Un aller simple. Didier Van Cauwelaert

Vite lu, le Goncourt 1994. C’est d’abord un roman court, et puis le lecteur ne perd pas de temps à s’installer dans une ambiance qui pourrait le déstabiliser pour l’amener sur les rivages d’une littérature de la rêverie. Les choses y sont ce qu’elles sont, les personnages, certes originaux, sont fabriqués de morceaux de stéréotypes. C’est l’humour qui fait tenir une histoire aussi errante que celle que vivent les personnages.

On l’a appelé Aziz parce qu’on l’a trouvé bébé dans une Ami 6. Elevé par une famille Tsigane, il a des (faux) papiers d’identité marocains et gagne sa vie dans les quartiers Nord de Marseille en travaillant dans le recyclage des autoradios volés. Repéré comme clandestin, il est renvoyé dans un pays, le Maroc, qu’il n’a aucune raison de considérer comme le sien.

C’est un fonctionnaire français, Jean-Pierre, qui le reconduit « chez lui », mais son village d’origine ayant été inventé pour cause d’identité factice, la quête se révèle difficile. Aziz, qui aime raconter des histoires, arrive facilement à convaincre son accompagnateur qu’il vient d’une vallée montagnarde de l’Atlas marocain quasi secrète. Ils sont aidés dans leur recherche par une guide, Valérie, dont les deux hommes tombent amoureux.

A partir du voyage au Maroc, l’histoire devient davantage celle de Jean-Pierre que celle d’Aziz. Récemment abandonné par sa femme, il remet en cause sa vie antérieure et, à l’occasion de l’écriture de son « carnet de mission », envisage d’écrire un roman qu’il baptisera « Un aller simple », car il n’est plus question pour lui de revenir en arrière. Pourtant, lorsque la maladie l’atteint, c’est son passé d’enfance et de jeunesse qui revient, dans sa Lorraine natale victime de la désindustrialisation.

Aziz revient en France ramener le corps de Jean-Pierre, finalement mort avant de découvrir la vallée mystérieuse. Partis d’une affaire de migrant renvoyé « chez lui », nous arrivons en Lorraine et ses anciens hauts fourneaux : « Le savoir-faire centenaire des meilleurs hauts-fournistes d’Europe, qui vendaient leur fonte jusqu’en Amérique, s’est transformé en préretraite, dispense d’activité, reclassement ».

Ainsi le roman dévoile son ambition sociologique, dont nous avions eu un aperçu sans nuances dans les premières pages à propos de certains quartiers de Marseille : « La vie est calme, à Vallon-Fleuri, et les descentes sont rares. Il faut dire qu’un policier qui se mettrait en tête de contrôler les identités dans les quartiers nord, d’abord il serait immédiatement reconduit à la frontière, et puis le préfet lui passerait un savon, parce que la mesure qu’il a prise pour faire baisser la criminalité, le préfet, c’est de décider qu’on n’existe pas ».

Andreossi

Un aller simple. Didier Van Cauwelaert

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Deux jours, une nuit. Jean-Pierre et Luc Dardenne

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C’est à nouveau un film qui prend aux tripes que nous offrent les frères Dardenne. Sélectionné au dernier Festival de Cannes, il en revenu bredouille. Pourtant, ce dernier opus n’est pas moins fort que Rosetta (si ce n’est l’effet de « surprise » d’alors) qui leur avait valu leur première Palme d’Or en 1999.

Fidèles à la veine sociale qu’ils explorent avec acuité depuis des années, les réalisateurs belges restent fidèles aussi à une façon de faire qui continue d’étonner par son efficacité, faite de sobriété et d’économie de moyens. Il faut dire que le fil scénaristique est redoutablement bien tenu, tendu même, ménageant le suspense jusqu’à la fin. La mise en scène, toujours au plus près des personnages montre sans concession autant ceux-ci que des situations. Car évidemment il s’agit tout autant de situations que de personnes.

Sandra, ouvrière dans une usine de panneaux solaires, en retour d’un congé maladie pour dépression, est licenciée. Sauf si ses collègues – ils sont dix-huit – renoncent à percevoir leur prime : avec un cynisme sans limite, le directeur fait ainsi reposer la responsabilité de sa décision sur les autres ouvriers. La jeune mère de famille a un week-end devant elle pour convaincre un par un ses collègues de se priver des 1000 euros dont ils ont tous besoin afin qu’elle garde son emploi.

Les situations se répètent donc, avec une constante, qui est la gêne de Sandra de se présenter à ses homologues « comme une mendiante », et des variables : la réaction de chacun face à sa demande. Elle rencontre parfois de la tendresse, parfois de l’indifférence, mais qui souvent sonne faux, parfois de la violence, qui n’est que le marqueur de la dureté des conditions sociales. Fragilisée à l’extrême, aidée par un mari aussi fin qu’aimant, Sandra découvrira par dessus-tout une humanité qui lui redonnera la force de se battre. Un rai de soleil dans ce tableau si sombre.

Impeccablement dirigés comme à l’accoutumée, les comédiens incarnent leurs personnages avec un naturel plus que convaincant. Mais la plus déconcertante de tous est Marion Cotillard, qui joue Sandra avec un talent insoupçonné jusque-là. Son visage, le timbre de sa voix, son corps même transmettent à chaque instant la variété de ses émotions et de ses pensées. Car pendant ce week-end là, rien n’est solide pour elle si ce n’est sa famille. Sandra est sur un fil, prêt à se rompre. Elle ne sait pas ce qui l’attend, elle ne sait pas si cela dépend d’elle, ni même de qui autrement. Et cette incertitude fondamentale, traduite dans une succession de moments de découragement, d’espoir, de désespoir, de doute et de joie, on la vit avec Sandra sans la lâcher un seul instant, grâce à la justesse d’un jeu qui fait de Marion Cotillard l’une de nos plus étonnantes comédiennes.

Deux jours, une nuit

Un film de Jean-Pierre et Luc Dardenne

Avec Marion Cotillard, Fabrizio Rongione, Pili Groyne

Durée 1 h 35

Sorti en salles le 21 mai 2014

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"Réquisitoire", Le plancher de Jean. Martin d'Orgeval à la MEP

Martin d'Orgeval, le plancher de JeanSi l’histoire est désormais connue, elle mérite d’être racontée une nouvelle fois et surtout montrée.
Il s’agit d’une histoire réelle de souffrance et de folie dont le travail du photographe Martin d’Orgeval est un précieux document.

En 1959, Jean, fils de paysan béarnais, revient de la guerre d’Algérie pour prendre le rôle de chef de famille auprès de sa mère et de sa soeur Paule.
Son père s’est pendu.
Jean est âgé de 20 ans.

Il néglige la prospère ferme, qui périclite ; il se livre en revanche à des rondes de garde assidues, monté sur son tracteur et armé d’un fusil.
Jean, Paul et leur mère ne voient plus personne et se nourrissent de cueillette.

En 1971, la mère meurt. Jean et Paule demandent et obtiennent l’autorisation de l’inhumer sous l’escalier de la maison.
C’est alors que Jean finit de sombrer dans la folie.
Pendant des mois, cessant de se nourrir, il passe ses journées enfermé dans sa chambre, dont il grave entièrement les 16 m2 de plancher autour du lit.
Il mourra d’inanition quelques mois plus tard, à l’âge de 33 ans.
Paule finira sa vie absolument recluse et c’est à sa mort, en 1993, que le "plancher de Jean" est découvert.

Les mots que l’on y lit révèlent une violence intérieure tendue, des sentiments de persécution, en particulier vis-à-vis de l’Eglise [LA RELIGION A INVENTE DES MACHINES A COMMANDER LE CERVEAU DES GENS ET BETES ET AVEC UNE INVENTION A VOIR NOTRE VUE A PARTIR DE RETINE DE L’IMAGE DE L’OEIL ABUSE], de menace, de haine, et d’innocence [NOUS JEAN PAULE SOMMES INNOCENTS NOUS N’AVONS NI TUE NI DETRUIT NI PORTE DU TORT A AUTUI C’EST LA RELIGION QUI A INVENTE UN PROCES AVEC DES MACHINES ELECTRONIQUES A COMMANDER LE CERVEAU]. Il évoque aussi le meurtre, Hitler, la guerre.

Témoignage poignant de la folie d’un homme, ces planches couvertes de mots gravés, assénés, frappés, obsédants, apparaissent comme le cercueil jeune et inéluctable de sa maladie et de ses souffrances non soignées. L’aspect christique de son oeuvre qui a la religion pour première cible est évidemment bouleversant.

Jean souffrait visiblement de schizophrénie. Le professeur Jean-Pierre Olier, chef du service hospitalo-universitaire Saint-Anne à Paris, a voulu que le plancher de Jean soit exposé en permanence à l’hôpital Saint-Anne (1), pour combattre la honte et les préjugés que suscitent encore les maladies mentales.

"Réquisitoire", Le plancher de Jean. Martin d’Orgeval
Maison européenne de la photographie
Jusqu’au 6 janvier 2008
5-7, rue de Fourcy – Paris 4ème
M° Saint-Paul ou Hôtel de Ville
Du mercredi au dimanche de 11 h à 19 h 45
Entrée 6 € (TR 3 €)

(1) En attendant d’être dans le bâtiment lui-même (vers 2010 probablement), le plancher de Jean est exposé, depuis juillet 2007, juste en face, sur le trottoir de la rue Cabannis.

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