Splendeurs et misères au Musée d'Orsay

Sur le Boulevard (La Parisienne), Louis Valtat Photo Mathieu Rabeau/RMN/ Fondation Bemberg
Sur le Boulevard (La Parisienne), Louis Valtat
Photo Mathieu Rabeau/RMN/ Fondation Bemberg

« Bien que ces vaches de bourgeois
Les appellent des filles de joie
C’est pas tous les jours qu’elles rigolent,
Parole, parole,
C’est pas tous les jours qu’elles rigolent (…) »

Comment ne pas penser à cette poignante chanson de Georges Brassens en parcourant la riche et intéressante exposition organisée au Musée d’Orsay jusqu’au 17 janvier, consacrée (la première en son genre) aux images de la prostitution, du Second Empire à la Belle Epoque ?

Le comte Henri de Toulouse-Lautrec a peint ces « filles de joie » en abondance dans les maisons closes bien sûr, mais aussi dans les cabarets, cafés-concerts et brasseries, tous lieux qu’il a assidûment fréquentés : on les y voit attendre le client, l’air mélancolique, las et résigné, parfois jouant aux cartes pour se divertir d’un ennui qui semble abyssal. Van Gogh, Manet, Picasso eux aussi ont représenté de telles expressions : leurs tableaux montrent ces filles seules, attablées devant un verre de bière ou de prune, ou simplement les bras croisés (Femme assise au fichu ou La mélancolie, Picasso, 1902).

Ces œuvres sont les plus touchantes de l’exposition car elles nous placent du point de vue des prostituées et de leur triste sort, dans une approche très humaniste.

Ce n’est pas la grille de lecture proposée par les commissaires d’exposition, qui placent ce sujet inédit dans une vision plus globale, procédant à une sorte d’inventaire de ces splendeurs et misères de la seconde moitié du XIX° siècle. Les lieux publics et privés de la prostitution (du boulevard aux maisons closes en passant par l’opéra Garnier), sa place dans l’ordre moral et social, la prostitution dans « le monde » (les courtisanes, ou demi-mondaines), la prostitution et la modernité… sont les principaux thèmes traités avec soin et sobrement mis en scène par Robert Carsen, au fil de salles essentiellement tendues de rouges, du brun tomette au cardinal le plus vif.

Olympia (1863) d'Édouard Manet (1832-1883) © Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt - Paris, musée d’Orsay
Olympia (1863) d’Édouard Manet (1832-1883) © Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt – Paris, musée d’Orsay

Le regard le plus souvent adopté par les nombreux artistes qui se sont collés au sujet à l’époque reste celui du client, réel ou potentiel, mais sans la compassion d’un Lautrec, d’un Picasso ou d’un Van Gogh. C’est plutôt un regard qui pointe l’altérité absolue, l’étrangeté que représente la prostituée, non seulement femme, mais encore femme de petite vertu. On l’achète, la domine, la réprouve. Et pourtant, sa séduction menace, et pas uniquement pour des raisons sanitaires. On nage en pleine ambiguïté dans ce jeu de pouvoirs. La citation de Felix Fénéon au sujet du tableau de Louis Valtat placé en ouverture de l’exposition, Sur le boulevard (la Parisienne), lors de son compte-rendu du Salon des Indépendants de 1893 est d’ailleurs assez explicite de cette fascination mêlée de mépris mais aussi de crainte : « Je gobe son grand tableau : une chouette filasse, putain comme chausson qui se trimballe sur le boulevard. Pour sûr, elle va rouler dans les grands prix les bourgeoisillons qui rôdent autour de ses froufrous ».

Cette peur semble atteindre son paroxysme avec l’Olympia de Manet. Soudain, la prostituée, représentée le plus souvent avec un voyeurisme certain (Degas n’était sur ce point pas le dernier) se met à regarder le spectateur en pleine face. La plus grande provocation du tableau est sans doute celle de renvoyer le spectateur à lui-même… Comme à la fin de la chanson de Brassens.

 

Splendeurs et misères

Images de la prostitution 1850-1910

Musée d’Orsay

Jusqu’au 17 janvier 2016

De 9h30 à 18h mardi, mercredi, vendredi, samedi et dimanche
De 9h30 à 21h45 le jeudi
Fermé tous les lundi, les 1er mai et 25 décembre

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Bohèmes au Grand Palais

Georges de La Tour, La diseuse de bonne aventure

L’exposition riche de quelques deux cents œuvres commence par la représentation des Bohémiens dans l’art depuis la Renaissance, en peinture essentiellement, mais également en sculpture et dans la littérature.
La scénographie, imaginée par le metteur en scène d’opéra Robert Carsen (1), à qui l’on doit également celle de l’exposition l’Impressionnisme et la mode à voir en ce moment au musée d’Orsay, nous fait remonter une galerie tout en longueur couleur tabac, splendidement éclairée, très élégante.

La première œuvre est un petit bijou : un dessin de Léonard de Vinci daté de 1493, dont le titre Un homme trompé par les Tsiganes résume fort bien le propos satirique. Pourtant, à leur arrivée en Italie au XV° siècle, les Bohémiens furent plutôt bien accueillis. Pris pour des Chrétiens chassés d’Egypte, les peintres les mêlaient à des représentations religieuses, à l’image de cette Petite Bohémienne à laquelle Boccaccio Boccaccino a donné la douceur de la Vierge Marie.
Cela étant, rapidement, c’est le côté marginal qui l’emporte dans la perception sociale comme dans l’imaginaire des artistes : roublards, insaisissables, doués de pouvoir de divination, les Gitans, dès le XVIIème siècle donnent lieu à des scènes de genre ou à des portraits de caractère, comme la célèbre Bohémienne de Frans Hals du Louvre, cheveux sans coiffe ni attache, chemise froissée largement ouverte sur la poitrine, yeux noirs au regard de biais, sourire goguenard… séductrice et malicieuse, elle incarne l’image de la liberté. Quant à La Diseuse de bonne aventure de Georges de La Tour, tableau exactement contemporain du précédent mais lui venu du Met de New-York, il souligne ce que symbolisait les Bohémiennes : vol, luxure et pouvoirs magiques… le tout au détriment du jeune homme bien né.

Boccaccio Boccaccino, Petite BohémienneFinalement, c’est au XIXème siècle que se produit un glissement – qui fait passer le visiteur vers la seconde partie de l’exposition : la figure de vagabond et d’être libre du Bohémien est alors revendiquée par une génération d’artistes qui prend ses distances avec le parcours académique, quitte à vivre chichement, au moins pour un temps. Cette période, qui voit la naissance de La Bohème, couvre autant la peinture que la littérature. Le commissaire de l’exposition Sylvain Amic et Robert Carsen l’ont mise en espace de façon fort plaisante, pour ne pas dire divertissante, tout en choisissant de s’arrêter aux années 1930.
Le pittoresque d’un poêle à charbon ou de la reconstitution d’un atelier ou d’un café passe agréablement tant les œuvres choisies sont variées et de qualité. Et malgré l’aspect un peu méli-mélo de l’ensemble, la conviction l’emporte : les poètes (Verlaine, Rimbaud, Apollinaire) témoignent directement de la vie de Bohème, Liszt récupère la musique tsigane, Daumier croque de son humour corrosif le sort peu enviable des artistes dans ses gravures de presse, quand les peintres, parfois crevant la misère, souvent réfugiés dans des lieux de mauvaise vie ou des cafés, investissent le Quartier Latin, puis Montmartre bien sûr, et enfin, au début du XXème siècle, Montparnasse. Ils s’appellent Van Gogh, Octave Tassaert, Degas, Lautrec, Picasso, Van Dongen…. depuis, et sans doute pour toujours, la Bohème restera indissociablement liée à Paris.

Degas, Bohèmes au Grand PalaisDe nombreuses références (comme aux célèbres opéras que sont Carmen de Bizet et La Bohème de Puccini) et de nombreux extraits de textes émaillent délicieusement le parcours, offrant autant de vues différentes de ces Bohèmes.

Alors que Balzac, docte et grandiloquent, écrit en 1845 :"Ce mot de bohème vous dit tout. La bohème n’a rien et vit de ce qu’elle a. L’espérance est sa religion, la foi en soi-même est son code, la charité passe pour être son budget. Tous ces jeunes gens sont plus grands que leur malheur, au-dessous de la fortune, mais au-dessus du destin" (Un Prince de la Bohème), un autre Honoré, Daumier, moquait certains de ses représentants : "Le Rapin. Méprise la foule qui rit de ses cheveux graisseux, de sa barbe sale, de ses ongles bleus, de sa chemise noire, de ses habits décolorés et de ses airs de génie : il méprise Raphaël ou Watteau, suivant la mode parmi les rapins de son temps ; il méprise la fortune qu’il ne peut atteindre et l’instruction après laquelle il méprise de courir, il méprise tout et croit que l’univers le regarde…. A trente ans, vous le trouvez Professeur de dessin au collège de Brive-la-Gaillarde." (série Les types, dessin publié dans Charivari en 1836).

Bohèmes
Grand Palais
Galeries nationales – Entrée Clemenceau 75008 Paris
M° lignes 1, 9 et 13 Champs-Elysées Clemenceau ou Franklin-Roosevelt
TLJ sauf le mar. de 10h à 20h, nocturne le mer. jusqu’à 22h
Fermeture le 25 déc. et fermeture à 18 h les 24 et 31 déc.
Entrée 12 euros (TR 8 euros)
Jusqu’au 14 janvier 2013

(1) Au sujet du travail de metteur en scène d’opéra de Robert Carsen, voir Les Contes d’Hoffmann de Jacques Offenbach vus notamment à l’Opéra national de Paris en septembre dernier

Images :
La diseuse de bonne aventure, Georges de la Tour, New York, The Metropolitan Museum of Art © The Metropolitan Museum of Art, Dist. RMN
La petite Bohémienne, Boccaccio Boccaccino, l’Ancien, Florence, Galleria degli Uffizi © Archives Alinari, Florence, DIst. RMN / Nicola Lorusso
Dans un café (L’absinthe), Edgar Degas, Paris, Musée d’Orsay © RMN (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski

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Les Contes d'Hoffmann à l'Opéra de Paris

Les contes d'Hoffmann, mise en scène Robert Carsen

Ce vendredi était donnée à l’Opéra Bastille la première représentation de la saison des Contes d’Hoffmann dans la production de Robert Carsen créée en mars 2000.
A tous points de vue, ce fut une soirée inoubliable.

La mise en scène de Carsen, qui a succédé notamment à Patrice Chéreau en 1974 et à Roman Polanski en 1992, est un ravissement. Elle enracine l’aspect littéraire des Contes, en positionnant l’ensemble de l’opéra dans un théâtre. Robert Carsen joue ainsi deux cartes à fond, d’une part celle du clin d’œil – pour ne pas dire l’hommage – d’Offenbach à Mozart avec la représentation de Don Giovanni qui encadre l’histoire, et d’autre part celle de l’illusion de l’amour, en montrant en permanence les dessous du décor, comme pour rappeler à chaque instant que toutes les histoires d’amour ne sont que jeux d’apparence trompeurs qui ne mèneront qu’à la désillusion. Sa mise en scène fait enfin sa juste part au fantastique et à la balance des sentiments, tantôt gais, tantôt déchirants, qui participent au charme du célèbre opéra.

Le prologue qui voit les amis d’Hoffmann se réunir au café pour écouter ses contes est une merveille de joie, teintée d’un peu d’inquiétude et d’ironie, vu l’état d’ébriété d’Hoffmann, mais aussi de la suite qui s’annonce. Le bar est magnifique, les chorégraphies parfaites, la musique et les voix, y compris les chœurs exactement en place : cela démarre fort.
L’apothéose du plaisir vient au premier acte, au cours duquel la canadienne Jane Archibald nous offre une Olympia mécanique aussi talentueuse que tordante ; celle de l’émotion au deuxième où Antonia interprétée par la Portoricaine Ana Maria Martinez, plongée dans la pénombre de la fosse, errant entre les instruments, nous bouleverse quand sa défunte mère apparaît au dessus d’elle dans une lumière lunaire presque surnaturelle. Il y a là peu après l’un des plus émouvants trios qui soient.

La direction, le sens du jeu et surtout l’homogénéité des voix ne sont pas pour rien dans cette réussite. Les sopranos Jane Archibald et Ana Maria Martinez (Olympia et Antonia), la mezzo-soprano américaine Kate Aldrich dans les rôles de La Muse et du compagnon Nicklausse, la Française Sophie Koch, mezzo également dans celui de Giulietta, le ténor Stefano Secco dans celui d’Hoffmann, le baryton niçois Franck Ferrari dans les terribles rôles de Lindorf, Coppélius, Dapertutto et dr Miracle, sans oublier bien sûr le baryton toulousain Jean-Philippe Lafont (dans ceux de Luther et de Crespel le père d’Antonia) mirent dans leurs sublimes interprétations, seuls ou ensemble, une générosité qui enthousiasma un public ravi de sa rentrée lyrique.

Les Contes d’Hoffmann
Un opéra fantastique en un prologue, trois actes et un épilogue
de Jacques Offenbach (1819-1880)
Livret de Jules Barbier d’après le drame de Jules Barbier et Michel Carré
Créé à l’Opéra-Comique de Paris le 10 février 1881

Direction musicale : Tomas Netopil
Mise en scène : Robert Carsen
Décors et costumes : Michael Levine
Lumières : Jean Kalman
Mouvements chorégraphiques : Philippe Giraudeau
Chef du Choeur : Patrick Marie Aubert

Distribution :
Jane Archibald Olympia
Sophie Koch Giulietta
Ana Maria Martinez Antonia
Kate Aldrich La Muse, Nicklausse
Qiu Lin Zhang Une voix
Stefano Secco Hoffmann
Fabrice Dalis Spalanzani
Cyrille Dubois Nathanaël
Jean-Philippe Lafont Luther, Crespel
Eric Huchet Andrès, Cochenille, Pitichinaccio, Frantz
Franck Ferrari Lindorf, Coppélius, Dapertutto, Miracle
Damien Pass Hermann
Michal Partyka Schlemil

Orchestre et choeur de l’Opéra national de Paris

Durée 3 h 30 avec 2 entractes
Places de 5 euros à 180 euros
Jusqu’au 3 octobre 2012
Opéra National de Paris – Opéra Bastille

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