Eileen Gray au Centre Pompidou à Paris

Paravent laque, Gray

L’on pourrait peut-être sous-titrer l’exposition "De l’Art Déco au Modernisme", ou encore "Des arts décoratifs à l’architecture", mais ces formules ne suffiraient pas à traduire le souffle extraordinaire qui se dégage de l’œuvre d’Eileen Gray (1878-1976), dont la rétrospective du Centre Pompidou permet de se faire une idée d’ensemble.

Comme beaucoup de jeunes filles de son milieu et de son époque, Eileen Gray suit d’abord des études d’art à Londres. Un chemin classique qu’elle va très vite délaisser : passant devant une boutique qui présente des laques, elle se fait embaucher aussitôt et commence à s’initier à cette technique très exigeante. Mais pour cette Irlandaise aux mœurs libres, Londres est bien trop stricte, victorienne : Eileen Gray fait un voyage à Paris avec sa mère et, à l’instar de nombreux artistes de toutes nationalités au début du siècle, elle est immédiatement et totalement conquise par la capitale. Elle s’y installe définitivement dès 1906.

Eileen Gray fait alors la connaissance du laqueur japonnais Seizo Sugawara, collabore avec lui et parfait sa technique. En 1913, elle expose plusieurs laques au Salon de la Société des artistes décorateurs, dont le magnifique panneau Le magicien de la nuit présenté en ouverture de l’exposition du Centre Pompidou. Le couturier Jacques Doucet est séduit et lui passe des commandes de meubles et de lampes ; la presse s’en fait l’écho ; sa carrière est lancée.

Puis, avec une amie anglaise, Evelyn Wyld, elle découvre le tapis traditionnel dans les montagnes de l’Atlas, en apprend toutes les techniques et, de retour à Paris, parallèlement aux laques, entreprend la création et la fabrication de tapis.
En 1922, elle ouvre sa propre galerie, Jean Désert, rue du Faubourg-Saint-Honoré. Dans la veine initiée par le mouvement Art Déco, elle conçoit de véritables ensembles, créant des décorations d’intérieur de bout en bout, comme la Chambre à coucher boudoir de Mme Monte-Carlo exposée en 1923.

Avec son ami Jean Badovici, bien que dépourvue de formation, elle se lance enfin dans l’architecture, construisant avec lui la Villa E1027 près de Menton. Ce sera ensuite la villa Tempe a Pailla puis Lou Pérou, une petite maison dans le vignoble de Saint-Tropez. A chaque fois, elle conçoit des maisons extrêmement modernes, mais toujours en prise avec leur environnement. L’organisation des pièces suit le rythme solaire, les espaces sont conviviaux tout en préservant l’intimité, les circulations sont libres et le mobilier fonctionnel et léger.

Légèreté, c’est le mot qui revient le plus souvent à l’esprit au fil de la visite de l’exposition. Mais aussi liberté, créativité, mouvement. Si elle finit par délaisser la laque au profit du bois, du tube d’aluminium, du cuir, du liège, son inventivité est toujours aussi riche. Les meubles sont souvent petits, plein d’astuces, de tiroirs, de possibilités de déploiement. Les lignes sont à la fois géométriques et déliées ; l’ensemble dégage une merveilleuse sensation d’équilibre et de perfection des proportions, alors même que la symétrie est systématiquement bafouée.

Si le dessin moderniste et le fonctionnalisme de ses meubles peuvent les rapprocher de ceux de Charlotte Perriand et de Le Corbusier, ils s’en distinguent toutefois fortement aussi : au contraire du mobilier très ancré dans le sol, très stable de ces derniers, celui d’Eileen Gray a l’air de flotter, de ne chercher son équilibre que dans la finesse et l’étonnement. On est dans la grande élégance, celle qui ne donne à voir que la miraculeuse simplicité d’un ensemble de lignes en réalité complexe. On est dans l’unique – Eileen Gray n’a pas fait éditer de séries -, et souvent plus proche de la sculpture que du meuble ; on est, dans le fond, dans une esthétique qui emprunte beaucoup à la poésie.

Villa Eileen Gray

Eileen Gray
Centre Pompidou
Place Georges Pompidou – 75004 Paris
TJL sauf le mardi, de 11h à 21h, le jeu. jsq 23 h
Entrée 13 €, TR de 9 € à 11€
Jusqu’au 20 mai 2013

Images :
Eileen Gray, paravent en briques, 1919-1922, bois laqué noir, collection particulière, courtesy Galerie Vallois, Paris © photo : Vallois-Paris-Arnaud Carpentier
Villa E 1027, Eileen Gray et Jean Badovici, vue du salon, photographie rehaussée au pochoir, 1929 Eileen Gray, Jean Badovici « E 1027. Maison au bord de mer », L’Architecture vivante, n° spécial, Paris, Éd. Albert Morancé, automne-hiver 1929

Facebooktwitter

L'ange du bizarre. Le romantisme noir de Goya à Max Ernst

L'Ange du bizarre, Musée d'OrsayA travers deux cents peintures, gravures et sculptures datées de la fin du XVIIIème au début du XXème siècles, mais aussi des films, L’ange du bizarre propose une large vision du « Romantisme noir ». Ce courant artistique européen est né en Grande-Bretagne au moment où, au siècle-même des Lumières, la toute puissance de la raison était déjà battue en brèche. Il s’est déployé au XIXème siècle, a été réactivé par les Symbolistes et enfin réinterprété par les Surréalistes dans l’Entre-deux-guerres.

Malgré la variété des artistes et des époques représentés, une grande unité se dégage des œuvres. Leur programme commun : mettre en exergue tout ce qui caché, enfoui, cadenassé, à savoir les vices, les peurs, la part sombre comme la part irrationnelle de l’Homme.

Les sujets de ce romantisme-là sont ainsi les anti-héros (Satan en premier chef), les atrocités tirées de la littérature, de la religion et de la mythologie, les lieux obscurs voire souterrains, la nuit, le rêve, la magie, la mort.

Il y a d’abord les citations shakespeariennes, comme Les trois sorcières de Füssli, tirées de MacBeth, mais aussi son propre et énigmatique Cauchemar, celles de Goethe (Méphistophélès dans les airs, une gravure de Delacroix pour Faust), sans oublier bien sûr Dante et sa Divine comédie, qui inspire Delacroix (La Barque de Dante) mais aussi, plus tard, le sage William Bouguereau. Quant à Géricault, avec son Radeau de la Méduse, il « ose ramener l’Enfer dantesque à la surface terrestre », comme le dit joliment un commentaire de l’exposition. Goya est bien entendu de la fête qui, perdant toute foi en l’Homme comme au reste, dit sans détour tout de l’ambiguïté de l’Homme (Les cannibales), son aveuglement (Les sorcières), son ignorance (la série des Caprices), sa cruauté (Les Désastres de la guerre).

Les paysagistes montrent une nature nouvelle où, la nuit venue, sous un clair de lune, tout semble possible. L’Homme recule, ne laissant que des ruines, qu’encore des montagnes étouffantes ou de profonds gouffres menacent. Avec les Symbolistes, loin des figures angéliques et victimes des premiers Romantiques noirs, la femme elle-même devient menaçante, se faisant vampire avec Munch, nature fatale avec Moreau, incarnant les figures mythologiques de la Méduse ou du Sphinx.
Même chez Bonnard les cauchemars viennent nous étouffer (Femme assoupie sur un lit), tandis que chez Ensor la mort rôde implacablement.

La liberté créatrice du Romantisme noir sera totalement réinvestie par les Surréalistes, photographes comme Brassaï ou Hans Bellmer, peintres comme Dali, Magritte, Masson ou Ernst, qui, à travers des paysages issus des rêves et des cauchemars, finissent de lâcher la bride à l’imaginaire, affranchis de toute référence explicite pour mieux représenter le spectre de l’irrationnel et de l’indicible.

Le Romantisme noir, Musée d'OrsayA l’instar des précédentes, cette nouvelle grande exposition du Musée d’Orsay est superbe, enrichissante, passionnante.
Sa scénographie est impeccable : sur des fonds gris et brun sourd, les œuvres sont précisément éclairées, créant une ambiance clair-obscur homogène qui fait corps avec le thème de l’exposition. Les cartels des tableaux sont – enfin ! – rendus lisibles par des lettrages nets. Last but no least, le didactisme du parcours laisse la place à la poésie, au détour de courtes citations, dont la dernière, signée Victor Hugo, est aussi la plus poignante : « L’homme qui ne médite pas vit dans l’aveuglement. L’homme qui médite vit dans l’obscurité. Nous n’avons que le choix du noir ».

L’ange du bizarre. Le romantisme noir de Goya à Max Ernst
Musée d’Orsay
1, rue de la Légion d’Honneur, 75007 Paris
De 9h30 à 18h les mar., mer., ven., sam. et dim. et jsq à 21h45 le jeu.
Fermeture tous les lundis et le 1er mai
Entrée 9 euros (TR 6,5 euros)
Jusqu’au 9 juin 2013

Images :
Carlos Schwabe (1866-1926), La Mort et le fossoyeur, Aquarelle, gouache, mine de plomb, 76 x 56 cm Paris, musée d’Orsay, RF 40162 © RMN (Musée d’Orsay) / Jean-Gilles Berizzi
Paul Ranson (1861-1909), La Sorcière au chat noir, 1893, Huile sur toile, 90 x 72 cm Paris, musée d’Orsay, RF 2012 6 © Musée d’Orsay, dist. RMN / Patrice Schmidt

Facebooktwitter

La Valise mexicaine. Capa, Taro, Chim

La valise mexicaine, Gerda TaroAprès avoir été présentée en 2010 à New-York et en 2011 en Arles, La Valise mexicaine est enfin dévoilée à Paris, au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, dans une scénographie sensiblement différente des précédentes compte tenu des spécificités du lieu très éclaté.

Le résultat, fort convaincant, est, dans l’intimité des petites salles propice au recueillement qu’appelle cette rencontre particulière avec l’Histoire.

Emouvante, historique, l’exposition l’est à double titre : non seulement par l’aventure dramatique qu’elle raconte – celle de la guerre civile espagnole au dénouement et aux conséquences que l’on sait – mais également par celle de la fameuse "valise". Près de 70 ans se sont en effet écoulés entre le moment où, en 1939, face à la menace nazie, Robert Capa fuit la France pour rejoindre New-York via un visa Chilien, laissant dans son studio parisien 4.500 négatifs pris pendant la guerre d’Espagne par lui-même, sa compagne Gerda Taro et David Seymour dit Chim, et leur redécouverte en 2007.
Entre ces deux dates, si les longues recherches menées notamment par Cornell Capa, le frère de Robert et fondateur de l’International Center of Photography à New-York ont permis de retrouver la valise, elles n’ont pas pour autant élucidé tous les mystères de son cheminement. En 1975, Csiki Weisz, photographe d’origine hongroise tout comme Capa écrivait : "En 1939, alors que les Allemands s’approchaient de Paris, j’ai mis tous les négatifs de Bob dans un sac et j’ai rejoint Bordeaux à vélo pour essayer d’embarquer pour le Mexique. J’ai rencontré un Chilien dans la rue et je lui ai demandé de les déposer à son consulat pour qu’ils restent en sûreté. Il a accepté". Le contenu, retrouvé chez l’héritière du général Aguilar Conzalez, ambassadeur mexicain à Vichy sous l’Occupation sera restitué à Cornell Capa en 2007.

La valise mexicaine, Robert CapaL’exposition matérialise et incarne cette Histoire à double fond. L’on découvre d’emblée qu’au lieu d’une "valise", les négatifs étaient en réalité rangés dans trois boîtes, l’une verte, l’autre rouge – soigneusement compartimentées et succinctement annotées – tandis que la dernière contenait des bandes de pellicules coupées sous enveloppe kraft.
Il a fallu classer, reconstituer l’ordre des prises de vue, les attribuer. Les photos publiées à l’époque ont constitué une aide dans cette colossale entreprise.

Présentées chronologiquement, les planches contacts sont accompagnées de 70 tirages et de nombreux extraits de presse, le tout éclairé d’explications contextuelles et de cartes permettant de suivre pas à pas le déplacement du front. Les moments d’espoir, de rage comme de découragement s’étalent sous nos yeux, de l’enthousiasme des Républicains en 1936 auprès desquels les photographes se sont engagés, jusqu’à la défaite finale de début 1939 et l’exode de près de 500 000 réfugiés dans le sud de la France. Certains moments sont particulièrement forts, comme celui de la bataille de Brunette en juillet 37, l’une des plus sanglantes, au cours de laquelle Gerda Taro elle-même a trouvé la mort, ou encore celle du Sègre en 38, dont Capa, rejoint par d’autres journalistes, notamment Hemingway, a livré son récit le plus approfondi de la guerre d’Espagne.

A travers les extraits de presse de l’époque, c’est aussi l’évolution de la place de la guerre civile espagnole dans les médias, tout autant que celle du photo-journalisme que l’on suit : la couverture devient de plus en plus large, internationale. Les reportages sont de plus en plus longs et les photographies de plus en plus abondantes.
Après la disparition tragique de Taro, ce sera au tour de Capa de trouver la mort, en Indochine en 54, puis de Chim, à Suez en 56. Tous trois ont non seulement laissé un travail documentaire exceptionnel, mais encore imprimé au photo-reportage de guerre une empreinte profonde et durable, dont cette exposition témoigne admirablement dans un juste dosage de pédagogie, d’hommage et d’émotion.

La Valise mexicaine – Capa, Taro, Chim
Les négatifs retrouvés de la guerre civile espagnole
Musée d’art et d’histoire du Judaïsme
Hôtel de Saint-Aignan – 71, rue du Temple – 75003 Paris
Lun., mar., jeu., ven. de 11 h à 18 h, mer. jsq 21 h et dim. de 10 h à 18 h
Fermé les samedis et le mercredi 1er mai 2013
Plein tarif : 7 €, tarif réduit : 4,50 €
Jusqu’au 30 juin 2013
Exposition réalisée par l’International Center of Photography de New York.

Photos :
Gerda Taro, Spectateurs de la procession funéraire du Général Lukacs, Valence, 16 juin 1937 © International Center of Photography
Robert Capa, Exilés républicains emmenés vers un camp d’internement, Le Barcarès, 1939 © International Center of Photography / Magnum Photos

Facebooktwitter

Bouvard et Pécuchet au Théâtre Lucernaire

Bouvard et Pécuchet au LucernairePublié à titre posthume en 1881, Bouvard et Pécuchet est le dernier roman de Gustave Flaubert (1821-1880).
Il raconte l’histoire de deux gratte-papiers qui se rencontrent par une chaude journée d’été. L’un arrivant de la Bastille, l’autre du Jardin des Plantes, ils s’assoient au même moment sur le même banc devant l’eau couleur d’encre du canal Saint-Martin. Là, ils partagent leur dégoût des affaires comme du divertissement, des femmes en particulier ("frivoles et acariâtres") et du genre humain en général. D’accord sur tout, ils conviennent qu’ils seraient bien mieux à la campagne. C’en est fait : "éprouvant le charme des tendresses à leurs débuts", ils deviennent non seulement amis mais encore inséparables.
A la faveur d’un héritage reçu par Bouvard, les deux compères s’installent dans une ferme normande et mettent leurs rêves à exécution, se lançant successivement dans l’élevage, l’agriculture, l’horticulture, l’arboriculture. Ils étudient également la médecine, la chimie, l’astronomie, puis encore la littérature et la philosophie.
Hélas, entre inspiration des plus improvisées et consultation aveugle des encyclopédistes, ils ne mènent à bien aucune de leurs expériences. D’échec en échec, ils finissent par éprouver l’ennui profond de la campagne et, tous rêves fracassés, se résolvent à revenir à leur travail de copistes à Paris…

Cruelle comédie sur la vanité humaine, Bouvard et Pécuchet est ici adapté avec toute la précision, la truculence et la force satirique flaubertiennes.
Excellents, Philippe Blancher et Roch-Antoine Albaladéjo ponctuent le jeu direct d’extraits du récit bien ciselés. Le rythme est trépidant et la mise en scène inventive. Deux tabourets tournants, deux portants et deux pupitres métalliques suffisent à recréer tous les décors : les rues de Paris, les restaurants, les escaliers d’immeubles, puis la maison de campagne et sa pendule qui égrène les heures, le parc et ses peupliers au balancement incessant… Tous ces univers-là, ces ambiances, ce quotidien fait d’enthousiasmes autant que de déceptions, les deux comédiens les restituent avec beaucoup de malice, faisant de cette terrible farce une interprétation savoureuse .

Bouvard et Pécuchet
D’après Flaubert
Adaptation et mise en scène : Vincent Colin
Avec Roch-Antoine Albaladéjo et Philippe Blancher
Et la voix de Edith Scob
Théâtre Lucernaire
53 rue Notre-Dame-des-Champs, Paris 6ème
Du mardi au samedi à 20h, dimanche à 15 h
Durée : 1h environ
Le spectacle est prolongé jusqu’au 26 mai 2013

Facebooktwitter

Alceste à bicyclette. Philippe Le Guay

Alceste à bicyclette, Philippe Le Guay

Serge, la cinquantaine, a interrompu sa brillante carrière de comédien il y a trois ans et s’est retiré sur l’ïle de Ré. Vêtu d’antiques cache-cols, mal rasé, sauvage avec délices, il s’occupe de ses problèmes domestiques et s’adonne à une peinture "du dimanche" avec autant de soin que de lucidité.
Voici que Gauthier, ancienne connaissance, acteur de séries télé à succès, débarque et lui demande de jouer Le Misanthrope. Non, peut-être, on verra… l’ours mal léché fâché avec le monde du spectacle (et qui a ses raisons) est malgré tout bien tenté de renouer avec la scène pour interpréter ce rôle d’Alceste qu’il connait par cœur. En attendant de se décider, il propose d’entamer tout de suite les répétitions avec Gauthier…

Et voilà qui est parti : dans ce paysage de carte postale hors saison, dans un décor de vieille baraque encombrée, deux immenses comédiens – Fabrice Luchini et Lambert Wilson – interprètent deux acteurs qui se (re)mettent en bouche la première scène du Misanthrope. Comme tous deux se disputent le premier rôle, ils tirent au sort chaque jour et le perdant doit se contenter de celui de Philinte.
Moments suspendus, où seul le texte existe, où l’on s’étripe pour un vers amputé, pour un mot travesti, où l’exigence envers soi et envers l’autre est la plus haute… Moments de régal absolu pour le spectateur.

Mais autour d’eux, et avec eux, la vie continue : celle de Paris et de ses mondanités appelle Gauthier, le microcosme local n’est pas indifférent à la venue du célèbre interprète du Docteur Morange, tandis qu’une irrésistible Italienne croise leur route. La bataille d’égos qui se joue en répétition et en sourdine autour du rôle d’Alceste se rejoue à bicyclette et non moins souterrainement pour conquérir la belle…

Si Philippe Le Guay se contente souvent de plans convenus voire approximatifs, il trousse ici un film plein de qualités et de charmes, dont la justesse de ton et de point de vue n’est pas des moindres. Ses personnages – des "caractères" – sont extrêmement convaincants et interprétés à merveille ; les situations ne le sont pas moins. Le succès, les relations qui en découlent, l’orgueil, l’argent, la sincérité, l’amour, l’amitié, la générosité… autant de thèmes fort bien illustrés à travers cette belle conjugaison du cinéma et du théâtre, souvent cocasse, parfois amère mais jamais aigre…

Alceste à bicylette de Philippe Le Guay

Alceste à bicyclette
Une comédie de Philippe Le Guay
Avec Fabrice Luchini, Lambert Wilson, Maya Sansa
Durée 1 h 44
Sorti en salles le 16 janvier 2013

Photos © Myriam Touzé / Pathé Distribution

Facebooktwitter

F. Scott Fitzgerald Carnets

F. S. Fitzgerald, Carnets, Théâtre du LucernaireL’entreprise était ambitieuse : mettre en scène les Carnets de F. Scott Fitzgerald, somme aussi hétérogène que touffue.
Le résultat est plutôt réussi.

Dirigeant Alain Sportiello seul en scène, Maria Blanco a fait le choix de montrer le célèbre romancier et nouvelliste américain à la fin de sa courte existence.
Il a alors 44 ans. Pauvre et seul, il survit en écrivant des scénarios à Hollywood, lui qui méprise le cinéma, lui qui a connu si jeune la gloire de l’écrivain. C’était en 1920, avec la publication de L’envers du Paradis et son succès immédiat, suivi de Gatsby le Magnifique cinq ans plus tard. F. S. Fitzgerald menait alors une vie pleine d’éclat et de frasques avec l’excentrique Zelda, parcourait l’Europe, vivait en France au rythme des Années Folles.

Ce monde brillant est bien éloigné lorsque le spectacle commence et que l’on découvre une masse informe sous une couverture, qui va rapidement donner corps à un homme tour à tour désespéré, colérique, mélancolique, lucide et à moitié-fou. Fitzgerald évoque les femmes, le sexe, l’argent, le succès, en des aphorismes tantôt sinueux tantôt cinglants. Il se souvient non sans douleur de la belle Zelda, de son ami Hemingway ; il théorise sur l’écriture ; se plaint d’être soumis à un régime si strict qu’on ne lui laisse pas même de quoi coller un timbre… avant de se jeter sur la bouteille avec autant de rage que de joie.

Alain Sportiello incarne F. S. Fitzgerald avec beaucoup de conviction et de présence, et la mise en scène nous plonge avec une grande efficacité dans l’univers plein d’amertume d’un artiste ruiné et oublié.
Un seul regret toutefois : le comédien va vite, très vite, si bien qu’à certains moments on a un peu de mal à suivre ce texte fragmentaire et parfois difficile.
Du coup, l’on ressort du spectacle avec une seule envie : se plonger sans plus attendre dans les volumineux Carnets de l’auteur de Tendre est la nuit

Théâtre du Lucernaire
53, rue Notre-Dame des Champs – 75006 Paris
Du mardi au samedi à 18h30
Mise en scène : Maria Blanco
Avec Alain Sportiello
Jusqu’au 30 mars 2013
Billets de 15 euros à 25 euros

Facebooktwitter

Tour de piste au Petit Théâtre de Paris

Tour de piste, au Petit Théâtre de ParisC’est un seul en scène interprété par Stéphane Hillel, le directeur du Théâtre de Paris.
Le spectacle – écrit par Christian Giudicelli – raconte l’histoire d’une vie de A à Z, celle de Chris, que l’on suit de la naissance à la mort, le tout en une heure et quart.

Stéphane Hillel joue Chris bien sûr, mais aussi ses parents, son (unique) copain Pat’, ses petites amies, son épouse, ses enfants… Son parcours ressemble à tant d’autres : élève brillant, Chris se rêve écrivain avant de devenir enseignant, fait la révolution dans les manifs où il rencontre sa future femme, avant de s’installer bourgeoisement, a deux enfants qui prennent leur envol avant qu’il ait eu le temps de les voir grandir, a des maîtresses et son épouse un amant, puis sonne l’heure de la retraite et celle des petits-enfants, enfin c’est un univers qui peu à peu se rétrécit…

Stéphane Hillel passe d’un personnage à un autre en un quart de seconde avec un talent incroyable, un peu à la façon d’un Philippe Caubère, et c’est haletant que l’on suit cette vie qui passe à toute vitesse.
On sourit souvent, des situations jouées avec beaucoup d’humour bien sûr, mais aussi du « commun », de l’ordinaire de nos vies que le spectacle souligne.
Nul cynisme dans ce spectacle, le tout – texte, jeu et direction d’acteur, mise en scène – est beaucoup trop élégant pour cela. A peine une légère mélancolie affleure-t-elle face à cette éclatante démonstration du déterminisme social et de son dénouement : le fils de petit fonctionnaire de province devient instituteur ; le fils d’ouvrier devient ouvrier ; mais au bout du chemin… Une gravité vite estompée face à ce Tour de piste fort réussi qui montre avant tout à quel point elle est belle, et pour chacun unique, cette vie ordinaire…

Petit Théâtre de Paris
15, rue Blanche 75009 Paris
De Christian Giudicelli
Avec Stéphane Hillel
Mise en scène : Jacques Nerson
Décors, costumes, scénographie : Claire Belloc, assistée d’Antoine Milian
Lumières : Marie-Hélène Pinon, assistée de Lucie Joliot
Du mardi au samedi à 19 h
Billets 26 euros (1ère catég.) / 20 euros (2ème catég.)
Jusqu’au 2 mars 2013

Facebooktwitter

Des Fleurs en hiver au musée Eugène Delacroix

Des fleurs en Hiver, musée Eugène Delacroix

A la fin de l’année 1957, alors âgé de 59 ans, Eugène Delacroix s’installe au 6, rue de Furstenberg dans le 6ème arrondissement, afin de se rapprocher de Saint-Sulpice dont il est chargé de décorer une chapelle (la chapelle des Saints-Anges).
L’artiste, malade, quitte alors la rue Notre-Dame-de-Lorette, où il habitait depuis 1844 mais désormais trop éloignée de l’église et, derrière l’appartement de la rue de Furstenberg, fait construire un atelier donnant sur un jardin privatif.

Grâce à la Société des amis d’Eugène Delacroix créée à l’initiative notamment des peintres Maurice Denis et Paul Signac, en 1932 les lieux son sauvés de la destruction pour fonder plus tard un musée, qui en 1971 devient musée national. Depuis 2004, il est rattaché au Louvre.

L’exposition Des fleurs en hiver visible jusqu’au 18 mars est l’occasion de découvrir ou de redécouvrir l’endroit, dissimulé entre les jolies boutiques d’étoffes d’ameublement de la place.
A l’intérieur, tout est charmant, intime, présenté avec goût.
Mêlées à des pièces de la collection permanente, les œuvres choisies pour l’exposition investissent aussi bien l’appartement que l’atelier de l’artiste.
Aux côtés des aquarelles, pastels et tableaux du peintre sont présentées des œuvres de deux artistes contemporains, Jean-Michel Othoniel, le célèbre auteur de l’entrée de la station de métro Palais-Royal et le céramiste Johan Creten.

L’ensemble est très réussi car leurs œuvres, non directement inspirées de celles de Delacroix, mais unies à elles par leur thème, les complètent merveilleusement en donnant un coup de jeune aux bouquets du peintre romantique, splendides mais aux teintes quelque peu automnales.

Si les spectaculaires guirlandes en boules de verre miroité de Jean-Michel Othoniel ne surprennent pas, en revanche l’on découvre les planches de son Herbier merveilleux (le livre a été édité chez Actes Sud en 2008), composées comme des enluminures du Moyen-Age, où chaque fleur ou plante est accompagnée d’un texte rappelant leur symbolique antique, religieuse ou laïque.
Quant aux sculptures de Johan Creten, Odor di femmina, elles sont parfois explicitement érotiques et toujours aussi flamboyantes que les plus beaux bouquets.

Le parcours est celui d’une visite un peu entre soi, offrant une parenthèse fleurie au milieu de l’hiver, un moment de calme et hors du temps au cœur de l’agitation du quartier Saint-Germain-des-Prés, en un mot une délicieuse et délicate pause romantique.

Des Fleurs en hiver, Delacroix – Othoniel -Creten
Musée national Eugène Delacroix
6 rue de Furstenberg – 75 006 Paris
Métro : Saint-Germain-des-Prés / Mabillon
Bus : 39, 63, 70, 86, 95, 96
TLJ sauf les mardis, de 9h30 à 17h00 (fermeture des caisses à 16h30)
Billet d’entrée à l’exposition : 7€
Billet jumelé Louvre – Delacroix valable toute la journée pour la visite de l’exposition du musée Delacroix et des collections du musée du Louvre : 11 €
Jusqu’au 18 mars 2013

Image : Corbeille de fleurs,Eugène Delacroix, Palais de Lille ©RMN-GP/ René-Gabriel Ojéda

Facebooktwitter

Les couleurs du ciel. Musée Carnavalet à Paris

Les couleurs du ciel, CarnavaletL’exposition présente quelques cent vingt œuvres, dont quatre-vingt-neuf peintures, des gravures, des esquisses, et même des tapisseries, qui décoraient les édifices religieux parisiens au XVIIème siècle et qui furent dispersées à la Révolution puis envoyées dans les musées de province.

D’une richesse exceptionnelle, elle réunit tous les plus grands peintres français de l’époque, nous faisant remonter par le même occasion l’histoire du Grand Siècle.

Très lisible, le parcours commence par trois salles chronologiques.

Entre 1585 et 1630, les règnes d’Henri IV puis de Marie de Medicis voient la ville prospérer tant sur le plan économique que spirituel, avec le mouvement de la Contre-Réforme catholique, période où s’installent de nouveaux ordres religieux et où sont construits de nombreux édifices. Le style est encore marqué par le maniérisme du XVIème siècle, sous les pinceaux de Quentin Varin et de Georges Lallemant.
Avec le très pieux Louis XIII puis la régence d’Anne d’Autriche, c’est l’âge d’or de la peinture religieuse, sous la domination de Simon Vouet qui, après son séjour en Italie, développe à Paris une peinture monumentale, lyrique, à la palette claire, tandis que Poussin, Champaigne, Le Sueur ou La Hyre imposeront une peinture plus sobre aux compositions solides, mouvement appelé "atticisme parisien".
Enfin, à partir de 1680, avec le règne de Louis XIV qui entreprendra de vastes chantiers comme celui des Invalides et fera de Charles Le Brun son premier peintre, vient le temps du classicisme.

La suite du parcours est organisée en thèmes : les chapelles privées dans les églises, les tapisseries, les Mays de Notre-Dame, l’abbaye du Val-de-Grâce, les Invalides.

Au fil de la visite, l’on se laisse porter par le plaisir des yeux comme par l’émotion suscitée par certaines représentations pleines de sensibilité invitant au recueillement : ici, la très baroque Adoration des Mages de Claude Vignon, là l’éblouissante Apparition du nom divin à quatre saints de Simon Vouet, plus loin le touchant Songe d’Elie du "janséniste" Philippe de Champaigne, tableau qui ornait le Réfectoire du Val-de-Grâce.

La dernière salle, consacrée à la toute fin du Grand Siècle, montre le vide laissé par Charles Le Brun et Mignard : ces œuvres de moindre facture laissent à penser qu’avec leur disparition une page faste de l’histoire de la peinture française a alors été tournée.

Les couleurs du ciel
Musée Carnavalet
23, rue de Sévigné – 75003 Paris
Ouvert tous les jours sauf les lundis et jours fériés de 10h à 18h
Jusqu’au 24 février 2013
Entrée : 7€ / 5€

Facebooktwitter

Canaletto – Guardi, les deux maîtres de Venise

Canaletto, vue de la place Saint MarcCe n’est pas dans les musées français que l’on trouve beaucoup de vedute, ces vues de Venise peintes au XVIIIème siècle qui connurent immédiatement un grand succès, jamais déjugé depuis.

Les Anglais notamment en furent fous, et la collection de la Reine Elizabeth II en est riche. Exceptionnellement, elle a prêté au musée Jacquemart-André quelques uns de ces joyaux. Le reste des œuvres vient d’un peu partout : la National Gallery de Londres, le Musée Thyssen-Bornemisza de Madrid, le Louvre, la Frick Collection de New York, la Galleria Nazionale de Parme, le Szépmúvészeti Múseum de Budapest…

C’est dire si l’exposition visible au musée Jacquemart-André jusqu’au 21 janvier prochain est précieuse. Elle vient en outre compléter à merveille celle, tout aussi belle, organisée au même moment au musée Maillol et consacrée exclusivement au Canaletto. La présentation de plus de vingt-cinq tableaux de différentes époques de la carrière de Giovanni Antonio Canal dit Canaletto (1697-1768), rapprochés d’une vingtaine de Francesco Guardi (1712-1793), ainsi que d’autres vedutisti permet d’apprécier la variété de styles dans le traitement d’un même genre.

A la touche texturée, un peu floutée (et ô combien charmante) de ses débuts Canaletto préfère ensuite un pinceau beaucoup plus net. Mais toujours il manifeste une précision incroyable et un sens de la perspective et de la composition impeccables, tout en privilégiant une palette claire, magnifiant l’architecture vénitienne sous d’immenses cieux aussi changeants que ses verts canaux.

Canaletto-Guardi, Musée Jacquemart-AndréSi Guardi a étudié Canaletto, de quinze ans son aîné, comme le montre l’exposition – il en a réinterprété certains dessins -, il a toutefois adopté son style propre, avec des tons plus sombres, plus chauds, souvent tirant vers le brun. Sa touche est plus rapide, comme davantage dans l’esquisse tout en étant très aboutie. Son traitement de l’architecture est différent aussi : déjà, ce n’est plus la Venise éternelle (et si belle !) du Canaletto, Guardi révélant davantage l’âge et la fragilité de la ville.

Tout en enrichissant l’approche du genre, les autres vedustisti renforcent la suprématie des deux plus célèbres, dont on ne se lasse pas de contempler les œuvres, si évocatrices : ici le souvenir d’une balade ou d’une visite pleine d’émotion, là l’ombre de Proust qui nous renvoie inlassablement au pavé vénitien et, partout, la beauté riche et ancienne, menacée mais toujours vaillante de la Sérénissime qui exerce encore et encore, même par toile interposée, son irrésistible charme.

Musée Jacquemart-André
158 boulevard Haussmann 75008 Paris
TLJ de 10h à 18h y compris le 25 décembre
Tous les lun. et sam. nocturnes jsq 21h, sauf les 24 et 31 déc. (fermeture à 18h)
Nocturnes supplémentaires les 27 et 28 déc. et les 2, 3, 4, 11 et 18 janv.
Entrée 11 € (tarif réduit : 9,5 €)
Jusqu’au 21 janvier 2013

Images :
Canaletto (Antonio Canal, dit), La place Saint Marc vers l’Est, huile sur toile, 140,5 x 204,5 cm, Musée Thyssen-Bornemisza, Madrid – © Museo Thyssen-Bornemisza, Madrid
Francesco Guardi, Le Canale di Cannaregio, avec le Palazzo Surian-Bellotto, l’ambassade de France, 49,5 x 77,5 cm, huile sur toile, The Frick Collection, New York – © The Frick Collection

Facebooktwitter