression des mains fragiles posées sur les genoux, est plus forte que le vin capiteux qu’il engloutit pourtant à pleines gorgées, dans l’espoir qu’on le resserve, dans l’espoir que cette créature si parfaite s’approche de lui de nouveau.
Ce qui se produit, et se reproduit entre chanson et chanson des heures durant jusqu’à ce que, vaincu par tant de plaisirs et de vin, le sobre Michelango s’assoupisse au creux des coussins, comme un enfant trop bien bercé."

Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants
Mathias Enard
Actes Sud, 156 p., 17 euros
23ème prix Goncourt des Lycéens

(1) Le titre est extrait du livre de Rudyard Kipling Au hasard de la vie : « Puisque ce sont des enfants, parle-leur de batailles et de rois, de chevaux, de diables, d’éléphants et d’anges, mais n’omets pas de leur parler d’amour et de choses semblables. »

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