Joyeux Noël !

rouaud_champs_honneurPour vous souhaiter un joyeux Noël, un conseil de lecture réitéré : celui des Champs d’honneur de Jean Rouaud, qui avait été évoqué ici dans le cadre du feuilleton dédié aux prix Goncourt.

Le prix 1990 est non seulement une pure merveille d’écriture, mais aussi un formidable exercice de mémoire.

Les personnages de Jean Rouaud sont aussi un peu les nôtres. Leurs histoires, leur histoire appartiennent à un creuset commun qui parlera à beaucoup de lecteurs.

Pour compléter le billet d’Andreossi, ci-dessous un extrait des pages consacrées la Grande Guerre, à travers la mort de Joseph.

Lisez ceci. Relisez le billet d’Androssi. Ensuite vous lirez tout le livre, et vous avez de la chance car c’est un grand bonheur de lecture que vous avez devant vous.

Alors, joyeux Noël à toutes et à tous !

Mag

« Sous la fièvre, à des bribes de mots, des convulsions de terreur sur les visages, on reconnaît le ressassement halluciné de ces visions d’enfer, les corps à demi ensevelis, déchiquetés, écartelés sur les barbelés, bleus étourneaux suspendus dans la pantière à qui semble refusée l’ultime consolation de s’étendre, d’attendre la joue contre la terre humide la délivrante mort, animés de hoquets grotesques à l’impact des balles perdues, soulevés comme des pantins de paille par le souffle d’une explosion, décrivant dans le ciel haché d’éclairs un rêve d’Icare désarticulé avant d’étreindre une dernière fois la lise féconde, bouche ouverte en arrêt sur l’effroi, regard étonné pour tout ce mal qu’on se donne, tandis que le casque renversé se remplit d’une eau claire sauvée du bourbier, vasque délicate pour le jour des colombes (…) ».

Les champs d’honneur

Jean Rouaud

Editions de Minuit, 1990

 

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La maternelle, Léon Frapié

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Remontons le temps à nouveau grâce au feuilleton des Prix Goncourt. Voici le deuxième du nom, qui a l’air rudement bien ! Merci Mr Andreossi !

Mag

A plus d’un titre, le roman qui obtint le deuxième prix Goncourt en 1904, nous étonne et se lit encore de nos jours avec beaucoup d’intérêt. On trouve, dans la confrontation entre les professionnels de l’éducation et les enfants dont ils ont la charge, certes des différences importantes avec notre époque, mais aussi des continuités. Si les enfants d’alors n’ont plus grand-chose en commun avec ceux d’aujourd’hui, des ressemblances restent dans le monde des éducateurs.

Léon Frapié, dans une veine naturaliste, donne la parole à Rose, une jeune femme orpheline, qui, malgré un baccalauréat et une licence, doit accepter un emploi de femme de service dans une école maternelle. La narratrice se retrouve au coeur de l’éducation de la petite enfance, qui plus est dans un quartier parisien très populaire, actrice pour donner les soins du corps que son statut impose, mais aussi spectatrice de l’application des idéaux de l’Ecole Républicaine par les maîtresses.

Ces petits sont décrits « à la Zola » : enfants de miséreux qui n’ont pas toujours de dessert dans leur sac pour leur déjeuner mais qui peuvent bénéficier de vin (avant 7 ans !) ; dont l’alimentation déficiente (malgré la cantine) produit une « espèce chétive », « un ensemble de figures pâlottes, propres, mais ‘pas fraîches’ ; on sentait la chair creuse, la substance inférieure, les cheveux même paraissaient communs et fanés ». La violence qu’ils subissent est vigoureusement dénoncée.

Alors que la petite Louise arrive à l’école le visage tuméfié, sous les moqueries de ses camarades heureux de n’être pas seuls à subir de tels sévices, l’institutrice, pour calmer la classe, ne manque pas d’inspiration : elle les fait chanter en chœur « Petit papa, c’est aujourd’hui ta fête, /j’avais des fleurs pour couronner ta tête… ». Enfants d’alcooliques, ils sont trop nombreux par famille, et les parents attendent de l’école une bonne éducation : « Celui-là, madame, n’ayez pas peur de taper dessus, c’est un sale enfant ! Il a tous les défauts ! ».

L’Ecole représente la société hiérarchique où chacun est à sa place : femme de service et institutrice ne sont pas du même monde : « Certes, l’attitude correcte de ces dames à mon égard ne se dément dans aucune circonstance ; mais quand elles réclament Rose pour certaines besognes, elles possèdent vraiment, sans affectation, un air, un accent qui établissent la distance infranchissable entre nous ; on sent combien un tablier bleu différencie une femme d’une autre. (…) Ces dames préfèreraient supporter les pires privations plutôt que de toucher à mon torchon ».

Léon Frapié, maintient habilement l’intérêt par une intrigue qui ne se dit jamais comme telle, où passe aussi la question des genres : le jeu de cache- cache entre Rose et le délégué cantonal à l’enseignement fournit la tension nécessaire à l’histoire. Des phrases courtes animent le récit et les formules font mouche : « un désespéré n’ayant pu obtenir la haute position qu’il convoitait a corrigé le sort par deux coups de revolver. Nous recelons plus de lâcheté, nous, les femmes : si nous ne pouvons pas gravir les marches, nous acceptons de les laver… ».

Andreossi

La maternelle

Léon Frapié

Phébus

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Trois femmes puissantes. Marie Ndiaye

trois_femmes_puissantesPour le 10ème épisode de notre feuilleton littéraire « Les prix Goncourt », Andreossi nous fait part de sa lecture du prix Goncourt 2009. Bonne lecture ! Mag

Trois histoires composent ce « roman » : au lecteur, à la lectrice, de découvrir en quoi les femmes plus ou moins en scène dans chacun de ces récits manifestent la puissance revendiquée dans le titre.

Norah revient en Afrique à la demande de son père, qu’elle a très peu revu depuis qu’il est retourné au pays avec son fils. Ce frère, qu’elle a aimé, est accusé de meurtre, et c’est en tant qu’avocate que son père lui demande de l’aide. Norah doit réaliser un gros travail de mémoire pour retrouver les êtres qu’elle a connus autrefois derrière les images qu’ils présentent aujourd’hui.

Rudy, revenu d’Afrique avec sa femme Fanta à la suite d’épisodes de violence, tente de comprendre les raisons des échecs multiples qui marquent sa vie. Après maints débats intérieurs il retrouve la paix avec son fils, une fois rétabli le souvenir de la violence paternelle originaire. Enfin la troisième histoire est la plus désespérante. Khady, à la suite de son veuvage, perd tout. De déchéance en déchéance elle arrive jusqu’à la mort en tentant de fuir l’Afrique pour le paradis européen.

Ces trois portraits de femmes (puisque le titre du livre nous impose trois femmes) dont l’un est très en creux, ont pour point commun le plus évident l’Afrique, et pour arrière fond la question du passé et de son oubli. Leur mal être conduit les personnages à puiser dans leur intériorité, et à trouver la puissance nécessaire au fond d’eux-mêmes pour faire émerger une identité mise à mal par les déracinements antérieurs. Marie Ndiaye nous raconte qu’une grande force personnelle est nécessaire pour se dégager des diverses influences extérieures qui parasitent la volonté propre.

L’écriture, aux nombreux retours à la ligne, manifeste les débats internes, sans qu’on puisse toutefois parler d’une suite de monologues intérieurs. On ne quitte pas l’esprit des personnages, jusqu’à se sentir parfois prisonniers de leurs états d’âme, d’où la difficulté à les cerner véritablement d’un point de vue extérieur. Quelle parole possible entre l’oubli du passé et le brouillage issu du discours des autres ? « La rumeur qui ornait ses songes, vaguement composée de la voix de son mari, de la sienne, de quelques autres encore, anonymes, issues du passé, lui avait donné l’illusion qu’elle parlait de temps en temps ».

Un Goncourt 2009 qui garde une part de mystère sur ces trois femmes que l’on veut bien croire puissantes, mais dont le destin nous laisse toutefois troublé.

Andreossi

Trois femmes puissantes

Marie Ndiaye

Gallimard, 2009

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Les champs d’honneur. Jean Rouaud

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Voici le 9ème épisode du feuilleton des prix Goncourt signé Andreossi. L’écriture a l’air très belle !… Lisez plutôt.

Mag

Jean Rouaud vendait des journaux dans un kiosque parisien quand il a publié son premier roman. Il a trouvé rapidement des lecteurs, puis la consécration avec le prix Goncourt 1990. Son récit n’a pas vraiment d’intrigue, et se présente comme une succession de portraits familiaux grâce auxquels le narrateur (qui doit beaucoup ressembler à l’auteur) nous entraîne dans une écriture qui constitue l’intérêt principal du livre.

Les figures précisément évoquées sont celles du grand-père, puis de la « petite tante », et enfin celle de Joseph, frère de cette dernière, mort au cours de la Grande Guerre. D’autres portraits sont à peine esquissés, comme celui du père et de la mère : Jean Rouaud poursuivra son œuvre de retour aux origines par les quatre romans qui suivront.

On évoque aujourd’hui les « page turner », livres qui se dévorent parce que l’intrigue est haletante. On devrait aussi pouvoir désigner, alors sans connotation compulsionnelle, ceux dont on attend avec convoitise la phrase suivante parce qu’on veut poursuivre le plaisir de la belle forme.

Nous sommes près de la côte atlantique, entre Nantes et Saint Nazaire, et il arrive qu’il tombe une petite pluie. Mais pas n’importe laquelle : « Qu’il pleuve à marée montante, ce n’est pas à proprement parler une pluie. C’est une poudre d’eau, une petite musique méditative, un hommage à l’ennui. Il y a de la bonté dans cette grâce avec laquelle elle effleure le visage, déplie les rides du front, le repose des pensées soucieuses. Elle tombe discrète, on ne l’entend pas, on ne la voit pas, les vitres ne relèvent pas son empreinte, la terre l’absorbe sans dommage ».

Le narrateur aide la petite tante, avec ses cousins, à plier le bulletin paroissial. Mais il y a pliage et pliage : « On atteignait à peine la vingtaine de bulletins pliés que déjà un certain laisser-aller transparaissait dans nos travaux. Les quatre coins de la feuille qui devaient se superposer en un angle droit unique trahissaient progressivement un décalage. Quelques bulletins plus loin, on confectionnait presque des éventails. (…) C’était la goutte d’eau quand, avec l’un d’eux particulièrement évasé, on se masquait les yeux en affectant des mines de carmencita. Là, la tante perdait son calme. Une petite colère de moineau s’ébrouant dans sa flaque ».

La petite tante racontait toujours, sans qu’on l’écoute vraiment, qu’elle n’avait plus ses règles depuis l’âge de vingt six ans. Jusqu’au jour où le narrateur fait le lien avec la mort de son frère en 1916 : « C’est donc cela qu’elle nous disait, lançant à la cantonade ses comptes cabalistiques. Cette longue et secrète retenue de chagrin, ce sang ravalé comme on ravale ses larmes, et par cette mort sa vie à jamais déréglée ».

Ces formules heureuses ne sont pas gratuites, car de ces portraits émergent des personnes éminemment présentes.

Andreossi

Les champs d’honneur

Jean Rouaud

Editions de Minuit, 1990

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Les noces barbares. Yann Queffélec

queffelec_noces_barbaresVoici l’épisode n° 8 du feuilleton des prix Goncourt concocté par Andreossi, avec l’année 1985 qui a vu Yann Queffélec récompensé… Ce n’est plus une critique, c’est une exécution ! 

Bon alors, c’est sûr, le prochain sera meilleur !! Mag

Un enfant est né du viol d’une gamine de quatorze ans par un soldat américain. Enfant de la honte absolue pour la famille de la jeune fille, il est d’abord caché dans un grenier puis pris en charge par la nouvelle famille que la jeune mère compose avec un veuf et son garçon, et échoue en fin de compte dans une institution pour handicapés mentaux. Il s’enfuit à seize ans et vit enfin une vie libre dans l’épave d’un bateau, avant de retrouver enfin sa mère dans une mort commune.

Il ne s’agit pas du résumé d’un feuilleton du dix- neuvième siècle, mais de celui du Goncourt 1985. Pourtant les ingrédients du genre complètent bien la trame du récit : les méchants sont vraiment méchants, les bons sont peu nombreux et maladroits, ou faibles, la directrice de l’institution est perverse, et surtout la quête de l’amour du fils pour la mère est constante, sans cesse contrariée par les événements et par la personnalité même de la jeune Nicole qui, traumatisée par le viol, ne peut répondre à cet amour que par le refus tenace d’accepter cet enfant.

Le point de vue principal, même si le récit est à la troisième personne, est celui de Ludo, surnommé parfois Lidio : le lecteur suppose que l’enfant relève davantage de troubles du comportement, de déficiences psychologiques, que de véritable déficit cognitif. Rendre par l’écriture ces troubles est la grande difficulté de l’écrivain. L’ « ahuri » de Tarjei Vesaas1 est infiniment plus crédible que Ludo de ce point de vue.

Les autres personnages, mis à part Micho le beau-père, ne dépassent pas leur rôle convenu, comme dans un mélodrame où l’essentiel est que tous s’associent pour que le malheur puisse se déployer en toute impunité. L’adhésion ou non aux histoires d’amour contrariées relève sans doute de l’histoire personnelle du lecteur, mais on peut supposer que l’écriture y soit aussi pour quelque chose. Celle-ci est trop banale pour emporter la conviction : « Alors l’air lui manqua, la douleur disparut, Ludo tendit les mains, terrassé, vers cette vision reconnue d’instinct, la mer sous le soleil, sans un arbre en vue, la mer foisonnante et nue par-dessus les toits du port, immense et tenant toute entre l’horizon et lui comme un regard dans l’éclat d’un miroir brisé ».

Andreossi

Les noces barbares

Yann Queffélec

Gallimard

1 Les oiseaux, Tarjei Vesaas, Editions Plein Chant. Magnifique roman de l’écrivain norvégien.

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L’ogre. Jacques Chessex

l_ogreAndreossi continue à nous faire remonter le temps au fil des Goncourt : après le prix 1963, voici, pour le 7ème épisode de notre feuilleton, le Goncourt 1973… pas le meilleur apparemment, malgré de saisissantes images ! Bon… attendons donc peut-être le suivant ! Mag

C’est en pleine période de contestation de l’autorité, en particulier parentale, que ce roman de Jacques Chessex obtient le Goncourt 1973. Le thème est très simple : un professeur, la quarantaine, continue de subir l’autorité destructrice de son père qui vient de mourir. Si l’écriture de Chessex retient l’attention, si bien des trouvailles de style font le plaisir de lire, le déroulé de la vie de Jean Calmet sur ces quelques mois est beaucoup moins convaincant.

Après l’incinération du père, qui donne lieu à des retours sur l’enfance et au portrait d’une autorité dévastatrice pour toute la famille, notre « héros » se sent devenir un autre homme une fois sorti d’une séance chez son barbier. Hélas, le père, toujours présent en lui, l’écrase toujours de son mépris, de sa suffisance de médecin qui sauve les vies, de son évidente puissance sur les êtres et les choses. Une conséquence douloureuse pour Jean : la Fille au Chat, dont il tombe amoureux, ne parvient pas, malgré son enthousiasme, à réveiller sa virilité (qu’il manifeste pourtant auprès de Pernette la prostituée).

Qu’est ce qui fait qu’on arrive difficilement à croire aux tourments de Jean Calmet ? Sans doute que les portraits esquissés des personnages qui l’accompagnent ne décollent pas de stéréotypes. Le père, la Fille au Chat, l’élève Marc, le militant néo-nazi (que vient-il faire dans le roman ?) n’ont pas l’épaisseur humaine suffisante, avec leur part nécessaire de mystère, pour nous rendre crédibles cet homme et ses malheurs.

Heureusement l’action est située dans un pays (le canton de Vaud, en Suisse) que sait décrire Chessex, et ses descriptions sont évocatrices : « Parfaitement immobile, il se sentait soudain criblé d’odeurs de chemins enfouis, d’herbe mouillée, d’humus pourrissant, de traces de limaces, d’insectes pattus, de rongeurs malins et craintifs, comme si des gouttes de vigueur violemment avaient jailli en lui du plus profond du sol secret, le soûlant, le secouant, l’emplissant d’une excitation fraîche et neuve ».

On saisit le parfum des cheveux de la Fille au Chat : « dans les cheveux il retrouve l’odeur de la pierre à feu couleur d’ambre que l’on cherche dans les carrières, que l’on frappe contre une pierre jumelle, une petite fumée s’élève du choc et le caillou que l’on porte à ses narines se met à sentir l’incendie tiède comme un souvenir des premiers cataclysmes de la planète ».

Quel dommage que les humains n’émergent pas de clichés psychologiques éventés, mais quel profit de déboucher sur des images qui parlent : « Une colonie de pigeons aux ailes claquantes tournique entre les vieilles bâtisses aux tuiles napolitaines sur l’eau merdeuse du canal ».

Andreossi

L’ogre

Jacques Chessex

Grasset, 1973

 

 

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Quand la mer se retire. Armand Lanoux

quand_la_mer-se_retireEt voici l’épisode n° 6 du feuilleton des prix Goncourt, toujours signé Andreossi. Cette fois c’est le Goncourt 1963 – difficile à trouver visiblement…

Bonnes lectures d’été à tous et à toutes !

Mag

C’est en battant sur le fil le jeune Jean-Marie Le Clézio qu’Armand Lanoux enlève le Goncourt en 1963. Aujourd’hui, son roman Quand la mer se retire doit être déniché chez un bouquiniste car il n’est pas disponible en librairie. Les réflexions qu’il peut susciter à propos de la guerre, l’impression de tristesse qui demeure à la fin de la lecture, malgré un style souvent enlevé, et surtout le haut degré de dérision que l’on y trouve bien souvent, devraient faire oublier les pesanteurs de l’époque, comme une certaine misogynie ou des métaphores superflues.

Un Canadien québécois revient sur les plages normandes vingt ans après le débarquement allié. Il est accompagné par celle qui était fiancée à son ami tué au cours des combats. C’est un pèlerinage qui n’a pas du tout le même sens pour les deux, dans la mesure où si pour Valérie il s’agit de retrouver les traces de l’homme auquel elle est toujours restée fidèle, pour Abel c’est l’occasion de faire ressurgir des événements vécus qui ont laissé leur part de traumatisme. D’un côté la volonté de faire revivre un héros, de l’autre l’interrogation sur le sens de la mort atroce de son ami.

Les paysages normands donnent lieu à quelques images aventureuses : « Le soleil se couche, emmenant vers les étables de la nuit sa cavalerie fantastique. Les outres de l’orage dérivent vers le continent qu’elles investissent, elles aussi ». Le roman offre la palette la plus large des stéréotypes féminins, de la coincée Valérie représentante de l’hygiénisme américain à la libérée Bérangère, bien française, qui s’offre, mais pas à un seul, en passant par la figure de tous les pays, Mamie la putain, « bête somptueuse ». Mais la constante la plus étonnante du livre est la dérision qui s’attache aux caractères et coutumes français, comme pour faire penser au Canadien : et c’est pour cela que nous nous sommes battus !

Vingt ans après nous sommes très loin de la Résistance mise en scène par Elsa Triolet ! La description du groupe de Fifi (pour FFI) est particulièrement pittoresque, digne d’un film d’Audiard (Michel) : un infirmier psychiatrique a recruté quelques malades et part à la recherche des collabos… Celle du mariage villageois a un caractère de gaîté sordide assez réussie. Le peuple de France est décrit sous des travers qui visent le contraste avec les soldats qui se sont fait tuer pour sa libération : « Je n’aime pas la France que je vois depuis huit jours, la petite France des petits douaniers ventrus, des petites routes, des petites maisons, des petites autos, des ivrognes, des chansons obscènes, des effrontées qui raccrochent dans les rues ».

Un bon résumé du propos peut être trouvé dans la description du monument aux morts du village : « Au centre le monument aux morts représente un fantassin, pans de capote troussée héroïquement sur les molletières, croisant la baïonnette, tandis que, derrière lui, une belle dame au sein nu joue du clairon en désignant théâtralement le débit de tabac ». Mais la visite au cimetière canadien apaise les sentiments des deux pèlerins et donne au final une touche mélancolique durable.

Andreossi

Quand la mer se retire

Armand Lanoux

Julliard, 1963

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Le premier accroc coûte deux cents francs. Elsa Triolet

lepremieraccrocCette semaine, Andreossi nous livre le quatrième épisode du feuilleton des Goncourt, avec le prix 1944.

Il a fallu attendre quarante prix Goncourt avant que le jury ne l’attribue à une femme. Ce fut en 1945, pour le prix de l’année précédente, et c’est Elsa Triolet qui fut couronnée pour un recueil de quatre nouvelles parues sous le titre de l’une d’entre elles : « Le premier accroc coûte deux cents francs ».

Si le climat historique est très homogène (tous les récits se passent sous l’occupation allemande et mettent en scène des faits de résistance à l’occupant), ces histoires n’ont pas la même ampleur. La dernière est courte et s’apparente davantage à un texte journalistique : après les opérations alliées de 1944 (le titre du livre est le message qui annonce le premier débarquement), résistants et armée allemande s’opposent dans un village. « Cahiers enterrés sous un pêcher » narre une tranche de vie d’une résistante : mais ce sont ses souvenirs de Russie (sans doute tirés de la jeunesse d’Elsa Triolet) qui sont les plus touchants. « Les amants d’Avignon » a l’intérêt de poser la question de « vraies-fausses » relations entre des agents qui vivent dans la clandestinité.

Le texte le plus ambitieux, « La vie privée »nous présente le portrait d’un artiste qui voudrait échapper à l’Histoire, en ne pensant qu’à lui et à son travail : dans un premier temps il échoue, jusqu’au moment où il est touché par la grâce (l’esprit « Résistance ») et réalise enfin le tableau où il évoquera la vie sous l’Occupation : « La toile représentait un « café-hôtel », devant le « café-hôtel » un soldat allemand tricotait une chaussette orange, une putain gardait le pont, le tout sur un fond de pêchers parsemés de petites balles hautes en couleurs, gaies comme des confetti ».

Soixante-dix ans après, ces récits nous apparaissent comme le début de la légende de la Résistance. Deux France sont opposées, mais sont décalées dans le temps : « L’atroce France de 1940, le pays de la Belle au Bois dormant, où chacun est resté pétrifié là où le malheur le surprit, les trains immobiles, les autos dans les garages, les gens se gardant bien de faire le moindre geste, si ce n’est de fumer les cigarettes du vainqueur. La France de 1944, exaspérée, debout, brûlant sa terre pour qu’elle chauffe les pieds des fuyards, des ex-vainqueurs en camions (…) camouflés de stupides branchages qui servent à les faire repérer ». Les occupants ne sont pas des nazis, ce sont des Allemands ou des Boches, l’horizon est communiste (à Moscou, en 1936 « les gens vivaient avec emportement, chaque jour arrivait dans une robe nouvelle, le travail semblait passionnant comme un match de football »), et la France entière a basculé : « encore aujourd’hui il doit y avoir plus de gens dans la plaine qui risquent leur vie journellement dans le combat contre l’occupant, qu’il n’y en a dans le maquis ».

Si la littérature ne peut se passer de son époque, il est des œuvres qui s’en détachent au point de nous toucher parfois à travers les siècles. Ce n’est pas le cas ici : à la Libération, il s’agissait de glorifier une France certes délivrée, mais qui devait aussi faire oublier ses faiblesses. Ce choix du Goncourt était bien dû aux circonstances.

Andreossi

Le premier accroc coûte deux cents francs

Elsa Triolet

Denoël folio, 2010

 

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Sang et lumières. Joseph Peyré

sang-et-lumieres_peyreTroisième épisode du feuilleton des Goncourt signé Andreossi. C’est dans les arènes de l’Espagne des années 1930 qu’il nous emmène cette fois… La langue a l’air fort belle !

Joseph Peyré est envoyé à Madrid par son journal en 1934. Il a déjà écrit quelques romans, loués par son ami Joseph Kessel, dans lesquels il mettait volontiers en scène des comportements héroïques. Il revient d’Espagne avec ce récit qui obtient le prix Goncourt l’année suivante, récit que l’on ne saurait réduire à l’apologie de l’art tauromachique. Il n’est nullement question pour Peyré de contester la mort du taureau dans les arènes, mais en centrant le roman sur la fragilité du torero, il met l’accent sur un environnement taurin balançant entre la fascination des lumières et le goût du sang.

Les différents acteurs ont précisément leur place dans l’intrigue. En premier lieu une société de misère productrice de violence. La situation politique de l’Espagne est soulignée en arrière-plan : le pays connaît un climat de pré-guerre civile, avec attentats, bombes, pillages. Pauvreté et humiliation sont le terreau sur lesquels naissent ceux qui vont tenter d’accéder au paradis de la popularité et de la richesse : « l’ancien souffleur de verre métamorphosé par l’or des arènes goûtait ainsi à nos yeux sa revanche, celle des gitanes, errants et ouvriers faméliques de la Frontera, qui vivaient toute leur vie dans le désespoir des hivers, sur les milliers d’hectares incultes traversés par les chevauchées de señoritos et des amazones en chasse, et qui se rangeaient le long des ruelles et des chemins pour ne pas être cravachés ».

Les portraits de l’entourage du torero sont sévères : membres de la « cuadrilla » buveurs, violents ou simplement pitoyables, journalistes qui attendent les pots de vins généreux pour orienter la teneur de leurs articles, gestionnaires de la fortune des toreros véreux, amantes prêtes à abandonner sans scrupule la vedette qui ne fait plus recette. C’est sans doute la foule des arènes qui subit les attaques les plus virulentes de Joseph Peyré : « Mais la clameur du public qui montait, roulait à la cadence des passes du dompteur, et refluait comme une mer, je l’écoutais les yeux fermés, comme un présage redoutable, pour tout ce qu’elle soulevait d’eaux troubles, de violence, pour tout ce qu’elle dressait de haine contre nous ».

Pas de critique radicale de la corrida dans le roman. Toutefois le regard porté sur le taureau ne manque pas de compassion : « La souffrance, le froid, ramassaient la bête, qui avait pris cet air enfantin d’étonnement, ce regard qu’on ne peut pas supporter ». Si le torero apparaît finalement comme une victime, ce n’est pas le taureau qui est en cause, mais plutôt les passions exacerbées d’un public en mal d’émotions fortes, et, quelquefois, du beau geste : « Cette foule attend le rare moment de plaisir : le spasme d’émotion dont on parle toujours, le spasme de quelques secondes qui laisse du plaisir pour une vie ». Un roman qui a su traduire sans complaisance la violence de l’univers des arènes.

Andreossi

Sang et lumières

Joseph Peyré

Grasset 1935.

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Batouala. René Maran

batouala_maranAujourd’hui, deuxième épisode du feuilleton littéraire, signé Andreossi, sur les prix Goncourt, avec le cru 1921. Pour du cru, c’est du cru.

Étonnant roman, prix Goncourt 1921, qui met en scène un chef Africain dans sa vie quotidienne sous la colonisation française. Réputé comme premier roman de la « négritude », il apparaît aujourd’hui comme l’exemple de l’intérêt des  jurés du Goncourt pour les questions de société, en promouvant parfois une littérature qui peut faire débat. De ce point de vue, c’est une réussite à plusieurs titres.

Si l’écrivain René Maran a été honoré par le prix dès son premier roman, l’administrateur des colonies en Oubangui qu’il était aussi a dû démissionner de son poste à la suite d’une campagne de presse agressive. Le livre a décidé de sa carrière d’écrivain, par rejet d’une administration sanctionnant un Noir (il était Martiniquais) osant écrire une vive critique (en particulier dans la préface) de la colonisation.

Pourtant, il s’agit de littérature avant tout et non de l’exposition d’idées. Comme il l’exprime dans sa préface, l’auteur se borne à constater, à enregistrer, en puisant dans les propos qu’il a entendu au cours de ses missions. Il reproduit beaucoup du vocabulaire local, surtout celui qui touche à l’environnement naturel, ce qui inscrit efficacement le récit dans un cadre original, et accentue l’impression que le narrateur est quelqu’un du pays plutôt qu’un colon. Dès les premières lignes nous sommes du côté des Noirs.

La trame de l’intrigue est mince (la rivalité entre Batouala et Bissibi’ngui pour l’amour de Yassigui’ndja) et ne constitue pas le plus grand intérêt du récit. Mais la forme d’écriture qui réussit à présenter à la fois le rôle des Blancs du point de vue des colonisés et les rites qui paraissent cruels aux yeux des colons est très efficace. Dans le premier registre la condamnation du colonialisme est sans appel : « Nous ne sommes que des chairs à impôts. Nous ne sommes que des bêtes de portage. Des bêtes ? Même pas. Un chien ? Ils le nourrissent, et soignent leur cheval. Nous ? Nous sommes, pour eux, moins que ces animaux, nous sommes plus bas que les plus bas. Ils nous crèvent lentement ».

Du côté du rituel, le lecteur a droit à une description de l’excision horrifiante dans son cynisme : « La vieille arrivait, interpellait l’une des danseuses, lui écartait rudement les cuisses, saisissait à pleins doigts ce qu’il fallait saisir, l’étirait à la manière d’une liane à caoutchouc et, d’un seul coup –raou !- le tranchait, puis, sans même retourner la tête, jetait derrière elle, à la volée, ces morceaux de chair chaude et sanglante, qui parfois atteignaient quelqu’un au visage. Quelle importance ces chairs pouvaient-elles avoir ? A peine tombées à terre, les chiens se les disputaient, en rognonnant ».

Mieux que de long discours ces phrases disent beaucoup sur la rencontre entre l’Afrique et ses colons.

Batouala, René Maran

Magnard, 2002

Andreossi

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