Les années. Annie Ernaux

Les années, Annie Ernaux, GallimardLes années est une magnifique et impressionnante fresque déroulant plus de six décennies de la société française.

Annie Ernaux, l’une des pionnières du dévoilement de soi et du je n’emploie ici que la troisième personne. Elle ne cache pas en réalité embrasser sa propre vie, en venant se pencher régulièrement sur une photo, du bébé posé sur un coussin qu’elle était dans les années 1940 à la femme d’âge mûr qu’elle est devenue aujourd’hui.

Mais à partir de ce "elle" qui apparaît sur les clichés de l’album-souvenirs, c’est un "nous" qu’elle évoque, qui renvoie à la collectivité d’un pays, à ses modes de vie successifs, à l’évolution de ses mentalités.
Si les vies qu’elle décrit sont celles de ses congénères, ce "elle" contient aussi le regard que sa génération portait sur celle de ses parents puis sur celle de ses enfants.

Annie Ernaux revient également sur la façon dont la société française envisageait son histoire récente à chacune des époques. Quels souvenirs évoquait-on dans les repas de famille de l’après-guerre, puis dans les années 1960, puis dans les années 1970, et jusqu’à aujourd’hui ? Mais surtout, de quoi ne parlait-on pas ? Et l’adolescente sur la photo, de quelle "histoire" était-elle consciente ? Ce rapport à la mémoire collective inséré dans l’inventaire historique apporte au livre un souffle et une profondeur formidables.
Et sa dissociation de toute entreprise romanesque (contrairement à l’empesé Une vie française de Jean-Paul Dubois) lui confère une ampleur, une légèreté remarquables.

Chacun se retrouvera dans ces années, ou y retrouvera des références. Ceux qui sont nés après l’auteur verront les récits familiaux confirmés, complétés. Certains en ressortiront pris de mélancolie.
Mais si Les années tient du livre d’histoire teinté de sociologie, il est avant tout une très belle oeuvre littéraire, dans laquelle l’on retrouve la sincérité, la simplicité et la frontalité qui font la puissance du style d’Annie Ernaux.

Extrait des années 1970 :

Quelqu’un commençait à jouer de la guitare, à chanter Comme un arbre dans la ville de Maxime Le Forestier et Duerme negrito de Quilapayun – on écoutait les yeux baissés. On allait dormir au petit bonheur sur des lits de camp dans l’ancienne magnanerie, ne sachant pas s’il valait mieux faire l’amour avec son voisin de droite ou de gauche, ou rien. Le sommeil nous prenait avant d’avoir décidé, euphorisés et confortés dans la valeur d’un style de vie dont on s’était offert toute la soirée à nous même le spectacle – loin des "beaufs" entassés dans des campings à Merlin-Plage.

Les années. Annie Ernaux
Gallimard (2008), 242 p., 17 €

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