A la recherche du temps perdu. Le temps retrouvé. Ce qu'est la littérature, ce qu'elle n'est pas

Marcel Proust La RechercheEn découvrant enfin le livre qu’il doit écrire (cf. billets du 2 novembre et du 9 novembre), le narrateur voit clairement ce que doit être la littérature.

Il sait d’abord ce qu’elle ne peut être :

« Une oeuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix. On raisonne, c’est-à-dire on vagabonde, chaque fois qu’on a pas la force de s’astreindre à faire passer une impression par tous les états successifs qui aboutiront à sa fixation, à l’expression. »

Et il est certain de la matière sur laquelle l’écrivain doit se pencher :

La réalité à exprimer, résidait, je le comprenais maintenant, non dans l’apparence du sujet, mais à une profondeur où cette apparence importait peu, comme le symbolisaient ce bruit de cuiller sur une assiette, cette raideur empesée de la serviette, qui m’avaient été plus précieux pour mon renouvellement spirituel que tant de conversations humanitaires, patriotiques, internationalistes et métaphysiques.

Fort de ces convictions, il rejette la vogue de l’époque, qui voulait transformer la littérature :

Plus de style, avais-je entendu dire alors, plus de littérature, de la vie ! ». On peut penser combien même les simples théories de M. de Norpois contre les « joueurs de flûte » (cf. billet du 9 février) avaient refleuri depuis la guerre. Car tous ceux qui n’ont pas le sens artistique, c’est-à-dire la soumission à la réalité intérieure, peuvent être pourvus de la faculté à raisonner à perte de vue sur l’art. Pour peu qu’ils soient par surcroît diplomates ou financiers, mêlés aux « réalités » du temps présent, ils croient volontiers que la littérature est un jeu de l’esprit destiné à être éliminé de plus en plus dans l’avenir.

Bon week-end et bonne lecture.

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A la recherche du temps perdu. Le temps retrouvé. « La vraie vie, c'est la littérature »

Marcel Proust La RechercheLe narrateur prend conscience que pour saisir les moments de félicité qu’il a éprouvés furtivement à l’occasion de ses réminiscences – tel l’instant où il a butté sur deux pavés inégaux dans la cour de l’hôtel des Guermantes, ou celui où il a goûté d’une petite madeleine trempée dans du thé lorsqu’il était enfant – bref, pour rechercher ce temps perdu, il devra écrire « son livre ».

Seul celui-ci lui permettra de trouver sa réalité ; car la réalité est peut-être ceci – et l’image à laquelle le narrateur recourt est magnifique :

Le goût du café au lait matinal nous apporte cette vague espérance d’un beau temps qui jadis si souvent, pendant que nous le buvions dans un bol de porcelaine blanche, crémeuse et plissée qui semblait du lait durci, quand la journée était encore intacte et pleine, se mit à nous sourire dans la claire incertitude du petit jour. Une heure n’est pas une heure, c’est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément (…) rapport unique que l’écrivain doit retrouver pour en enchaîner à jamais dans sa phrase les deux termes différents.

Et l’art seul permet de nous faire connaître la vie :

La grandeur de l’art véritable, au contraire de celui que M. de Norpois eût appelé un jeu de dilettante, c’était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d’épaisseur et d’imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie.

Finalement, notre vie véritable n’est peut-être seulement que littérature :

La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature ; cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu’ils ne cherchent pas l’éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d’innombrables clichés qui restent inutiles parce que l’intelligence ne les a pas « développés ».

Très bonne lecture et très bon week-end à tous.

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Le côté de Guermantes. L'art dans les salons

proust2Dans Le côté de Guermantes, le narrateur est régulièrement reçu dans le monde aristocratique, les meilleurs salons de Paris, dont celui de la duchesse de Guermantes.

Sa découverte de ces milieux « élevés » est pour lui l’occasion d’apprécier les relations parfois nuancées, parfois grotesques que les gens du monde entretiennent avec l’art.

Dans le salon de Madeleine de Villeparisis, dame de haute noblesse mais simple, par ailleurs amie de la grand-mère du narrateur, et peintre à ses heures, M. de Norpois, interrogé sur l’exposition de peintures de Fantin-Latour, livre sans sourciller sa conviction :

– Elles sont de premier ordre et, comme on dit aujourd’hui, d’un beau peintre, d’un des maîtres de la palette, déclara M. de Norpois ; je trouve cependant qu’elles ne peuvent pas soutenir la comparaison avec celles de Mme de Villeparisis où je reconnais mieux le coloris de la fleur.
Même en supposant que la partialité du vieil amant, l’habitude de flatter, les opinions admises dans une coterie, dictassent ces paroles à l’ancien ambassadeur, celles-ci prouvaient pourtant sur quel néant de goût véritable repose le jugement artistique des gens du monde, si arbitraire qu’un rien peut le faire aller aux pires absurdités, sur le chemin desquelles il ne rencontre pour l’arrêter aucune impression véritablement sentie.

Chez Mme de Guermantes, il n’est pas rare qu’un poète soit invité à la fine table. Voici alors comment le déjeuner se déroule :

Mais le repas continuait, les plats étaient enlevés les uns après les autres, non sans fournir à Mme de Guermantes l’occasion de spirituelles plaisanteries ou de fines historiettes. Cependant le poète mangeait toujours sans que duc ou duchesse eussent eu l’air de se rappeler qu’il était poète. Et bientôt, le déjeuner était fini et on se disait adieu, sans avoir dit un mot de poésie, que tout le monde pourtant aimait mais dont, par une réserve analogue à celle dont Swann m’avait donné l’avant-goût, personne ne parlait. Cette réserve était simplement de bon ton. Mais pour le tiers, s’il y réfléchissait un peu, elle avait quelque chose de fort mélancolique, et les repas du milieu Guermantes faisaient alors penser à ces heures que des amoureux timides passent souvent ensemble à parler de banalités jusqu’au moment de se quitter, et sans que, soit timidité, pudeur ou maladresse, le grand secret qu’ils seraient plus heureux d’avouer ait pu jamais passer de leur cœur à leurs lèvres.

Bon week-end à tous.

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A l'ombre des jeunes filles en fleurs. M. de Norpois. Bergotte.

proust2 Très jeune, le narrateur fait part à ses parents de son projet de devenir d’écrivain.

Son père, désireux de le voir entreprendre quelque travail, fut-il littéraire – on a vu comment le narrateur avait renoncé, sur un coup de cœur, à la carrière diplomatique – lui conseille d’en parler à l’une de ses relations professionnelles, M. de Norpois :

« Je le ramènerai dîner un de ces soirs en sortant de la Commission. Tu causeras un peu avec lui, pour qu’il puisse t’apprécier. Ecris quelque chose de bien que tu puisses lui montrer ; il est très lié avec le directeur de la Revue des Deux Mondes, il t’y fera entrer, il réglera cela, c’est un vieux malin ; et, ma foi, il a l’air de trouver que la diplomatie, aujourd’hui ! … »

M. de Norpois vient donc dîner à la maison ; la mère du narrateur est pleine de respect et d’admiration :

Ma mère s’émerveillait qu’il fût si exact quoique si occupé, si aimable quoique si répandu, sans songer que les « quoique » sont toujours des « parce que » méconnus, et que (de même que les vieillards sont étonnants pour leur âge, les rois pleins de simplicité et les provinciaux au courant de tout) c’étaient les mêmes habitudes qui permettaient à M. de Norpois de satisfaire à tant d’occupations et d’être si ordonné dans ses réponses, de plaire dans le monde et d’être aimable avec nous. De plus, l’erreur de ma mère, comme celle de toutes les personnes qui ont trop de modestie, venait de ce qu’elle mettait les choses qui la concernaient au-dessous, et par conséquent en dehors des autres.

Le narrateur montre à M. de Norpois le petit écrit qu’il avait préparé et lui fait part de son immense admiration pour l’écrivain Bergotte.

Voici la réponse qu’il reçoit de la bouche du diplomate :

« Bergotte est ce que j’appelle un joueur de flûte ; il faut reconnaître d’ailleurs qu’il en joue agréablement quoique avec bien du maniérisme, de l’afféterie. Mais enfin, ce n’est que cela, et cela n’est pas grand’chose (…)au total, tout cela est bien mièvre, bien mince, et bien peu viril. Je comprends mieux maintenant, en me reportant à votre admiration tout à fait exagérée pour Bergotte, les quelques lignes que vous m’avez montrées tout à l’heure et sur lesquelles j’aurais mauvaise grâce à ne pas passer l’éponge, puisque vous avez dit vous même, en toute simplicité, que ce n’était qu’un griffonnage d’enfant (je l’avais dit, en effet, mais je n’en pensais pas un mot). A tout pêché miséricorde et surtout aux pêchés de jeunesse. (…) Il n’empêche que chez lui l’œuvre est infiniment supérieure à l’auteur (…) Vulgaire par moments, parlant à d’autres comme un livre, et même pas comme un livre de lui, mais comme un livre ennuyeux, ce qu’au moins ne sont pas les siens, tel est ce Bergotte. »

Tel est ce Bergotte ? à suivre …
Bon week-end
Bonne lecture.

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