La vie avec Albertine. Le poids de l'habitude

Marcel Proust La RechercheEn observant les amours de ses amis, celui de Swann pour Odette, celui de Saint-Loup pour Rachel, le narrateur, à de nombreuses occasions, a mesuré l’importance de l’habitude dans la persistance d’une histoire amoureuse.

Dans La prisonnière, partageant sa vie avec Albertine, il se rend compte, dans son propre cas cette fois, que sa situation demeure ce qu’elle est avec son amie, à savoir en partie insatisfaisante mais durable, en raison du poids des habitudes.

Par exemple, la continuelle jalousie qu’il éprouve à l’égard d’Albertine le pousse à chercher des explications sans relâche ; cela étant, il ne les demande pas, par peur de la fâcher. Il s’aperçoit à quel point il a pris l’habitude de ne pas satisfaire immédiatement ses désirs. Dans ce passage, il se remémore les désirs passés et présents qu’il s’est promis d’assouvir sans le faire jamais, comme ce soir-là il n’a pas satisfait celui d’interroger Albertine :

Peut-être que l’habitude que j’avais prise de garder au fond de moi certains désirs, désir d’une jeune fille du monde comme celles que je voyais passer de ma fenêtre suivies de leur institutrice, et plus particulièrement de celle dont m’avait parlé Saint-Loup, qui allait dans les maisons de passe, désir de belles femmes de chambres, et particulièrement celle de Mme Putbus, désir d’aller à la campagne au début du printemps revoir des aubépines, des pommiers en fleurs, des tempêtes, désir de Veise, désir de me mettre au travail, désir de mener la vie de tout le monde, – peut-être l’habitude de conserver en moi, sans assouvissement, tous ces désirs, en me contentant de la promesse faite à moi-même de les satisfaire un jour – peut-être cette habitude, vieille de tant d’années, de l’ajournement perpétuel, de ce que M. de Charlus flétrissait sous le nom de procrastination, était-elle devenue si générale en moi qu’elle s’emparait aussi de mes soupçons jaloux et, tout en me faisant prendre mentalement note que je ne manquerais pas un jour d’avoir une explication avec Albertine au sujet de la jeune fille (peut-être des jeunes filles, cette partie du récit était confuse, effacée, autant dire indéchiffrable, dans ma mémoire) avec laquelle (ou lesquelles) Aimé l’avait rencontrée, me faisait retarder cette explication.

Souffrant le plus souvent, de sa jalousie précisément, il envisage régulièrement de rompre avec Albertine. Mais il ne le fait pas. Il lui semble savoir pourquoi. Cette raison, à savoir l’habitude, le consterne :

On donne sa fortune, sa vie pour un être, et pourtant cet être, on sait bien qu’à dix ans d’intervalle, plus tôt ou plus tard, on lui refuserait cette fortune, on préfèrerait garder sa vie. Car alors l’être serait détaché de nous, seul, c’est-à-dire nul. Ce qui nous attache aux être, ce sont ces milles racines, ces fils innombrables que sont les souvenirs de la soirée de la veille, les espérances de la matinée du lendemain ; c’est cette trame continue d’habitudes dont nous ne pouvons nous dégager.

Excellentes lectures, excellent week-end à tous et à bientôt

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Proust : Un amour de Swann

proust&Dans le premier volume de la Recherche, Proust brosse le portrait de Charles Swann, être raffiné, cultivé, discret, reçu dans les milieux les plus élevés.

N’est-il pas celui qui a cette phrase merveilleuse :

"Ce que je reproche aux journaux, c’est de nous faire faire attention tout les jours à des choses insignifiantes, tandis que nous lisons trois ou quatre fois dans notre vie les livres où il y a les choses essentielles."

Sa passion pour Odette de Crécy, « cocotte » qui deviendra sa femme, va l’emmener à fréquenter assidûment les mercredi de Mme Verdurin, cercle réunissant quelques artistes, médecins, milieu petit bourgeois où il n’aurait jamais mis les pieds s’il n’avait voulu Odette pour lui tout seul.

Morceaux choisis de cet amour fou.

L’émotion de l’attente :

Et il s’était si bien dédoublé que l’attente de l’instant imminent où il allait se retrouver en face d’elle le secoua d’un de ces sanglots qu’un beau vers ou une triste nouvelle provoquent en nous, non pas quand nous sommes seuls, mais si nous les apprenons à des amis en qui nous nous apercevons comme un autre dont l’émotion probable les attendrit.

L’anxiété et la jalousie:

Il la voyait mais n’osait pas rester de peur de l’irriter en l’ayant l’air d’épier les plaisirs qu’elle prenait avec d’autres et qui – tandis qu’il rentrait solitaire, qu’il allait se coucher anxieux comme je devais l’être moi-même quelques années plus tard les soirs où il viendrait dîner à la maison, à Combray lui semblaient illimités parce qu’il n’en avait pas vu la fin.

L’aveuglement :

Swann comme beaucoup de gens avait l’esprit paresseux et manquait d’invention. Il savait bien comme une vérité générale que la vie des êtres est pleine de contrastes, mais, pour chaque être en particulier, il imaginait toute la part de sa vie qu’il ne connaissait pas comme identique à la partie qu’il connaissait. Il imaginait ce qu’on lui taisait à l’aide de ce qu’on lui disait.

Le désespoir lorsque Odette lève le voile sur ses « quelques » tromperies :

Swann avait envisagé toutes les possibilités. La réalité est donc quelque chose qui n’a aucun rapport avec les possibilités, pas plus qu’un coup de couteau que nous recevons avec les légers mouvements des nuages au dessus de notre tête, puisque ces mots « deux ou trois fois » marquèrent à vif une sorte de croix dans son coeur.

Les grandes lignes des rapports que le narrateur lui-même établira plus tard avec les femmes, notamment Gilberte, la fille de Swann, sont peut-être tracées …

Bon week-end à tous !

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