Brooklyn Follies. Paul Auster

Paul Auster, Brooklyn FolliesBrooklyn Follies a d’emblée quelque chose d’évident, comme si le narrateur – Nathan, un sexagénaire divorcé et tout juste retraité des assurances – nous était familier, et qui nous donne en même temps une furieuse envie de le connaître tout à fait.

C’est avec cet incipit « Je cherchais un endroit tranquille où mourir » – le paragraphe d’ouverture se terminant par « Une fin silencieuse à ma vie triste et ridicule » – que Paul Auster plante son personnage.

Un peu plus loin, l’on croit avoir à faire à un ours mal léché lorsqu’il dit de sa fille qu’ « en digne fille de sa mère, rare est le jour où elle s’exprime autrement que par des platitudes – ces expressions usées et ces idées de seconde main qui remplissent les décharges de la sagesse contemporaine ».

La suite nous révèlera que Nathan n’a rien d’un misanthrope. Il a d’abord cette idée, pour s’occuper, d’écrire un livre intitulé « Le livre de la Folie humaine », où il consigne tous les ratés, lapsus, faiblesses et embarras de son existence et de celle des autres. Puis, cette lettre d’excuse écrite à sa fille froissée, à laquelle succèdera l’envoi d’un joli collier. Enfin, viendra la rencontre décisive, ou plutôt les retrouvailles, avec son neveu Tom Wood, ancien étudiant en littérature doué et fin mais parti à la dérive par trop de tristesse.

Elle sera suivie de bien d’autres rencontres, plus bienheureuses les unes que les autres, Harry le libraire d’occasion, flamboyant mais rempli de douleur, la fameuse JMS, pour Jeune Mère Sublime, objet des fantasmes de Tom, une fillette de neuf ans-et-demi mystérieusement envoyée par sa mère chez ses oncle et grand-oncle, mais aussi Marine, serveuse charmante du restaurant où, du coup Nathan, a pris ses habitudes, ou encore le propriétaire d’un domaine enchanteur…
Le noyau dur de cette troupe se réunira autour d’une sorte d’idéal, ce rêve où chacun s’est réfugié un jour, « Là où on se retire lorsque le monde réel est devenu impossible » selon Nathan et baptisé par Harry « L’Hôtel Existence ». (La plus belle phrase de ce passage est d’ailleurs la réflexion de Harry : « Je pensais que tout le monde en avait un »).

Brooklyn Follies et peut-être le meilleur roman de Paul Auster, tant ses personnages recèlent richesse, singularité, humanité ; tant les histoires s’enchaînent avec une extraordinaire fluidité.
Il est peut-être aussi le plus « Austérien », l’écrivain y mêlant ses thèmes de prédilection avec un régal que le lecteur ne peut que savourer : l’écriture, la littérature, l’amitié, les relations filiales entre un homme d’âge mûr et son cadet, l’imagination, le hasard, la disparition, mais aussi la route à travers les états américains…
Il est aussi celui qui se déroule essentiellement à Brooklyn, là où réside Auster, et dont le narrateur dit « D’un strict point de vue anthropologique, je découvris que, de toutes les tribus que j’ai rencontrées, les habitants de Brooklyn sont les gens les plus disposés à converser avec des inconnus », et qui en outre « vous sortent des traits d’esprit éblouissants comme si ça allait de soi ». On n’en demande pas plus.

Brooklyn Follies. Paul Auster
Actes Sud (2005), 365 p., 23 €
Egalement en édition de poche : Babel, 368 p., 8,50 €

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Des échos au scriptorium

scriptoriumAndreossi a lu Dans le scriptorium, le dernier roman de Paul Auster, et m’a fait part de son commentaire.

Il aurait été dommage de prendre le risque de voir ce texte "enterré" avec le billet du 15 février dernier car l’approche que nous livre Andreossi est très intéressante :

« Le hasard des rencontres de lectures est quelquefois étonnant. Le scriptorium de Paul Auster m’a remis en mémoire deux ouvrages lus récemment, qui font écho à certains aspects du "roman" de Paul Auster.

On peut se demander pourquoi M. Blank est vieux et amnésique.
Il symbolise sans doute la perte de pouvoir du créateur : comme un vieux peut être dépendant de ses enfants, M. Blank est totalement dépendant des personnages qu’il a créés.
Est-il plus libre ou enfermé que ses personnages ? Impossible de répondre à la question, ils ont le même degré de liberté et d’enfermement.
Malgré cette mémoire défaillante, malgré ses difficultés à prendre soin de son corps, il lui reste des capacités : l’érection, le pouvoir d’imaginer.

Cette lutte pour conserver quelque chose de son identité malgré la vieillesse rappelle fortement le très beau livre de Max Frisch L’homme apparaît au quaternaire (1) dans lequel le vieil homme s’entoure de papiers collés aux murs, et il veut se prouver lui aussi qu’il est encore capable de performance physique.

Les deux auteurs se rejoignent sur un point : ce qui a été essentiel dans leur vie, ce qui a été gardé précieusement au coeur de ces hommes est intransmissible.
Blank est responsable de ce qu’il a créé mais n’a plus aucune responsabilité sur la manière dont les autres reçoivent et ont reçu ses histoires. Le manuscrit qu’on lui demande de poursuivre est une histoire archétypique du monde d’aujourd’hui.

On retrouve tout à fait le contexte du roman de J.M. Coetzee, En attendant les barbares (2) : les confins d’un empire, des luttes de pouvoir opaques, les tentatives d’élimination de ceux qui nous ressemblent le moins.

Et cela ne me fait pas croire du tout à ce que dit la quatrième de couverture du roman d’Auster ("interrogations profondes sur les responsabilités de l’Amérique contemporaine face à l’Histoire").
Ces récits archétypiques ne renvoient qu’à l’imaginaire. Ces histoires tournent en rond, n’ont aucune emprise sur le "réel".
Notre passé (et être vieux, c’est en disposer de beaucoup) ne nous sert à rien dans le rapport aux autres, il ne sert qu’à nous mêmes ; avec les autres il n’y a que la cruauté du présent, et quelques rares moments de rencontre. »

Dans le scriptorium. Paul Auster
Traduit de l’américain par Christine Le Boeuf
ACTES SUD (on peut y lire les première pages)
147 p., 15 €

(1) Gallimard, Collection Du Monde Entier, 143 p., 11 €
(2) Points, n° 720, 249 p., 6,50 €

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La musique du hasard. Paul Auster

la musique du hasardAprès le départ de sa femme, Nashe, âgé d’une trentaine d’années laisse sa fille chez sa sœur, quitte son emploi de pompier et, l’héritage de son père en poche, se met à avaler des kilomètres, le volant d’une routière rouge entre les mains.

Il traverse des Etats et encore des Etats. Dans la transe du voyage il ne fait halte que lorsqu’au bord de sa route apparaît une pauvre silhouette, celle de Jack Pozzi, qu’il prend en affection et désignera vite « gosse ».

Avec lui, pour lui, puisqu’il ne sait que faire de lui-même, il va miser le reste de son héritage au jeu. Les deux personnages vont alors pénétrer dans une maison de milliardaires très étrange.

L’un et l’autre n’en sortiront que pour mourir.

La musique du hasard commence en lignes sympathiques, derrière lesquelles se profile de plus en plus d’inquiétude, jusqu’à ce que la peur, d’abord diffuse, puis de plus en plus présente, imprègne complètement l’atmosphère.
L’imaginaire y joue un grand rôle, mais il est également question de liberté, de choix, et, bien sûr, son symétrique : le hasard … Tout à coup, face à l’inutilité de nos choix, faire celui, ultime, du hasard …

Paul Auster est très impressionnant lorsque il décrit l’ambiance fascisante dans laquelle ses personnages finissent par se trouver, à la merci de deux fous furieux milliardaires et policés, impitoyables et épris de perfection.
Mais qui ne sont que deux parvenus qui ont gagné au loto…

Très beaux passages sur la fuite, l’envie, irrésistible, de partir et, par là-même, de disparaître comme on fait disparaître son passé :

Car en réalité personne là-bas ne s’attendait à le revoir avant deux semaines et, puisqu’il avait tout son temps, pourquoi aurait-il dû rentrer ? C’était une perspective vertigineuse – imaginer toute cette liberté, comprendre à quel point ses choix importaient peu. Il pouvait aller où il voulait, faire ce qui lui plaisait, personne au monde ne s’en soucierait. Aussi longtemps qu’il ne prendrait pas le chemin du retour, il pouvait aussi bien être invisible. (…)
Il ressentait avec une satisfaction profonde la témérité et la violence de ces gestes, mais rien n’égalait le simple plaisir de jeter (…) Quand il avait commencé le lendemain après-midi à considérer ses propres possessions, Nashe s’était conduit avec la même brutale intransigeance, traitant son passé comme bric-à-brac bon mettre au rebut.

Les relations père/fils sont également très présentes. Jack Pozzi raconte son enfance à Nashe, décrit l’absence de son père, qu’il n’a vu qu’à de rares occasions. Il reconstitue les pensées qui étaient les siennes lorsqu’il était enfant :

Il pourrait au moins m’écrire. Au lieu de râler, je commence à inventer des histoires pour expliquer pourquoi il se manifeste pas. J’imagine, merde, j’imagine que c’est une espèce de James Bond, un de ces agents secrets qui travaillent pour le gouvernement et qu’il peut pas prendre le risque de se faire reconnaître en venant me voir (…) Bon Dieu, quel foutu imbécile je devais être pour imaginer ça.
– Fallait bien que tu inventes quelque chose. Le vide est inconcevable. L’esprit s’y refuse.

Après avoir écouté l’histoire de Pozzi, Nashe pense à sa propre enfance :

Du moment qu’un homme commence à se reconnaître dans un autre, il ne peut plus considérer cet autre comme un étranger.

La musique du hasard Paul Auster
Babel (Actes Sud), 1991/2005
320 p., 8,50 €

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Dans le scriptorium. Paul Auster

scriptoriumUn vieil homme est assis au bord d’un lit dans une chambre.
Toutes les secondes, une photo enregistre ses gestes et un micro le moindre de ses bruits.

Il ne sait pas où se trouve cette chambre ; ni pourquoi il y est enfermé. Il n’est d’ailleurs pas tout à fait sûr d’être enfermé, même si tout porte à croire que la porte de la chambre est – comme la fenêtre – verrouillée.

Affaibli physiquement, amoindri par les médicaments, il ignore pratiquement tout de son passé.
Mais lorsqu’il ferme les yeux, une armée de spectres apparaît et une insupportable bouffée de culpabilité l’envahit.
Un lourd procès semble lui être réservé.

L’auteur décide d’appeler Mr. Blank cet homme qui ignore qui il est.
Blank. Comme blank.

Dans sa chambre se trouve un bureau ; et sur ce bureau sont disposés : des photos ; un « manuscrit dactylographié » ; un stylo ; un carnet.

Lorsque des personnes lui téléphonent ou lui rendent visite, il note leurs noms sur le carnet.
Puis il commence à lire le manuscrit. Arrivé au bout, il se met en colère : le récit n’est pas fini.
Un docteur lui demande « pour le traitement » d’en imaginer la fin …

Alors Mr. Blank se met à raconter la fin, qu’il invente au fur et à mesure.

Le récit dans le récit (au minimum), l’inquiétante étrangeté, la chambre, l’enfermement, la surveillance permanente mettant les personnages en proie à la volonté – mystérieuse et angoissante – d’autrui, Paul Auster réunit ici les thèmes qu’il poursuit, avec un immense talent, de roman en roman.

Mais avec Dans le scriptorium, il va plus loin : d’une écriture parfaitement asséchée, il s’amuse à mettre en place un jeu subtil d’écrivain avec son personnage et son lecteur … qu’il déroute avec malice et délice.

C’est un roman à lire absolument, une essence pure : de l’extrait de Paul Auster à 100 %.

 

Avant que l’on ne tente de me discréditer en attirant l’attention sur ces taches dans mon dossier, c’est de mon plein gré que je prends les devants pour proclamer au monde ma culpabilité. Nous vivons une époque dangereuse et je sais avec quelle facilité les perceptions peuvent être déformées par un seul mot glissé dans la mauvaise oreille. Contestez le caractère d’un homme et tout ce que fera cet homme en deviendra douteux, suspect, lourd de motivations ambiguës.

M. Blank pousse un long soupir de lassitude. Non, dit-il avec une pointe de sarcasme dans la voix, je n’ai pas envie de la remettre. J’en ai marre, de ces foutues chaussures. Ce que j’aimerais, c’est enlever l’autre aussi.
Au moment où ces mots lui échappent, Mr. Blank se sent réconforté par l’idée qu’une telle action est du domaine des possibilités, qu’en cette unique et dérisoire occurrence, il peut prendre lui-même les choses en main.

Ce que je voudrais que vous fassiez, c’est me raconter la suite de l’histoire. A partir de l’endroit où votre lecture s’est arrêtée, racontez-moi ce qui devrait se passer selon vous jusqu’au dernier paragraphe, au dernier mot. Vous avez le début. Maintenant je voudrais que vous me donniez le milieu et la fin.
C’est quoi, ça, un jeu de société ?
Si vous voulez. Je préfère en parler comme un exercice de raisonnement imaginatif.
Jolie expression, docteur. Raisonnement imaginatif. Depuis quand l’imagination a-t-elle quelque chose à voir avec la raison ?

 

Dans le scriptorium. Paul Auster
Traduit de l’américain par Christine Le Boeuf
ACTES SUD (on peut y lire les première pages)
147 p., 15 €

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