La marge. André Pieyre de Mandiargues

C’est dans la tête de Sigismond Pons que se passe presque toute l’action de ce roman prix Goncourt 1967. Sigismond déambule dans le quartier « des putes » de Barcelone, durant quarante huit heures, a une relation avec l’une d’entre elles, entre dans les bars, restaurants, lieux de prostitution, qu’il nous décrit avec beaucoup de détails.

Ces deux jours, il reste dans sa « bulle », en marge, refusant d’en savoir plus sur le malheur dont il a eu l’information partielle dans une lettre reçue en poste restante, lettre qui reste fermée sur la table de chevet de son hôtel. Son épouse très aimée, au prénom aussi improbable que le sien, Sergine, s’est très certainement suicidée.

La déambulation a un caractère érotique évident : les filles sont regardées dans ce sens, les hommes que croise Sigismond ont le même intérêt, ses pensées le dirigent vers le souvenir de son père (Gédéon !) qu’il dépeint comme attiré par les jeunes garçons. Mais son amour l’accompagne dans ses rêves, et sa seule sortie du quartier chaud est pour une visite au musée (qui l’ennuie) parce que Sergine lui aurait fait visiter ce musée si elle avait été là.

Le style de cet auteur classé comme surréaliste est tout à fait particulier. Ses phrases incitent à une lecture attentive du fait de leur construction inhabituelle, en particulier par le procédé de l’inversion : « Sur un fût cannelé, à hauteur de poitrine d’une personne ordinaire, un carré de marbre poli, c’est dans le jardin du mas un cadran solaire que Féline eut en durable affection, si elle y conduisait Sigismond petit aussi habituellement qu’Elie hier encore ».

L’état psychologique de ce rêveur ne l’empêche pas de se situer précisément dans la Catalogne des années soixante du vingtième siècle. Ainsi le dictateur Franco est nommé « l’enflé », ou le « fürhoncle » ; les militaires croisés sont décrits rudement : « Le ceinturon sur un gros bide, l’étui du pistolet près du cul, voilà les marques distinctes des messieurs de Castille parmi les Catalans soumis ». Cette visite dans Barcelone est une plongée dans le populaire, où Sigismond préfère les repas bon marché à la restauration gastronomique. Et son vocabulaire est adapté à la situation : « putes », « pédés », « nègres ».

Au bout de deux jours il lui faut ouvrir cette lettre qui l’attend : il a l’explication du suicide de son épouse, il quitte sa bulle et prend la décision, pas vraiment inattendue, qui justifie cette rêverie sur lui-même.

Andreossi

La marge, André Pieyre de Mandiargues

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Trois coeurs. Benoît Jacquot

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C’est l’histoire classique de « Il en aime deux. Et il ne sait pas laquelle choisir ». Présentée comme ça, ça ne fait pas très envie, parce qu’on la vue cent fois. Sauf que Benoît Jacquot amène ici le dilemme fort différemment.

Prenons le début ; il est réjouissant. Crépuscule – on retrouve souvent dans « Trois cœurs » la lumière nocturne qu’on avait tant aimé dans « Les adieux à la Reine », sauf qu’ici, rien n’a encore commencé qu’on est déjà plongé dans la pénombre, comme si Benoît Jacquot annonçait dès le début l’inévitable naufrage final. Crépuscule, donc. Gare de Valence. Marc, la bonne quarantaine (Benoît Poelvoorde, ni moche ni beau, l’homme ordinaire, quoi) loupe son train. Il est mi-en boule, mi-désespéré, accoudé devant une Vittel au dernier bar avant fermeture dirait-on dans cette ville de province où plus rien ne semble se passer 21h sonné.

Entre Sylvie (Charlotte Gainsbourg, pas coiffée, habillée comme un garçon – mais  chemisier transparent – Charlotte Gainsbourg donc), achète des cigarettes, sort. Marc est captivé, la suit, l’aborde. Coup de foudre réciproque – à peine montré – ils passent la nuit à parler en marchant dans les rues et au petit matin se donnent rendez-vous à Paris dans deux jours. Sylvie monte à Paris ; Marc n’y est pas. Il a eu un malaise cardiaque. Mais elle ne le sait pas. Elle rentre en pleurs à Valence, s’en va aux États-Unis et y reste des années.

Pendant ce temps, Marc rencontre Sophie (Chiara Mastroianni, lumineuse, évidemment) sans savoir qu’elle est la sœur de Sylvie. Ils se marient, ont un fils. Et coulent des jours heureux à Valence, tout comme la maman, interprétée par Catherine Deneuve (parfaite aussi).

Mais les deux sœurs sont fusionnelles et Sophie prie Sylvie de revenir. Bien loin de se douter de la catastrophe qui va immanquablement arriver, car Marc et Sylvie n’ont rien oublié de leur nuit passionnelle – et non consommée.

Le scénario est impeccable ; tout avance pas à pas. On est presque dans un polar, à se demander ce qui va se passer quand la « rencontre » aura lieu, rencontre que Jacquot prend délectation à faire attendre, presque cruellement. La mise en scène et la direction d’acteurs sont au cordeau. Visages en gros plans, regards furtifs mais éloquents, pas de bavardage. Tout est délicat jamais démontré, jamais appuyé. Passion amoureuse contre bonheur familial, un bonheur montré en plans d’ensemble comme pour désigner ce qui risque de disparaître. Mais c’est aussi passion amoureuse contre amour tout court, car Marc et Sylvie s’aiment sincèrement. Une histoire de destruction en somme ; terrible, douloureuse. Mais de ce drame dérageant Benoît Jacquot en fait un film superbe. C’est la magie du grand cinéma.

Trois coeurs

Un drame de Benoît Jacquot

Avec Benoît Poelvoorde, Charlotte Gainsbourg, Chiara Mastroianni, Catherine Deneuve

Durée 1 h 46

Sorti en salle le 17 septembre 2014

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Deux jours, une nuit. Jean-Pierre et Luc Dardenne

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C’est à nouveau un film qui prend aux tripes que nous offrent les frères Dardenne. Sélectionné au dernier Festival de Cannes, il en revenu bredouille. Pourtant, ce dernier opus n’est pas moins fort que Rosetta (si ce n’est l’effet de « surprise » d’alors) qui leur avait valu leur première Palme d’Or en 1999.

Fidèles à la veine sociale qu’ils explorent avec acuité depuis des années, les réalisateurs belges restent fidèles aussi à une façon de faire qui continue d’étonner par son efficacité, faite de sobriété et d’économie de moyens. Il faut dire que le fil scénaristique est redoutablement bien tenu, tendu même, ménageant le suspense jusqu’à la fin. La mise en scène, toujours au plus près des personnages montre sans concession autant ceux-ci que des situations. Car évidemment il s’agit tout autant de situations que de personnes.

Sandra, ouvrière dans une usine de panneaux solaires, en retour d’un congé maladie pour dépression, est licenciée. Sauf si ses collègues – ils sont dix-huit – renoncent à percevoir leur prime : avec un cynisme sans limite, le directeur fait ainsi reposer la responsabilité de sa décision sur les autres ouvriers. La jeune mère de famille a un week-end devant elle pour convaincre un par un ses collègues de se priver des 1000 euros dont ils ont tous besoin afin qu’elle garde son emploi.

Les situations se répètent donc, avec une constante, qui est la gêne de Sandra de se présenter à ses homologues « comme une mendiante », et des variables : la réaction de chacun face à sa demande. Elle rencontre parfois de la tendresse, parfois de l’indifférence, mais qui souvent sonne faux, parfois de la violence, qui n’est que le marqueur de la dureté des conditions sociales. Fragilisée à l’extrême, aidée par un mari aussi fin qu’aimant, Sandra découvrira par dessus-tout une humanité qui lui redonnera la force de se battre. Un rai de soleil dans ce tableau si sombre.

Impeccablement dirigés comme à l’accoutumée, les comédiens incarnent leurs personnages avec un naturel plus que convaincant. Mais la plus déconcertante de tous est Marion Cotillard, qui joue Sandra avec un talent insoupçonné jusque-là. Son visage, le timbre de sa voix, son corps même transmettent à chaque instant la variété de ses émotions et de ses pensées. Car pendant ce week-end là, rien n’est solide pour elle si ce n’est sa famille. Sandra est sur un fil, prêt à se rompre. Elle ne sait pas ce qui l’attend, elle ne sait pas si cela dépend d’elle, ni même de qui autrement. Et cette incertitude fondamentale, traduite dans une succession de moments de découragement, d’espoir, de désespoir, de doute et de joie, on la vit avec Sandra sans la lâcher un seul instant, grâce à la justesse d’un jeu qui fait de Marion Cotillard l’une de nos plus étonnantes comédiennes.

Deux jours, une nuit

Un film de Jean-Pierre et Luc Dardenne

Avec Marion Cotillard, Fabrizio Rongione, Pili Groyne

Durée 1 h 35

Sorti en salles le 21 mai 2014

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