Pélagie- la-Charrette, Antonine Maillet

Bien sûr, il nous faut accepter de lire ce français étrange, image de l’acadien du XVIIIème siècle, qui fait toute la saveur du Goncourt 1979, si on veut en apprécier toute la richesse. Il faudra renoncer à comprendre tous les mots tout de suite, et patienter en comptant sur la répétition pour saisir le sens de « bâsir », « devanteau » ou « dumeshui ». La plupart de ces mots toutefois se laisse découvrir aisément (« asteur », « obstineux », « défricheter »).

Pélagie-la-Charrette entreprend un voyage qui va durer dix ans, depuis la Géorgie américaine où elle a échoué au cours du Grand Dérangement, jusqu’à son pays d’origine, l’Acadie, sur la côte est du Canada. En 1755, les Anglais, qui avaient gagné ces terres à la France en ont purement et simplement déporté les habitants vers le sud, spécifiquement la Louisiane. Veuve, Pélagie, vingt- cinq ans après, organise le retour en compagnie de plusieurs familles à bord de charrettes tirées par des bœufs.

La traversée n’est pas sans risques, et si les familles connaissent mariages et naissances, la Charrette de la Mort les accompagne aussi, contée par le nonagénaire Bélonie, autre personnage majeur du roman. Une des fortes scènes, parmi les nombreuses aventures de la troupe, met en parallèles le sauvetage d’une charrette enlisée dans les marais et la lutte de Bélonie face aux juments de la Mort. Car les contes que les générations d’Acadiens se transmettent font partie intégrante de l’histoire.

Les personnages sont hauts en couleur, tel le capitaine de bateau Beausoleil, l’amoureux de Pélagie : « Des yeux ! Les gens de la mer ont une propension au bleu, c’est vieux comme le monde, et une tendance à creuser du regard, comme s’ils n’avaient jamais fini de fouiller l’horizon ou le firmament ». Telle la Catoune, jeune sauvageonne recueillie à bord de la charrette : « Pourquoi affubler de raison un être tout pétri d’instinct et d’intuition ? Catoune savait sans l’avoir appris qu’une pomme est une pomme, un homme un homme, et qu’un cercle carré, c’est le néant ».

Dans l’histoire du Goncourt la Canadienne Antonine Maillet inaugure le couronnement d’une œuvre écrite en français de l’étranger. Un français que l’on prend beaucoup de plaisir à lire, dont les mots inhabituels constituent une part de rêve de notre langue : « Et dans sa poche de devanteau, elle enfouit aussi des mots, des mots anciens aveindus a cru de la goule de ses pères et qu’elle ne voulait point laisser en hairage à des gots étrangers ; elle y enfouit des légendes et des contes merveilleux, horrifiques ou facétieux, comme se les passait son lignage depuis le début des temps ».

Andreossi

Pélagie- la-Charrette, Antonine Maillet

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La marge. André Pieyre de Mandiargues

C’est dans la tête de Sigismond Pons que se passe presque toute l’action de ce roman prix Goncourt 1967. Sigismond déambule dans le quartier « des putes » de Barcelone, durant quarante huit heures, a une relation avec l’une d’entre elles, entre dans les bars, restaurants, lieux de prostitution, qu’il nous décrit avec beaucoup de détails.

Ces deux jours, il reste dans sa « bulle », en marge, refusant d’en savoir plus sur le malheur dont il a eu l’information partielle dans une lettre reçue en poste restante, lettre qui reste fermée sur la table de chevet de son hôtel. Son épouse très aimée, au prénom aussi improbable que le sien, Sergine, s’est très certainement suicidée.

La déambulation a un caractère érotique évident : les filles sont regardées dans ce sens, les hommes que croise Sigismond ont le même intérêt, ses pensées le dirigent vers le souvenir de son père (Gédéon !) qu’il dépeint comme attiré par les jeunes garçons. Mais son amour l’accompagne dans ses rêves, et sa seule sortie du quartier chaud est pour une visite au musée (qui l’ennuie) parce que Sergine lui aurait fait visiter ce musée si elle avait été là.

Le style de cet auteur classé comme surréaliste est tout à fait particulier. Ses phrases incitent à une lecture attentive du fait de leur construction inhabituelle, en particulier par le procédé de l’inversion : « Sur un fût cannelé, à hauteur de poitrine d’une personne ordinaire, un carré de marbre poli, c’est dans le jardin du mas un cadran solaire que Féline eut en durable affection, si elle y conduisait Sigismond petit aussi habituellement qu’Elie hier encore ».

L’état psychologique de ce rêveur ne l’empêche pas de se situer précisément dans la Catalogne des années soixante du vingtième siècle. Ainsi le dictateur Franco est nommé « l’enflé », ou le « fürhoncle » ; les militaires croisés sont décrits rudement : « Le ceinturon sur un gros bide, l’étui du pistolet près du cul, voilà les marques distinctes des messieurs de Castille parmi les Catalans soumis ». Cette visite dans Barcelone est une plongée dans le populaire, où Sigismond préfère les repas bon marché à la restauration gastronomique. Et son vocabulaire est adapté à la situation : « putes », « pédés », « nègres ».

Au bout de deux jours il lui faut ouvrir cette lettre qui l’attend : il a l’explication du suicide de son épouse, il quitte sa bulle et prend la décision, pas vraiment inattendue, qui justifie cette rêverie sur lui-même.

Andreossi

La marge, André Pieyre de Mandiargues

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Goncourt 1953. Les bêtes, Pierre Gascar

Le Goncourt 1953 n’est pas un roman mais un recueil de six histoires qui ont pour point commun des relations entre hommes et animaux. Le propos est explicite dans les toutes dernières pages du livre : « A chaque instant la bête peut changer : nous sommes à la lisière. Il y le cheval dément, le mouton rage, le rat savant, l’ours impavide, sortes d’états seconds qui nous ouvrent l’enfer animal et où nous retrouvons, dans l’étonnement de la fraternité, notre propre face tourmentée, comme dans un miroir griffu ».

Loin d’une pensée de la différence radicale, ce sont nos proximités avec les bêtes que met en scène Gascar : le palefrenier maltraitant déserte comme les chevaux s’enfuient, chacun dans sa souffrance. Le jeune apprenti boucher se sent très proche des animaux qu’il doit aider à abattre : « on compterait, à partir d’aujourd’hui, un mouton de plus, une espèce de mouton-homme, rabroué, taloché, relancé, seul, comme un faux frère, seul, dans le crépuscule humide, au milieu de sa forêt de bêtes pendues, parmi ces troncs creux où courait une fourmi de sang, dans ce silence particulier de la sciure de bois où l’odeur d’un rognon ouvert fleurissait comme un géranium ».

Plusieurs histoires sont en lien avec la guerre, ainsi celle des prisonniers des Allemands, Russes et Ukrainiens, qui arrivent à profiter de la viande réservée à l’origine aux lions du cirque voisin. Toujours en Allemagne, mais avec cette unité d’occupation, après la chute du nazisme, qui fait la démonstration de chiens d’attaque : « L’idée de rapports irrémédiablement faussés, de chiens se dérobant si bien sous le couvert de la plus parfaite obéissance que ce lieu devenait, en fait, un « chenil d’hommes »  s’imposa si bien à mon esprit que je ne connus pas le moindre mouvement de surprise lorsque le mannequin fit son entrée dans l’arène ».

Gaston est le nom donné au premier rat de forte taille observé par l’équipe municipale chargée de l’assainissement de la ville. Mais on découvre de plus en plus de Gaston, et le responsable n’ose plus se montrer : « Il se cachait, rejoignait ainsi dans une solitude dévorante son ennemi velu auquel l’associaient les inlassables pensées de toute une ville ». Quant au jeune couple qui aménage dans une chambre dans laquelle un chat s’est égaré, il se jette dans le vide de leur première chambre conjugale comme le chat a fini par se jeter par la fenêtre…

Ces histoires sont soutenues par une écriture évocatrice : « Nous fûmes tout de suite au bord du Rhin qui, grâce aux vertus du matin, s’inscrivait dans cette géographie du salut où se dressent des bosquets fêteurs, où des collines modèlent les courbes de l’accueil et où s’allongent, avec leur plein de veines caves, les grands fleuves secourables ».

Andreossi

Les bêtes, Pierre Gascar

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Mon village à l’heure allemande, Jean-Louis Bory

Sans doute l’euphorie de la Libération a prévalu dans l’attribution du Goncourt 1945 : il n’est pas certain que la littérature ait beaucoup gagné dans ce choix. D’une part la série de portraits villageois ne dépasse guère l’esquisse caricaturale, d’autre part les choix stylistiques d’écriture ont du mal à être appréciés par le lecteur d’aujourd’hui.

Le village de Jumainville, du côté de l’Orléanais, vit ses derniers mois de l’occupation allemande. Des hommes de divers corps de métier, des femmes, des jeunes et des vieux réagissent à leur façon à la présence de l’occupant. Des femmes pensent surtout au sexe, des paysans au marché noir, le pâtissier à collaborer, les plus jeunes se partagent entre résistance, résignation et engagement dans la milice. Les Allemands ne sont pas des nazis mais des Boches, et le village semble tout ignorer du sort des Juifs, ne voyant pas plus loin que le bout de son clocher.

Les seuls persécutés sont les intellectuels du village, soit l’instituteur et l’étudiant de passage, tandis que la Résistance, mal identifiée, harcèle le collaborateur. L’atmosphère toute de non-dits, de menaces, de violence familiale, ne paraît point lourde à la lecture car le style contredit le sens. La narration à la troisième personne est entrecoupée des pensées des divers protagonistes, annoncés par leur nom, comme lorsqu’on lit une pièce de théâtre. Si le procédé peut paraître amusant lorsqu’il s’agit du chien de l’instituteur ou du village lui-même, il perd beaucoup en vraisemblance lorsque les modes d’expression ne diffèrent guère de l’un à l’autre personnage.

Toutefois le moins supportable est l’avalanche de métaphores plus ou moins heureuses. Dès le tout début du roman par exemple : « Il gesticulait, les épaules rondes, et lançait ses mains en avant, écarquillées et voletantes comme de larges feuilles de marronnier soulevées par le vent ». Ciel et soleil suscitent particulièrement des images bien peu inspirées : « Le soleil se dégageait à peine de la fourrure de feuillage noir qui moulait l’épaule de la colline » ; « Le ciel, au bout des toits, poussait la nuit en avant à coups de nuages dans le dos, pareils à de gros poings emmaillotés ». Parfois on doit s’y reprendre à deux fois pour comprendre où les métaphores nous mènent : « Au fond de paquets d’eau glauque où les bottes de rayons qui s’appuyaient sur les hautes vitres semblaient immergées comme des étais moussus, s’entassait le Tout-Jumainville croyant, chaud ou tiède ». Traduction : il s’agit du jour de messe à l’église.

Andreossi

Mon village à l’heure allemande, Jean-Louis Bory

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Malaisie, Henri Fauconnier. Goncourt 1930

Ce n’est pas pour l’intrigue qu’on lira le Goncourt 1930, mais pour toutes ses qualités qui témoignent de la passion de Fauconnier pour un pays qu’il a découvert et qu’il veut nous faire connaître au plus intime. Ce n’est que dans les cinquante dernières pages que le lecteur peut se trouver pris par les péripéties d’un événement tragique qui permet au livre d’entrer complètement dans la catégorie « roman ». Et encore l’auteur s’amuse-t-il avec le genre : « Je ne sais pourquoi je raconte ces histoires de fourmis. Si j’écrivais un roman ce serait mieux à sa place au début. Mais je veux fixer ces derniers souvenirs de ma vie de planteur, sans doute parce que ce sont les derniers ».

Henri Fauconnier a été effectivement planteur de caoutchouc en Malaisie, avant la guerre de 14-18, avec la volonté d’y faire fortune : son but était d’avoir l’aisance financière qui lui permette d’écrire. Pari réussi en partie mais dont la réalisation prendra du temps car la première guerre mondiale est passée par là. Et son seul roman publié a eu un succès mérité, même avant l’obtention du Prix.

C’est qu’on y trouve une grande précision des descriptions, aussi bien sur le plan naturel, du côté de la végétation et de la faune que sur le plan humain avec les diverses communautés qui vivent ensemble en Malaisie : Tamouls, Malais, Chinois, colons européens. L’auteur se fait botaniste ou anthropologue avec une grande capacité à intégrer son savoir dans un texte qui garde toutes ses capacités littéraires : « Je me souviens d’une sorte de raie qui était comme une figure plate avec une petite bouche souriante, et que je rendis à la mer parce qu’on voyait qu’elle ne pouvait pas comprendre ».

Si quelques traces du colonialisme d’alors se laissent découvrir, par exemple à propos des femmes, le désir de comprendre les cultures est évident, et la sympathie envers elles est manifeste. Sur un plan philosophique : « Ceux qui voient tout en noir dans le monde, c’est qu’ils regardent les ténèbres dans leur cœur. Il n’y a pas de paradis, pas d’enfer, mais seulement, dans les yeux des êtres, une vision paradisiaque ou infernale des mêmes choses ».

Ou bien encore sur le plan littéraire, ainsi à propos de la lune : « Au départ, toute mince, ç’avait été une rognure d’ongle d’Allah, et les démons de la nuit voudraient la prendre pour s’en servir contre lui dans leurs maléfices -mais l’ongle lumineux d’Allah déchire les ténèbres. Ensuite ce fut le contour d’un sein : une femme voilée se lève la nuit, se penche pour allumer une petite lampe, et dans la maison obscure on ne voit que cet arc qui tremble… Est-ce de moi qu’elle attend la flèche ? Bientôt la lune fut une banane mûrissante, un jeune garçon qui pour la première fois pressent ce qu’est l’amour. Et quand nous arrivâmes à la mer, SmaÏl voyait la face pleine de celle qu’il épouserait. »

Andreossi

Malaisie, Henri Fauconnier

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Prix Goncourt 1920. Nêne, Ernest Perrochon

Nêne est une jeune femme célibataire qui devient servante chez Corbier, agriculteur veuf, père de deux jeunes enfants. Nêne s’attache beaucoup à ces enfants et pense même, assez vaguement, que si elle se mariait avec le maître… Mais celui-ci est follement amoureux d’une belle couturière du village, Violette, aguicheuse d’homme s, dont le propre frère de Nêne, lequel, victime d’un accident du travail perd tout espoir de conquérir Violette.

Le Goncourt 1920 ainsi résumé présente bien les caractéristiques du mélo que l’on peut attendre d’un tel canevas. Et de ce point de vue, nous restons dans le mélo jusqu’au bout des malheurs de Nêne, dépossédée de l’amour de « ses » petits par Violette qui prend possession de la maisonnée de Cordier. Le lecteur reste sur des bases solides, avec des bons vraiment très bons (et bien sûr spoliés) comme Nêne, et des méchants vraiment méchants comme Boiseriot le parrain de la belle couturière.

Au-delà d’un récit destiné à faire pleurer dans les chaumières, le roman a l’originalité de décrire une région de Vendée, où trois groupes religieux cohabitent avec plus ou moins de bonheur : catholiques, protestants mais aussi « dissidents », appelés ailleurs « réfractaires », les descendants de ceux qui n’ont pas accepté le Concordat entre Napoléon et le Pape en 1801. Les familles, les alliances, se distinguent selon ce critère essentiel.

Le vocabulaire de Perrochon donne un certain charme au livre, avec ses mots vieillots mais évocateurs, ainsi lorsqu’il nous décrit les dissidents : « Maintenant qu’on ne les poignait plus, ils se gringaçaient entre eux. Portés vers l’instruction, ils discutaient les idées nouvelles et aussi leurs croyances. Suivant, puis dépassant les pasteurs libéraux, beaucoup coulaient doucement vers l’irréligion ».

La société rurale faite de désirs individuels et de vie très collective apparaît très vivante, en particulier en ces moments de travail et de fête étroitement mêlés que sont les moissons : vie sociale disparue seulement dans les années dix-neuf cent soixante et que les pages de Perrochon rappellent aux lecteurs les plus anciens, toujours à l’aide d’un vocabulaire très imagé : « Ayant mis sur la table un quartaut de vin, ils le vidaient bellement, sans souci de la dépense, hauts en crête et l’œil rond, chauds du bec comme des coqs en jabotés ».

Andreossi

Nêne, Ernest Perrochon

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Le prix Goncourt 1918 à Georges Duhamel pour Civilisation

La Grande Guerre était terminée depuis un mois lorsque le Goncourt 1918 a été attribué à Georges Duhamel, médecin engagé comme chirurgien juste à l’arrière du front. Seize chapitres constituent autant d’histoires racontées par un narrateur différent mais dont le trait commun est sa présence auprès de blessés et agonisants, parce qu’il est brancardier, soldat à la morgue, ou bien blessé lui-même.

Sans aucune description de champs de bataille, ce livre est un des plus poignants de ceux qui ont été écrits sur 14-18. Duhamel nous révèle les conséquences immédiates de la guerre : les hommes à l’hôpital de campagne, dévastés dans leur chair, qui tentent de mourir sans se plaindre, qui gardent souvent espoir malgré leurs mutilations, honteux de la puanteur que leur corps dégage. Ces corps que le narrateur qui prend soin des cadavres imagine si près de la vie qu’ils viennent de quitter : « Je lis leur histoire sur leur corps ; je pense combien ils ont besogné avec ces bras que voilà, je pense qu’ils ont vu bien des choses avec leurs yeux, qu’on a embrassé leur bouche, qu’ils étaient coquets de leur moustache ou de leur barbe, sur laquelle, maintenant, je vois remonter les poux saisis par le froid de la peau ».

Au-delà des souffrances de ces hommes, la critique de la civilisation qui conduit à ces guerres est vive, d’abord par l’observation d’un changement de nature des conflits : « L’artillerie à longue portée s’y prodiguait. Les pièces étaient servies par des soldats en manches de chemise, en pantalons longs, souillés d’huile et de cambouis, qui ressemblaient beaucoup plus à des ouvriers d’usine qu’à des militaires. On sentait là combien la guerre est devenue une industrie, une entreprise mécanique et méthodique de tuerie ».

Et puis l’absurdité des situations vécues au cours de moments tragiques : le cadavre que l’on ne sait où déposer, les religions qui se disputent le privilège de la bénédiction du corps, et ces séances où l’on juge qui est bon pour le « service armé » : « Et toujours la chair humaine afflue ; toujours, du même coin de la pièce, arrive la file ininterrompue des corps blêmes qui avancent à pas mous sur le parquet. Sainte chair humaine, substance sacrée qui sers à la pensée, à l’art, à l’amour, à tout ce qu’il y a de grand dans la vie, tu n’es plus qu’une pâte vile et malodorante que l’on prend entre les mains avec dégoût pour évaluer si, oui ou non, elle est bonne à tuer ! ».

C’est le médecin qui est frappé par l’humiliation et la meurtrissure des corps. Le romancier parvient souvent à découvrir, malgré tout, sous la chair, « le cœur de l’homme ».

Civilisation, Georges Duhamel

Andreossi

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Ecrit sur de l’eau, Francis de Miomandre

L’auteur du Goncourt 1908 a fait preuve d’un grand sens du titre : un roman vite oublié, léger, qui effectivement semble filer sur l’eau d’une imagination alerte. André Gide en a fait un portrait très juste : « Léger comme une bulle, inconsistant, bizarre, il se dérobe sous la critique et semble sans cesse en formation. Il pourrait être insupportable ; il est charmant ».

Francis de Miomandre met en scène un jeune homme, Jacques de Meillan, qui, cherchant l’amour, affronte avec bien des naïvetés les contradictions entre ses idéaux et les dures réalités de la vie. Lancé sur la trace d’une jeune femme qui l’a ébloui, il découvre peu à peu l’ampleur des conquêtes de son adorée. Sa tentative de transformer l’amitié éprouvée pour Juliette en amour de consolation ne réussit guère. Heureusement l’humour est là et sauve le récit de toutes les situations scabreuses. Même le vautour domestique et la tortue, qui vivent dans la cuisine, y mettent du leur.

Les personnages ne manquent pas de pittoresque, en premier lieu le père de Jacques, homme d’affaires particulièrement inventif mais d’une incompétence totale à réaliser ses projets, et Monsieur Cabillaud, auprès duquel le jeune héros prend conseil, et qui se révèle redoutable philosophe : « Quand on a prévu le pire, comme il n’est pas toujours certain, on est tout flatté par la survenue d’un petit meilleur de rien du tout ».

C’est la société d’avant la guerre de 14-18 qui nous est décrite au moment où bien des choses vont basculer : l’érosion progressive de la classe des petits rentiers, le remplacement des chevaux par les moteurs d’automobiles, les difficultés croissantes des mâles bourgeois à profiter d’une vie érotique sans conséquences. Mais l’auteur ne se prend guère au sérieux, et nous donne quelques conseils de lecture de son roman : « Il ne demande aucun effort pour être lu. Que tu l’ouvres par le milieu, il te sera aussi intelligible que si tu l’abordes au premier chapitre. Pareil à l’éternité, il n’a ni commencement ni fin, mais il est moins long ».

De ci de là la lecture aérienne est arrêtée par d’heureuses trouvailles, du type : « alors que l’aube brouillée et livide épuise les yeux las » ; ou encore : « il mit un complet sombre et une cravate sévère, aux tons amortis de minerai pas encore entièrement extrait d’une carrière nouvelle ». Et puis, contre toute attente qui pourrait faire penser à la description d’une vie parisienne, l’histoire se passe à Marseille.

Andreossi

Ecrit sur de l’eau, Francis de Miomandre

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Le soleil des Scorta Laurent Gaudé

Le Goncourt 2004 nous ramène dans les Pouilles, (comme Roger Vailland nous y avait conduit en 1957), avec l’histoire d’une famille qui se déploie sur un siècle. Le fondateur de la lignée des Scorta est plutôt de naissance modeste, né « d‘un père vaurien, assassiné deux heures après son étreinte, et d’une vieille fille qui s’ouvrait à un homme pour la première fois ». Ses descendants ne feront jamais fortune, mais apprendront quelques saveurs que la vie peut apporter, surtout si le soleil d’Italie y met du sien.

Rocco, devenu plus brigand encore que son père, épouse la Muette dont il a trois enfants, deux garçons et une fille, Carmela qui nous laisse, à la fin de sa vie et à chaque fin de chapitre, quelques confidences. C’est elle qui a l’énergie pour guider la fratrie après une aventure newyorkaise ratée, qui a l’idée d’ouvrir un Tabac dans leur village de Montepuccio, et qui sait donner l’élan nécessaire pour se relancer après les malheurs.

Cette fratrie n’est pas qu’unie par les liens du sang, car elle compte aussi Rafaele, gamin du village qui s’est attaché aux Scorta : quatrième « frère », il doit faire le deuil de son amour d’une autre nature pour Carmela. La malédiction de l’origine joue son rôle, orientée par les personnalités des curés qui se succèdent au village, de manière parfois néfaste, ou au contraire salutaire.

La narration est limpide et sait nous faire voir : « Le trabucco remonte ses filets avec lenteur et majesté tel un grand homme maigre qui plonge les mains dans l’eau et les remonte lentement comme s’il portait les trésors de la mer ». De belles scènes nous évoquent la chaleur du sud italien et celle qui émane de l’union de ces frères et sœur.

Au centre du roman, la fête que donne Rafaele pour les siens sur son trabucco fait figure de seconde fondation familiale : « Nous sommes nés du soleil, Elia. Sa chaleur, nous l’avons en nous. D’aussi loin que nos corps se souviennent, il était là, réchauffant nos peaux de nourrissons. Et nous ne cessons de le manger, de le croquer à pleines dents. Il est là, dans les fruits que nous mangeons. Les pêches. Les olives. Les oranges. C’est son parfum. Avec l’huile que nous buvons, il coule dans nos gorges. Il est en nous. Nous sommes les mangeurs de soleil ».

Et au moment d’évoquer son plus beau souvenir devant son frère, Giuseppe n’hésite pas : « Il y avait du risotto aux fruits de mer qui fondait dans la bouche. Ta Giuseppina portait une robe bleu ciel. Elle était belle comme un cœur et s’activait de la table à la cuisine, sans cesse. Je me souviens de toi, au four, suant comme un travailleur à la mine. Et le bruit des poissons qui sifflaient sur le gril. Tu vois. Après une vie entière, c’est le souvenir le plus beau de tous. Est-ce que cela ne fait pas de moi le plus misérable des hommes ? » Le lecteur aura répondu.

Andreossi

Le soleil des Scorta Laurent Gaudé

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La vie devant soi, Romain Gary (Emile Ajar)

Phénomène unique dans l’histoire du prix Goncourt, Romain Gary, après Les Racines du ciel en 1956, a été à nouveau couronné en 1975, sous le nom d’Emile Ajar. Certes cela contrevenait aux règles de l’institution, et on peut évaluer aujourd’hui l’affaire comme un jeu malicieux de Gary avec la critique. On peut penser aussi que c’est Momo qui a dicté à Ajar, Gary ou Roman Kacew (nom d’origine de l’auteur) ce magnifique livre à la lecture tellement jubilatoire.

« La première chose que je peux vous dire c’est qu’on habitait au sixième à pied et que pour Madame Rosa, avec tous ces kilos qu’elle portait sur elle et seulement deux jambes, c’était une vraie source de vie quotidienne, avec tous les soucis et les peines ». La première phrase du roman nous lance dans la langue si particulière de Momo, faite des expressions qu’il a entendues de Madame Rosa qui l’a élevé, et du voisinage bigarré qui l’accompagne. Mais cette langue témoigne aussi d’une philosophie de la vie très déterminée, mélange d’empathie pour ses voisins et de volonté farouche de choisir sa vie.

Madame Rosa, ancienne prostituée, élève des enfants que d’autres femmes « qui se défendent avec leur cul » lui ont confiés, pour leur éviter l’Assistance Publique ou la mainmise des « proxynètes ». Momo est un jeune Arabe qui aide Madame Rosa, Juive qui s’approche de la fin de sa vie, à lutter contre les tentatives d’hospitalisation qui lui rappellent trop les rafles et l’enfermement dans les camps qu’elle a connus autrefois. A l’hôpital elle ne pourra pas « avorter » comme elle l’entend : « Tout le monde savait dans le quartier qu’il n’était pas possible de se faire avorter à l’hôpital même quand on était à la torture et qu’ils étaient capables de vous faire vivre de force, tant que vous étiez encore de la barbaque et qu’on pouvait planter une aiguille dedans ».

Cette histoire d’amour entre Momo et Madame Rosa se coule dans le réseau d’amitié déployé autour des deux personnages. On y rencontre par exemple Madame Lola : « Madame Lola circulait en voiture toute la nuit au bois de Boulogne et elle disait qu’elle était le seul Sénégalais dans le métier et qu’elle plaisait beaucoup car lorsqu’elle s’ouvrait elle avait à la fois des belles niches et un zob ». Ou Monsieur Charmette : « Ce Monsieur Charmette avait un visage déjà ombragé, surtout autour des yeux qui sont les premiers à se creuser et vivent seuls dans leur arrondissement avec une expression de pourquoi, de quel droit, qu’est-ce qui m’arrive ».

Mais c’est Madame Rosa qui fait l’objet des plus belles observations : « Madame Rosa mélangeait toutes les langues de sa vie, et me parlait polonais qui était sa langue la plus reculée et qui lui revenait car ce qui reste le plus chez les vieux c’est leur jeunesse ».

Andreossi

La vie devant soi, Romain Gary (Emile Ajar)

En 2008, avant le début du feuilleton des Goncourt, maglm avait déjà chroniqué ce chef-d’oeuvre. En complément du billet d’Andreossi, on peut relire celui-là, tout aussi enthousiaste.

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