Julien Gracq, le dernier des classiques. Le magazine littéraire

julien_gracqDans son numéro du mois de juin, le magazine littéraire consacre un très bon dossier à Julien Gracq, réunissant pour l’occasion un ensemble d’entretiens et d’articles fins et éclairés sur le célèbre romancier-essayiste.

Né le 27 juillet 1910, c’est au bord de la Loire, dans sa ville natale de Saint-Florent-Le-Vieil, que, poursuivant un choix de vie qui a toujours été sien, Julien Gracq va discrètement sur ses 97 ans.

Il n’a publié que seize livres, entre 1939 et 1992, dont une petite poignée de romans, chez un éditeur « artisanal », José Corti ; il a refusé toute édition de poche, mais a été intronisé de son vivant dans la Pléïade ; il a refusé sèchement le prix Goncourt en 1951 et s’est toujours tenu en retrait quasi-total vis-à-vis des médias … Julien Gracq fait presque figure de personnage mythique aujourd’hui.

Le portrait qui se dessine au fil du dossier du magazine littéraire (lequel s’ouvre sur un précieux entretien avec l’écrivain) est effectivement celui d’un "classique" au style impeccable, mais aussi celui d’une personnalité ferme et vivifiante.

Géographe, l’auteur du Rivage des Syrtes préfère cheminer sur les hauts plateaux désertés et défendre une vision de la littérature que l’on qualifierait aujourd’hui d’"exigeante", alors que Julien Gracq s’applique simplement à la défendre contre ce qui n’est pas elle mais tend à la noyer : certains aspects du monde moderne, telle la cristallisation de la lumière autour de personnages-écrivains, tandis que l’éventuelle qualité des textes devient secondaire.

Julien Gracq n’avait pas accordé d’interview depuis six ans. Celui qui « n’a pas cessé d’écrire en cessant de publier » a encore des choses à dire. L’écouter et le lire aujourd’hui est souverain. Voici par exemple ce que la question de sa « postérité » lui inspire :

Nul ne sait ce que sera, ou pourra être, la littérature, ou ce qui en tiendra lieu – disons en 2050 – dans sa forme, ni même dans la langue qu’elle parlera. En revanche, il est probable que son mode d’insertion dans la vie courante aura changé du tout au tout, la quantité énorme des informations instantanément disponibles refoulant impitoyablement, ne serait-ce que de sa masse opaque, le « fonds classique » qui faisait, pour un écolier du XVIIème siècle de la littérature un âge d’or dégusté en conserve, plutôt que la séduction immédiate d’un produit du « rayon frais ». (…) J’ai vu se succéder, depuis le temps que j’étais au lycée, une demi-douzaine d’écoles ou de mouvements littéraires, chacun abandonnant derrière elle davantage de disparitions précoces que de positions imprenables.
Je disais seulement, il me semble, que le public d‘En lisant en écrivant aurait sans doute disparu pour la plus grande part dès 2020, la moitié au moins des noms cités n’évoquant plus rien pour le lecteur. Conséquence d’une culture à dominante de plus en plus horizontale (toute la littérature actuelle du monde) et de moins en moins verticale (le prestige des Anciens).

Gilles Lapouge dresse une délicate cartographie de l’écrivain des espaces et du temps, qui est également celui de l’attente et du désir, comme le souligne Pierre Michon.

Evoquant le fascinant Le Rivage des Syrtes, Enrique Vila-Matas montre comment ce roman ne se contente pas de se nourrir des apports de la vie mais pousse aussi à partir d’autres livres, illustrant ainsi la thèse de Julien Gracq, selon qui « Le mimétisme spontané compte beaucoup : par d’écrivains sans insertion dans une chaîne d’écrivains ininterrompue ».

Pierre Bergounioux, au terme d’une introduction rassemblant une vision déchirée de l’histoire de la France du XXème siècle, rappelle que Un balcon en forêt fut écrit – quinze ans après – par un de ceux, nombreux, qui connurent l’expérience militaire désastreuse de 1939, laquelle, au bout de quelques mois, fit d’eux des prisonniers :

Aux expériences cumulées dans la grande temporalité, il emprunte son rustique et profond savoir de la terre et de la guerre, de la forêt, du braconnage, le sens et le goût de la conversation, une galanterie consommée avec les dames, celles, surtout, qui sont jolies, le sentiment des paysages, infiniment divers et contrastés dans les limites exiguës, pourtant, du pays, l’attention restée de la société agraire traditionnelle, à la saveur presque ineffable des heures, aux changements saisonniers, l’attente angoissée, aux frontières, de l’antique adversaire – le Germain, le Boche, le Fritz – , le courage naturel, spontané, spirituel, serait-on tenté dire, qu’on trouvait encore dans le tempérament national, ennemi de l’esprit de sérieux, de la grandiloquence, et farouche, pourtant (l’historien Marc Bloch est un autre exemple de cet héroïsme ingénu, qu’il paya de sa vie), le goût artisanal de la belle ouvrage, hérité de l’industrie manufacturière des produits de luxe, dont profite le canon antichar, dans la soute de la maison forte.
Tout ça, ils sont un million et demi d’hommes qui en ont fait l’expérience au même moment parce qu’ils avaient le même âge, donc les mêmes penchants, les mêmes travers et les mêmes vertus. Un seul lui a conféré ce degré proprement inouïe d’exactitude, cette extraordinaire puissance de suggestion ou de révélation, parce que l’art est difficile, extrêmement, et qu’une nation ne peut guère tirer de son sein plus d’une poignée d’hommes qui en soient capables. Julien Gracq est de ceux-là.

le magazine littéraire
juin 2007, n° 465
98 p., 5,80 €
à consulter : le site du magazine littéraire
le site des éditions José Corti

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La prisonnière. Le sommeil d'Albertine

Marcel Proust La RechercheDans La prisonnière, le narrateur vit avec Albertine à Paris.

La nuit, tandis qu’elle dort, lui la contemple.

Et fait bien d’autres choses aussi.

Comme par exemple, « s’embarquer sur le sommeil d’Albertine » :

Alors, sentant que son sommeil était dans dans son plein, que je ne me heurterais pas à des écueils de conscience recouverts maintenant par la pleine mer du sommeil profond, délibérément je sautais sans bruit sur le lit, je me couchais au long d’elle, je prenais sa taille d’un de mes bras, je posais mes lèvres sur sa joue et sur mon coeur, puis, sur toutes les parties de son corps, ma seule main restée libre et qui était soulevée aussi, comme les perles, par la respiration de la dormeuse ; moi-même, j’étais déplacé légèrement par son mouvement régulier : je m’étais embarqué sur le sommeil d’Albertine.

Ou encore, il porte son regard sur la poche du kimono d’Albertine, qui pourrait recéler bien des secrets :

Quelquefois, quand elle avait trop chaud, elle ôtait, dormant déjà presque, son kimono, qu’elle jetait sur un fauteuil. Pendant qu’elle dormait, je me disais que toutes ses lettres étaient dans la poche intérieur de ce kimono, où elle les mettait toujours. Une signature, un rendez-vous donné eût suffi pour prouver un mensonge ou dissiper un soupçon. Quand je sentais le sommeil d’Albertine bien profond, quittant le pied de son lit où je la contemplais depuis longtemps sans faire un mouvement, je hasardais un pas, pris d’une curiosité ardente, sentant le secret de cette vie offert, floche et sans défense, dans ce fauteuil. Peut-être faisais-je ce pas aussi parce que regarder dormir sans bouger finit par devenir fatigant. Et ainsi, tout doucement, me retournant sans cesse pour voir si Albertine ne s’éveillait pas, j’allais jusqu’au fauteuil. Là, je m’arrêtais, je restais longtemps à regarder le kimono comme j’étais resté longtemps à regarder Albertine. Mais (et peut-être j’ai eu tort) jamais je n’ai touché au kimono, mis la main dans la poche, regardé les lettres. A la fin, voyant que je ne me déciderais pas, je repartais à pas de loup, et venais près du lit d’Albertine et me remettais à la regarder dormir, elle qui ne me disait rien alors que je voyais sur le bras du fauteuil ce kimono qui peut-être m’eût dit bien des choses.

Excellent week-end et excellente lecture à tous.

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Au revoir parapluie. James Thierrée

Au revoir parapluieJames Thierrée et sa Compagnie du Hanneton sont de retour à Paris avec Au revoir parapluie, un très beau spectacle donné au Théâtre de la Ville jusqu’au 30 mai avant de repartir en tournée en France et à l’étranger.

Avec pour fil conducteur une histoire de pertes et de retrouvailles successives, Au revoir parapluie est une suite de tableaux où les arts se mêlent avec grâce : si James Thierré, enfant du cirque, est un clown, un mime et un acrobate formidable, il est aussi un danseur et un poète.

Entouré de quatre complices, il crée une ambiance, un monde à partir d’idées simples et inventives.

D’immenses cordages suspendus à un crochet sont ainsi au centre du spectacle.
Les personnages se glissent à l’intérieur pour s’y cacher, en sortir comme du creux d’un arbre avant d’y disparaître à nouveau. Ils s’y agrippent, en descendent, remontent, s’y retrouvent. Les cordes se serrent, se soulèvent, s’étalent en un simple mur d’escalade propice à toutes les acrobaties.
Multiples et mouvantes, les cordes blanches prennent la lumière et ondulent, en une merveilleuse matière poétique.

L’étoffe se fait carmin, prête au jeu, aux transformations et aux dissimulations.
Les corps créent l’humour, les jambes prennent leur autonomie, tantôt ne voulant obéir au tronc, tantôt s’emballant sans moyen de contrôle.
L’ossature d’un rocking-chair devient le partenaire idéal d’une danse en cercles et volutes fascinante …

Enfin, la grande voile-rideau de scène, crevée en un mouvement époustouflant à l’ouverture du spectacle, devient chapiteau dans le tableau final, clôturant Au revoir parapluie en un émouvant hommage au cirque, aux origines, certainement aux magnifiques parents de James.
Victoria Chaplin et Jean-Batpiste Thierrée peuvent être fiers.

Le travail de James Thierrée a été salué cette année encore par le jury des Molières, qui vient de lui décerner le prix du meilleur spectacle en région.

Au revoir parapluie. James Thierrée
Création la Compagnie du Hanneton
Avec Kaori Ito, Magnus Jokobsson, Satchie Noro, Maria Sendow et James Thierrée
Costumes Victoria Thierrée et Manon Gignoux
Lumières Jérôme Sabre, son Thomas Delot
Théâtre de la Ville – 2 place du Châtelet, Paris 4ème
Jusqu’au 30 mai 2007
Locations et renseignements 01 42 74 22 77

Puis en tournée à partir du mois d’octobre : du 4 au 7 à l’Espace des Arts de Chalon-sur-Saône, les 9 et 10 au Théâtre de Sartrouville, les 12 et 13 à l’Espace Jacques Prévert d’Aulnay-sous-Bois, les 19 et 20 au Théâtre André Malraux de Rueil-Malmaison, du 29 oct au 10 nov Sadlers Wells Theatre à Londres, du 20 au 30 nov Shakespeare Theater à Chicago et du 3 au 18 déc Brooklyn Academy of Music New York

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Théâtre du Rond-Point. Saison 2007/2008

Jean-Michel RibesJean-Michel Ribes, reconduit à la tête du Théâtre du Rond-Point pour une durée de cinq ans, a placé la programmation 2007-2008 sous le thème du « Rire de résistance ».

Ce parti-pris séduisant fera, cette saison encore, toute sa place à la diversité, promettant de nombreuses découvertes et retrouvailles.

Programmé puis annulé l’année dernière, l‘Epilogue de L’Homme qui danse, la saga-marathon de Philippe Caubère sera livré cette année.
« Ce spectacle est très différent des autres épisodes. Il est beaucoup moins consensuel » a prévenu l’artiste. Cette nouvelle et dernière partie de Ferdinand est attendue avec impatience : lui qui a fait tellement rire par le passé va-t-il cet automne faire pleurer ?

François Morel revient également, avec cette fois, non pas des chansons, mais des cartes postales dans son cabas, pour nous dire Bien des choses

On retrouvera le même François Morel, mais en compagnie de Jacques Gamblin, chez un auteur assez peu monté, Roland Dubillard dans Les Diablogues.

Guy Bedos, très remonté ce printemps, attendra les fêtes de fin d’année pour débarquer en solo sur la scène du Rond-Point.

Venu faire une bien agréable visite il y a deux ans, Buffo, l’attachant clown de et par Howard Buten reviendra faire un petit tour durant l’hiver pour une « nouvelle version ».

Autre bonne nouvelle, Jean-Louis Trintignant, qui avait lu, en décembre 2005 avec Clémentine Célarié notamment, des extraits du journal de Jules Renard au Petit-Hebertot, va reprendre ces lectures l’année prochaine mais avec une variation d’importance : au texte de Jules Renard, sera désormais mêlé celui de Jean-Michel Ribes, parce que « il existe une filiation ».

Si la programmation regorge d’autres noms bien connus, elle est aussi largement dédiée à la découverte d’auteurs contemporains : pour faire un tour d’horizon plus complet, il faudra consulter le site, ou, dès à présent, prendre le programme au Rond-Point.

Mais d’autres nouveautés méritent d’être annoncées dès à présent comme la mise en place de « L’Université du Rond-Point », qui donnera lieu à des conférences tenues par des intervenants aussi divers que Boris Cyrulnik, Michel Onfray, Roger-Pol Droit, Marjane Satrapi ou Alain Rey … diffusées en direct sur site du théâtre puis en différé à la radio pendant l’été 2008 (sur la chaîne France-Culture).
Jean-Michel Ribes a également concocté, en partenariat avec l’INA, un film de 52 minutes à partir d’archives d’émissions télé et radio. Il sera projeté durant toute la saison sur des écrans installés dans les espaces de circulation du Rond-Point et aura pour titre, tout naturellement, Le rire de résistance

Renseignements et locations :
au Théâtre, 2 bis avenue Franklin D. Roosvelt à Paris 8ème
Tel. : 01 44 95 98 21
et sur le site du Théâtre du Rond-Point

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L'âge d'or de la presse. Du Petit Parisien au Parisien Libéré

Le Petit ParisienAu fil de quatre billets (des 3 mai, 17 mai, 23 mai et 30 mai), nous avons suivi la conférence sur l’âge d’or de la presse au XIXème siècle tenue à la Bibliothèque nationale de France le 26 avril dernier par Philippe Mezzasalma.

Il est temps désormais de clôturer ce cycle en y ajoutant un appendice inclus dans la conférence : l’aventure exemplaire du Petit Parisien, lequel faisait partie des quatre titres, avec le Matin, le Journal et le Petit Journal qui se partageaient le lectorat sous la IIIème république.

Le Petit Parisien est créé en 1876 sous les couleurs du parti Radical. En 1880, il est racheté par un publicitaire, Paul Piégut qui inaugure une nouvelle ère avec des campagnes d’affichage, des tracts dans la rue, et, dans la veine de ce qui se pratique aux Etats-Unis, le lancement de concours.
A sa mort en 1888, Jean Dupuy poursuit dans cette direction. Il organise par exemple un concours à partir de la photographie d’une bouteille remplie de grains de blés. Les lecteurs étaient invités à deviner le nombre de grains que cette bouteille contenait. 1,5 millions de participants tentèrent leur chance !
Il organise également des référendums, par exemple sur la peine de mort : le journal reçut 1,4 millions de réponses.
Il met en place le patronage d’activités sportives, le vélo notamment.
Il lance également des souscriptions d’aides lorsque surviennent des catastrophes dans les mines.
Il organise des campagnes de vaccination gratuite pour les abonnés dans les locaux du journal …
Il finit par écraser les concurrents, et crée même de nouveaux titres.

L’impact idéologique du Petit Parisien fut très fort sur les mentalités, sur une certaine idée de la république laïque, sur la reconquête de l’Alsace-Lorraine.

Dans l’entre-deux-guerres, le quotidien, qui possédait déjà une quinzaine de titres, rachète des journaux, prend des participations dans d’autres.
Il devient un véritable groupe.
Son ton politique est modéré et prudent. Il est réservé vis-à-vis des socialistes mais de plus en plus opposé aux conservateurs.
Beaucoup d’articles sont « signés » sous pseudonyme collectif, mais en réalité écrits par André Tardieu.

Dans les années 1930, soucieux de la menace nazie, il est obligé d’affirmer son point de vue politique. Il soutient le Front Populaire et le gouvernement Blum jusqu’en 1938.
Mais à la fin de la Guerre d’Espagne, comme La Dépêche du Midi, le journal aura un discours très virulent. Par peu du communisme il sera partisan de la chute du cabinet Blum.

Lors de la déclaration de guerre, il fait le choix de rester à Paris, de se maintenir avec la nouvelle situation. Il se retrouvera alors piégé dans la collaboration.

A la fin de la guerre, il sera totalement épuré, repris en main. Il deviendra Le Parisien libéré.

L’âge d’or de la presse
Cycle Histoire du livre, histoire des livres
Conférence de Philippe Mezzasalma,
Département Droit, Economie, Politique
Conférence du 26 avril 2007
Bibliothèque Nationale de France

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Silences. François Sagne (Galerie Frédéric Moisan)

françois sagneFrançois Sagne est un photographe de la pierre et de lumière, qu’il décline en une palette infinie de gris, de noirs et de blancs.

Avec l’exposition Silences, la galerie Frédéric Moisan propose jusqu’au 30 juin une sélection de ses travaux.

Ici, de grands blocs de marbre de Carrare prennent la lumière blanche pour mieux faire ressortir leur coupes nettes, leur matière lisse et douce qui se fait presque texture.

Là, d’immenses pierres sont dans l’ombre, viennent reposer le regard fatigué d’une lumière trop crue. Les grands formats se succèdent ; petit à petit le sombre devient menaçant, l’angoisse pointe.

Après ce face-à-face inédit avec la matière minérale, l’artiste invite à d’autres découvertes.

Nous voici sur les terres d’Egypte et de Jordanie, à Pétra, où la pierre travaillée par l’homme dans de monumentales sculptures offre un spectacle éblouissant.
Le champ est élargi ; la lumière abrupte du soleil au zénith blanchit, épure les paysages, les réduit à leur plus simple expression, celle de leurs reliefs naturels ou crées.
Silences la bien-nommée offre alors un voyage méditatif aux pays des ruines, sous une lumière cristalline qui éblouit et incite, à nouveau, à chercher l’ombre entre les pierres … une quête sans fin dont François Sagne capte des instants majestueux.

Silences. François Sagne.
Galerie Frédéric Moisan
72, rue Mazarine – Paris 6ème
Du mardi au samedi de 11 h à 19 h
Jusqu’au 30 juin 2007

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La prisonnière. Albertine à Paris

Marcel Proust La RechercheDe Balbec, le narrateur a emmené Albertine à Paris et l’a aussitôt installée chez lui.

Très épris, il se rend compte que cet amour tient en grande partie au souvenir du désir qu’il en a éprouvé lorsqu’il fit sa connaissance au bord de la mer.

Elle n’était alors à ses yeux que fraîcheur et liberté et lui était parfaitement désemparé.

N’était-elle pas, en effet (elle au fond de qui résidait de façon habituelle une idée de moi si familière qu’après sa tante j’étais peut-être la personne qu’elle distinguait le moins de soi-même) la jeune fille que j’avais vue la première fois, à Balbec, sous son polo plat, avec ses yeux insistants et rieurs, inconnue encore, mince comme une silhouette profilée sur le flot ? Ces effigies gardées intactes dans la mémoire, quand on les retrouve, on s’étonne de leur dissemblance d’avec l’être qu’on connaît ; on comprend quel travail de modelage accomplit quotidiennement l’habitude. Dans le charme qu’avait Albertine à Paris, au coin de mon feu, vivait encore le désir que m’avait inspiré le cortège insolent et fleuri qui se déroulait le long de la plage et, comme Rachel gardait pour Saint-Loup, même quand il la lui eut fait quitter, le prestige de la vie de théâtre, en cette Albertine cloîtrée dans ma maison, loin de Balbec d’où je l’avais précipitamment emmenée, subsistait l’émoi, le désarroi social, la vanité inquiète, les désirs errants de la vie de bains de mer.

A la fréquenter ainsi quotidiennement, il réalise que son caractère a changé et s’est enrichi, que sa personnalité est désormais infiniment plus difficile à appréhender qu’elle ne semblait l’être lorsqu’il avait fait sa connaissance sur la plage : c’est de très près qu’il mesure l’épaisseur du mystère de la belle Albertine.

Je la voyais aux différentes années de ma vie, occupant par rapport à moi des positions différentes qui me faisaient sentir la beauté des espaces interférés, ce long temps révolu où j’étais resté sans la voir, et sur la diaphane profondeur duquel la rose personne que j’avais devant moi se modelait avec de mystérieuses ombres et un puissant relief. Il était dû, d’ailleurs, à la superposition non seulement des images successives qu’Albertine avait été pour moi, mais encore des grandes qualités d’intelligence et de coeur, des défauts de caractère, les uns et les autres insoupçonnés de moi, qu’Albertine, en une germination, une multiplication d’elle-même, une efflorescence charnue aux sombres couleurs, avait ajoutés à une nature jadis à peu près nulle, maintenant difficile à approfondir. Car les êtres, même ceux auxquels nous avons tant rêvé qu’ils ne nous semblaient qu’une image, une figure de Benozzo Gozzoli se détachant sur un fond verdâtre, et dont nous étions disposés à croire que les seules variations tenaient au point où nous étions placés pour les regarder, à la distance qui nous éloignait, à l’éclairage, ces êtres-là, tandis qu’ils changent par rapport à nous, changent aussi en eux-mêmes ; et il y avait eu enrichissement, solidification et accroissement de volume dans la figure jadis simplement profilée sur la mer.

Très bon week-end et très bonnes lectures à tous.

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Oblomov. Ivan Gontcharov

oblomov de gontcharovCher Oblomov,

Je vous imagine lisant cette lettre. Il est près de midi. Vous êtes encore dans votre lit.

Des connaissances viennent vous visiter, vous ennuient voire vous pillent ; vous n’avez même pas l’énergie de les chasser. Vous trouvez simplement qu’ils ont le tort de faire entrer le froid dans votre chambre.

Justement, parlons-en de votre chambre : elle aurait bien besoin d’air fais, au contraire. Regardez-donc dans les coins ; et même sans chercher si loin. Regardez la table où vous prenez vos repas. Tout est recouvert de poussière et de miettes, tout est sale.
Vous pourriez obtenir de votre domestique qu’il fasse quelque chose, au lieu de lui infliger vos jérémiades, subir les siennes et le houspiller sans succès.
Que fait-il d’ailleurs de ses journées ce cher Zakhar ? Rien. Il ne fait pour ainsi dire rien. Comme son maître, en somme. Encore, lui, sort-il de l’appartement de temps en temps pour aller bavarder avec le voisinage. Vous, même pas.
Oblomov ou l’apathie, a-t-on envie de dire.

Peut-être ne vous rendez-vous pas compte qu’à cause de votre inertie, à déjà trente ans passés, vous risquez de passer à côté de votre vie.
La gestion de votre domaine part à vau-l’eau : votre staroste vous roule, vos revenus sont franchement menacés.
Que faites-vous pendant ce temps ? Vous restez là, étendu dans votre vieille robe de chambre, à échafauder des plans, sans les achever jamais, sans même commencer à les exécuter.
La seule idée d’écrire une lettre vous fatigue. Quand bien même on vous y pousserait, voici que l’encre a séché ; voici qu’il n’y a plus de papier.

Les tracas que vous fuyez comme la peste vous rattrapent parfois, vous tiennent un peu éveillé. Alors vous vous mettez à rêvasser. Avant que le sommeil ne vous gagne à nouveau.

Savez-vous qu’en vous comportant avec pareille paresse vous êtes en outre sur le point de gâcher l’amour qu’un ange vous porte, la jolie et vivante Olga ?
Elle vous aime, Oblomov, parce que vous êtes une âme tendre et pure, tranquille et bonne.
Elle est prête à vous réanimer, elle a envie de vous voir vivre. Elle vous demande de lire plein de livres – vous aimez bien un peu lire, semble-t-il, tout de même ? – afin de pouvoir ensuite l’instruire et la conseiller dans ses lectures.
Grâce à elle, vous connaîtrez les élans, le désir, la passion.
Mais la passion, c’est épuisant …

Alors quoi ? Que nous dites-vous Oblomov ? Arrêtez de nous dire tant de choses, du fond de votre lit. Ces choses-là sont peut-être dangereuses.
On se met à penser à vous. On se prend à aimer s’étendre, à rêvasser ; à désirer votre rêve d’abondance, de douceur et de quiétude.
C’est que votre façon d’être finirait par prendre les atours d’une philosophie. C’est peut-être l’oblomovtchina qui nous guette, cette étrange maladie de l’âme russe.

Oblomov. Ivan Gontcharov
Traduction d’Arthur Adamov (publiée pour la première fois en 1959)
Edition présentée et annotée par Pierre Cahné
Gallimard / Folio classique (mars 2007)
568 p., 8 €

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Volte-Face avec Jean Rochefort

Lundi 14 mai au Rond-Point a eu lieu un nouvel enregistrement de l’émission Volte-Face, qui sera diffusée sur France-Culture dans le courant de l’été. Olivier Barrot y recevait Jean Rochefort.

D’emblée, le ton est donné : Jean Rochefort, seul en face d’Olivier Barrot sur l’immense scène du théâtre, meublée en tout et pour tout de deux chaises grises placées au milieu, regarde autour de lui et constate :
« C’est d’une austérité, ici ! ».

La salle s’esclaffe aussitôt.
Tel est Jean Rochefort : une voix, un ton, un phrasé, une attitude, un sourire ; une moquerie livrée avec un sourire d’ange …

Ce soir-là, tout paraîtra simple, sincère, détendu ; et même le pantalon violet de Jean Rochefort aura l’air classe.

Olivier Barrot "présente" Jean Rochefort en référence à la prodigieuse génération de comédiens à laquelle il appartient : Jean-Paul Belmondo, Philippe Noiret, Claude Rich, Jeanne Moreau, Annie Girardot, Jean-Pierre Marielle … Il rappelle que ces talents sont apparus en deux ans, ce qui est inédit.

« Ce n’est pas les personnes, ce sont les époques qui changent. Nous sortions des années de guerre. Vivre était merveilleux, monter sur scène était un rêve. Nous avions une soif de vivre extraordinaire, une curiosité. Nous appartenions à une génération pleine de désirs ».

De plus, il semblait y avoir de l’intensité dans leurs relations.
« Oui. Et Belmondo était le leader, le personnage le plus exceptionnel, par sa merveilleuse inculture. Etre contemporain lui suffisait. Mais il était en réalité plus que contemporain, il était d’avant-garde. En 1950, alors que nous étions encore avec nos cravates, il était déjà en haillons … il était soixante-huitard en 1950 ! »

Petit retour en arrière pour évoquer le soir où Jean Rochefort a trouvé sa vocation. Il a passé son enfance à Nantes. Sa mère l’emmenait de temps en temps à Paris. A ces occasions, ils allaient au théâtre.
« J’étais allé trois ou quatre fois à la Comédie-Française avec ma mère. Au cours de ces soirées, j’étais heureux, mais je m’ennuyais un peu … Une fois, nous sommes allés voir un spectacle à la Gaîté-Montparnasse, où jouaient Yves Robert, les Frères Jacques, Grenier et Hussenot. Les Frères Jacques entrent et se mettent à chanter une chanson sur la fête foraine. Et moi, immédiatement, je vois la fête foraine. Je devais avoir dix-sept ans et je me dis "Je serai acteur, je serai acteur …" ».

Il se souvient ensuite de ses débuts sur scène dans les années 1950, puis de son travail avec Jean Vilar, livrant alors cette anecdote :
« Nous étions en tournée à Bruxelles. Après la représentation, je vois Jean Vilar devant une panière… Il vérifiait qu’il y avait bien toutes les chaussures de location dans la panière, avant que la troupe ne remonte dans le car.
J’avais trouvé cela dérisoire et ridicule.
Aujourd’hui, je trouve cela admirable. »

Puis Olivier Barrot et Jean Rochefort parcourent l’immense carrière cinématographique de l’acteur.
Cartouche de Philippe de Broca en constitue un moment particulièrement important. C’est au cours du tournage de ce film, en 1960, qu’il découvre sa passion pour l’art équestre :
« Belmondo se fichait du cheval, alors il restait bien assis. Mais pour moi, c’était une telle émotion, que j’étais toujours par terre … ! »

Des films de Philippe de Broca, dans lesquels il a beaucoup joué, il dit joliment : « Ses films ont beaucoup d’élégance ; ils ont une épaisseur pudique ».

En 1972, il travaille pour la première fois avec Yves Robert, dans Le Grand Blond avec une chaussure noire. C’est le début d’une longue histoire : il y aura Le retour du Grand Blond, Un éléphant ça trompe énormément, Nous irons tous au paradis … Ces films sont devenus des classiques.

« Ces films n’étaient pas que des films légers, ils étaient très travaillés, très écrits.
Jean-Loup Dabadie et Yves Robert avaient le talent de raconter cette époque-là, celle des trente glorieuses ; l’époque des résidences secondaires, des barbecues, de la consommation, du chômage zéro … Le bonheur était peut-être plus épais. Ces films ont encore du succès aujourd’hui parce qu’ils parlent de cette époque ».

Sur le tournage de Salut l’artiste, il se souvient de sa rencontre avec Marcello Mastroianni :
 »« J’étais très impressionné par Macello Mastroianni. Alors j’ai trouvé la solution : je l’ai appelé Marcel ! Cela m’a enlevé mon trac, je me suis détendu. Ensuite, nous avons eu tous les deux la sensation extraordinaire qu’on aurait pu être copains en classe de 6ème : on se voyait en culottes courtes ! » »

En 1973, il joue dans le premier long-métrage de Bertrand Tavernier L’horloger de Saint-Paul, avec Philippe Noiret.
« Tout à coup, avec Bertrand Tavernier, on avait l’impression qu’on pouvait tutoyer la caméra. Ce fut un grand virage car avant tourner était une cérémonie, c’était très protocolaire. Sa façon de tourner nous a libérés : se tromper n’était pas si grave, inventer sur l’instant n’était pas si grave … ce jeune homme a désacralisé la caméra.»

Jean Rochefort a aussi beaucoup travaillé avec Patrice Leconte. Il avoue avoir joué le rôle du Mari de la coiffeuse avec beaucoup de passion, ce personnage « résolument enfantin et inquiétant ».
Dans Ridicule, Olivier Barrot lui rappelle qu’il a été grimé d’une façon baroque, grotesque …
« On ne m’a pas grimé ! » s’exclame Jean Rochefort.

Lorsque le journaliste l’interroge sur Johnny Halliday, avec qui il a tourné dans L’Homme du train, il répond :
« Mes enfants, on peut en parler jusqu’à l’aube !
Johnny Halliday, quelle sincérité !
J’ai passé avec lui des moments extraordinaires, proches de la science-fiction … ». Et de raconter une merveilleuse anecdote d’une soirée au restaurant avec la star …

L’évocation de Jean-Pierre Marielle respire l’amitié inoxydable, faite de vieille complicité et d’humour …
« Marielle, c’est une amitié de soixante-ans ? » demande Olivier Barrot.
Réponse lapidaire : « Hélas ! »
Plus tard, il se souvient d’un très beau sourire, du sourire de bonheur de Jean-Pierre Marielle au cours du tournage des Grands Ducs. C’est lorsque Marielle aperçoit un début de tonsure chez Jean Rochefort : « Il l’attendait depuis cinquante ans ! » dit-il avec son rire irrésistible.

Pour finir, Olivier Barrot lui fera cette déclaration :

« On est bien avec vous ! »

Oui, trois fois oui.

Volte-Face avec Jean Rochefort
Emission diffusée l’été prochain sur France-Culture
Prochain enregistrement public de Volte-Face :
Ce soir au Théâtre du Rond-Point avec Nicole Garcia.
Entrée libre
Réservation indispensable au 01 44 95 58 81

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Picasso / Carmen, Sol y Sombra. Musée Picasso

Picasso, Carmen, Sol y SombraL’influence du personnage de Carmen dans l’oeuvre de Picasso (1881-1973) : tel est le chemin que l’exposition Sol y Sombra organisée au Musée Picasso jusqu’au 24 juin propose de suivre.

Passion, fascination de la femme, du tragique, combats, tauromachie … sont effectivement des thèmes que l’artiste espagnol a explorés dans ses peintures, ses gravures et ses sculptures.

Le parcours (labyrinthique) s’ouvre sur une petite salle regroupant des cartes postales anciennes montrant la belle et envoûtante Carmen, l’héroïne créée par Prosper Mérimée dans une nouvelle écrite en 1845 puis sublimée par Georges Bizet en 1875 dans le célèbre opéra.
La carte bariolée et brodée Femme à la mantille et quelques autres constituent une entrée en matière placée sous le signe de ce qui demeure du personnage de Carmen : une certaine hispanité faite de corrida, gitane, mantille et éventail …

Puis, dans la large rampe sont exposés de grands tableaux que Picasso a peints entre 1904 et 1918, en une belle galerie de portraits de femmes en costume espagnol, avec notamment des peintures de ce qu’on a appelé la « période bleue » de l’artiste.
A la suite de la mort de son ami Carlos Casagemas, Picasso choisit à partir de 1901 des tonalités à dominante bleue, où il exprime tristesse et douleur, et met en scène des personnages seuls et déshérités.
Ainsi de la borgne entremetteuse Célestine (1904).
Certainement inspiré par Fernande Olivier qu’il rencontre au Bateau-Lavoir à Paris en 1904 et qui sera sa compagne pendant sept ans, il peint en 1905 Fernande à la mantille en camaïeux de gris et de marrons, qu’il couvre d’un voile superbe de tristesse et de mélancolie.

A peine plus loin, Olga au fauteuil (1918) ne manque pas de surprendre : voici que celui qui a inventé le cubisme avec les Les Demoiselles d’Avignon en 1907 revient à une figuration toute classique, on pourrait presque dire « ingresque ». Cet épisode de la peinture de Picasso a été initié par le voyage qu’il a effectué à Rome en compagnie de Jean Cocteau en 1917 pour la création du ballet Parade, où il a rencontré la danseuse des ballets russes Olga Koklova, qui deviendra sa femme en 1918.

Dans le même espace, on fait un saut dans le temps pour détailler un objet admirable : Carmen, la nouvelle de Mérimée illustrée par Picasso en 1948-1949, puis réimprimée quelques années plus tard et enrichie de dessins : La Carmen des Carmen. Les pages libres et les marges sont ornées de splendides dessins au lavis dans un travail d’illustration particulièrement réussi.

La thématique de Carmen, dont le meurtre au dernier acte a pour toile de fond la mise à mort du taureau peut naturellement se lire dans les abondantes variations de Picasso autour de la tauromachie.

Tel est le cas des magnifiques eaux-fortes réalisées dans les années 1930, où le mythe du Minotaure, corps d’homme et tête de taureau, occupe une grande place. Qu’il triomphe sauvagement, qu’il se repose avec l’artiste, ou qu’il mette la femme en danger … la figure mythologique n’en finit pas de fasciner Picasso. Dans une très belle pointe-sèche de 1934, il le met en scène de façon émouvante : Minotaure aveugle guidé par une petite fille aux Fleurs

Mais c’est la violence qu’on retrouve dans certaines peintures de la même époque (1933) tels La mort de la femme torero et La mort du torero : taureaux tranquilles, mais corps meurtris, mais chevaux torturés, qui ne sont pas sans annoncer l’immense Guernica.

Le parcours Sol y Sombra s’achève par des photos montrant Picasso à la corrida, à Arles et à Vallauris, accompagné de sa femme Jacqueline, de ses enfants, du torero Luis Miguel Dominguin, de Jean Cocteau … et même de Michel Leiris (1901-1990), à qui on laisse le mot de la fin :

Le peintre et son modèle, la femme et son reflet, l’amant et son amante, le picador et le taureau ne sont-ils pas – s’il est permis de tresser pareils fils pour se guider dans l’oeuvre dédaléen de Picasso – les avatars de deux pôles d’une sorte de dialectique où tout se fonderait sur l’opposition, non résolue, de deux êtres qui se font face, vivante image de cette dualité tragique : la conscience affrontée à ce qui lui est étranger.

(Romancero du Picador, 1960, dans le recueil Un génie sans piédestal et autres textes sur Picasso, Ed. Fourbis, 1992)

Sol y Sombra. Picasso / Carmen
Musée National Picasso
Hôtel Salé, 5 rue de Thorigny – Paris 3ème
Jusqu’au 24 juin 2007
Tlj sauf le mardi, de 9 h 30 à 18 h
Entrée 7,70 € (TR : 5,70 €)
Exposition organisée avec la Réunion des musée nationaux
Catalogue : 193 p., 45 € (Flammarion/RMN)

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