Premier amour. Samuel Beckett

Premier amour« Car je savais que je ne serais pas toujours jeune, et que l’été ne dure pas éternellement, ni même l’automne, mon âme bourgeoise me le disait. »

La nouvelle, datée de 1945 n’a été publiée qu’en 1970. Samuel Beckett l’a composée directement en français.

Ecrit à la premier personne, d’un trait lapidaire, ce Premier amour est magnifique et déchirant.

L’histoire démarre juste après la mort du père du narrateur.
A cette époque, il se trouve chassé de sa chambre, où il serait bien resté. Dans ce but, il a même proposé, en échange, de bricoler dans la maison :

« Je leur proposais notamment de m’occuper de la serre chaude. Là, j’aurais volontiers passé trois ou quatre heures par jour, dans la chaleur, à soigner les tomates, les œillets, les jacinthes, les semis. Il n’y avait que mon père et moi pour comprendre les tomates, dans cette maison. »

Puis, sur un banc, survient sa rencontre avec Lulu. Dès cette première fois, il remarque : « Je sentais l’âme qui s’ennuie vite et n’achève jamais rien, qui est de toutes peut-être la moins emmerdante. Même le banc, elle en avait eu vite assez, et quant à moi, un coup d’œil lui avait suffi. C’était en réalité une femme extrêmement tenace. »

Il pose ses mollets sur ses cuisses, elle lui masse les chevilles. Il est troublé : « On n’est plus soi-même, dans ces conditions, et c’est pénible de ne plus être soi-même, encore plus pénible que de l’être, quoi qu’on en dise (…) Ce qu’on appelle l’amour c’est l’exil, avec de temps en temps une carte postale du pays, voilà mon sentiment ce soir. »

Il demande à Lulu de revenir moins souvent, puis finit lui-même par quitter le banc, pour aller se réfugier ailleurs, en l’occurrence dans une étable, où il découvre qu’il l’aime : « C’est dans cette étable, dans pleine de bouses sèches et creuses qui s’affaissaient avec un soupir quand j’y piquais le doigt, que pour la première fois de ma vie, je dirais volontiers la dernière si j’avais assez de morphine sous la main, j’eus à me défendre contre un sentiment qui s’arrogeait peu à peu, dans mon esprit glacé, l’affreux nom d’amour. »

Il revient près du banc et la retrouve, bouleversé : « Elle tenait ses mains enfouies dans un manchon. Il me souvient qu’en regardant ce manchon je me mis à pleurer. Et cependant j’en ai oublié la couleur. Cela allait mal. »

Il accepte de la suivre chez elle, y reste : « Je ne me sentais pas bien à côté d’elle, sauf que je me sentais libre de penser à autre chose qu’à elle, et c’était déjà énorme (…). Et je savais qu’en la quittant je perdrais cette liberté. »

Mais dès la naissance de son enfant, le narrateur fuit la femme et la maison qui l’ont hébergé, fuit les cris de l’enfant, physiquement.
Sa fuite est vaine : « Je me mis à jouer avec les cris un peu comme j’avais joué avec la chanson, m’avançant, m’arrêtant, m’avançant, m’arrêtant, si on peut appeler cela jouer. Tant que je marchais, je ne les entendais pas, grâce au bruit de mes pas. Mais sitôt arrêté je les entendais à nouveau, chaque fois plus faible certes, mais qu’est-ce que cela peut faire qu’un cri soit faible ou fort ? Ce qu’il faut, c’est qu’il s’arrête. Pendant des années, j’ai cru qu’ils allaient s’arrêter. Maintenant, je ne le crois plus. Il m’aurait fallu d’autres amours, peut-être. Mais l’amour, cela ce ne se commande pas.»

Premier amour Samuel Beckett
Les éditions de Minuit (1970, daté 1945)
56 p., 5,50 €

A voir : l’exposition Samuel Beckett au Centre Pompidou jusqu’à ce soir
A consulter : la bibliographie et la biographie de Samuel Beckett (1906-1989)
sur le site des éditions de Minuit

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Samuel Beckett. Centre Pompidou

samuel beckettOuverture du parcours avec des œuvres contemporaines, nombreux écrans, voix très présentes dont la plupart en anglais, l’exposition Samuel Beckett (1906-1989) qui se tient jusqu’au 25 juin au Centre Pompidou peut de prime abord dérouter.

L’espace Scènes permet heureusement de retrouver les oeuvres théâtrales de Beckett.
On y voit des extraits de films d’archives de ses pièces, des photos de répétition, des manuscrits, des objets, tels ceux du personnage de Winnie dans Oh les beaux jours à sa création en France en 1963, joué par Madeleine Renaud pendant vingt ans.

Parmi ces précieux documents, une lettre que Samuel Beckett a adressée à Roger Blin le 9 janvier 1953 au sujet de la mise en scène de En attendant Godot, qu’il suit avec une grande précision :

Bravo à tous. Je suis si content de votre succès à tous.
Ne m’en veuillez pas de m’être barré, je n’en pouvais plus.
Il y a une chose qui me chiffonne, c’est le froc d’Estragon.
J’ai naturellement demandé à Suzanne s’il tombe bien. Elle me dit qu’il le retient à mi-chemin. Il ne le faut absolument pas, c’est on ne peut plus hors de situation. Il n’a vraiment pas la tête à ça à ce moment-là, il ne se rend même pas compte qu’il est tombé. Quant aux rires qui pourraient saluer la chute complète, au grand dam de ce touchant tableau final, il n’y a absolument rien à y objecter, ils seraient du même ordre que les précédents. L’esprit de la pièce, dans la mesure où elle en a, c’est que rien n’est plus grotesque que le tragique, et il faut l’exprimer jusqu’à la fin, et surtout à la fin (…).

Dans l’espace réservé à la vie de l’artiste, Truc, sont exposées des photos de grands formats en noir en blanc, toutes très belles, dont celles que Bruce Davidson a prises à New-York en 1964, où l’on voit la longue silhouette, le visage émacié, les grands yeux clairs au regard étrange de Beckett, dont les lèvres demeurent toujours serrées.

En face, lettres, petites vidéos, manuscrits, photos retracent ce truc qu’on appelle ma vie : il y a d’abord le passage à l’Ecole nationale supérieure de la rue d’Ulm, où il fut lecteur d’anglais entre 1928 et 1930, époque où il fit la connaissance de James Joyce.

Pendant la guerre, entré en résistance en 1942, recherché par la Gestapo, il se réfugie à Roussillon dans le Vaucluse avec Suzanne Dumesnil, qui partage sa vie depuis 1938.

En 1950, il rencontre Jérôme Lindon, qui publiera toute son œuvre aux Editions de Minuit.
Dans une interview accordée après l’attribution du Prix Nobel de Littérature en 1969, interrogé sur Beckett, Jérôme Lindon fait cette réponse admirable :

"En vingt ans, Samuel Beckett n’a jamais accordé d’interview. Il a toujours pensé que sa personne n’était pas intéressante. C’est un homme d’une grande discrétion, d’une grande modestie. J’ai pour lui une admiration sans borne. C’est pourquoi je ne voudrais pas avoir à le livrer, en étant son ami."

En 1953, Beckett fait construire une maison à Ussy sur Marne, près de Paris. Il y écrit une grande partie de son œuvre.
Dans des lettres adressées à Jocaba van Velde, dont une, datée du 16 mai 1959, le romancier-dramaturge se livre dans le style qui est sien, lapidaire. Il n’en est pas moins douloureux :

J’ai beaucoup travaillé tous ces temps. (…) A la campagne, ça va à peu près, à Paris, je dégringole tout de suite. (…)
Je dois aller à Dublin et à Londres fin juin début juillet, ce qui m’emmerde.
Je voudrais m’enterrer à Ussy et ne plus jamais en bouger.

Sur la partie films/vidéos de l’exposition, on pourra lire l’avis d’Aldor.

Samuel Beckett Centre Pompidou
Place Georges Pompidou – Paris 4ème
Jusqu’au 25 juin 2007
Tlj sauf le mardi de 11 h à 21 h, le jeudi jusqu’à 23 h
Entrée 10 € (TR 8 €)
Catalogue de l’exposition Objet Beckett
Sous la direction de Marianne Alphant et Nathalie Léger
320 p., 39 € (Centre Pompidou/IMEC)

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