La Rose de la Mer. Paul Vialar

Si, au début de son roman, Paul Vialar a voulu dénoncer la violence et la bêtise du jeune mâle, il a bien réussi : « Cela lui repassait devant les yeux : les nuits du Barrio-Chino et le Grec d’Itea qu’il avait étendu raide, d’un coup de poing, et la jonque des Chinois qui s’était retournée (…). Ils étaient tous partis au fil de l’eau, les macaques, ils étaient trop loin (…) : on ne voyait, entre deux vagues, comme des bouchons, que leurs petites gueules jaunes crispées et comiques, et ils avaient coulé lentement, l’un après l’autre ».

Après quatre ans d’engagement dans la marine de guerre, Jérôme part sur la Rose de la Mer, vieux rafiot que son oncle Romain lui dit vouloir mener jusqu’en Roumanie avec ses marchandises. Un équipage est recruté et, le bateau en mer, Romain affranchit son neveu : son projet n’est pas d’arriver à bon port mais de couler au large la Rose de la Mer. Jérôme profitera lui aussi de l’escroquerie à l’assurance. Quant aux marins, peut-être certains pourront-ils être sauvés grâce aux quelques places qu’il restera dans la chaloupe.

Mais surprise, on découvre à bord une passagère clandestine ! Qui plus est, elle est en train d’accoucher et compte rejoindre en Roumanie le père de l’enfant. La mère meurt mais le bébé est bien vivant et adopté par l’équipage. Le but de Romain n’en est pas changé pour autant, et Jérôme se trouve empêtré dans une affaire qui le dépasse, et se rend compte que s’il ne joue pas le jeu de son oncle, il sera accusé au moins de complicité.

Ce roman, prix Fémina 1939, se lit à la manière d’un roman policier, et il ne faut pas en attendre des qualités d’écriture exceptionnelles. On peut en accepter la morale un peu simpliste mais robuste : la violence du mâle est adoucie par la venue de l’enfant, ainsi que le ressent Jérôme à la fin du livre, le bébé dans les bras : « Il se sentait absous de tous ses crimes, de ceux qu’il avait perpétrés et des autres surtout : ceux qu’il eut pu commettre. Une espèce de joie magnifique et toute simple l’entraînait et il allait d’un pas allègre et ferme (…) rien à présent ne l’empêcherait d’être ce qu’il était devenu enfin : un homme, et d’en avoir conscience ».

Andreossi

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Vol de nuit. Antoine de Saint-Exupéry.

Lorsqu’il publie ce court roman en 1931, Saint-Exupéry est surtout un pilote d’avion, parmi ceux qui s’efforcent de bâtir les réseaux de transport de courrier par la voie des airs. Il a écrit auparavant Courrier sud, mais avec le succès de Vol de nuit et le prix Fémina qu’il obtient, il entre véritablement dans la carrière d’écrivain.

Rivière est le directeur des opérations postales en Amérique du Sud. C’est par son témoignage que Saint-Exupéry nous fait connaître les aventures à hauts risques de ces hommes (pilotes, radios, mécaniciens) qui assurent les liaisons entre continents par des vols de nuit qui permettent de gagner du temps sur les transports terrestres. Rivière, pour mener à bien sa tâche de responsable, se montre impitoyable vis-à-vis des éventuelles faiblesses de ses hommes : « Le règlement, pensait Rivière, est semblable aux rites d’une religion qui semblent absurdes mais façonnent les hommes. Il était indifférent à Rivière de paraître juste ou injuste».

La dramatisation du récit intervient lorsque le pilote Fabien est en grande difficulté du fait des intempéries au-dessus de la Patagonie. Il s’égare, les communications ne passent plus et sa réserve de carburant s’épuise. Perdu pour perdu, il monte, au- delà de l’orage, vers les étoiles : « Pareils à ces voleurs des villes fabuleuses, murés dans la chambre aux trésors dont ils ne sauront plus sortir. Parmi des pierreries glacées, ils errent, infiniment riches, mais condamnés ».

Au sol, Rivière ne sait pas trouver les mots devant l’épouse de Fabien dévastée par l’angoisse, sans nouvelles de son mari. Afin d’accomplir sa tâche de chef, il se place en quelque sorte en dehors de l’humanité : « Je ne sais pas si ce que j’ai fait est bon. Je ne sais pas l’exacte valeur de la vie humaine, ni de la justice, ni du chagrin. Je ne sais pas exactement ce que vaut la joie d’un homme. Ni une main qui tremble. Ni la pitié, ni la douceur… ».

Le préfacier de l’époque, André Gide, s’extasie devant les qualités viriles du chef. Heureusement, la littérature permet, lorsqu’elle est bonne, une lecture plurielle : nous lisons ici bien plus les interrogations de Rivière sur les fondements de son humanité que les louanges sans nuances du dévouement, du courage et de la volonté à diriger.

Andreossi

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Jeanne d’Arc. Joseph Delteil

Chaque auteur a « sa » Jeanne d’Arc. Celle de Joseph Delteil, dans ce roman qui lui a valu le prix Femina en 1925, n’est pas que toute esprit et conduite par ses rêves. Dès le berceau il l’imagine tout à fait concrètement : « Jeanne est repue. La petite rosse bave sur le sein maternel. Elle s’agite, devient chinoise. O chinoiseries ! Elle rit, et ses lèvres nues font à son rire un décor d’aurore. Qu’y a-t-il ? Elle rote, ma parole ! O rose rot ! Elle rote, elle rit, elle éternue –atchim !- elle rit, elle rit. Halte-là ! Je crois qu’elle pisse ! La chaude liqueur d’or mouille ma plume ».

On le devine, il n’est pas obligatoire de s’intéresser à la vie de Jeanne pour trouver plaisir à cette lecture. Certes Delteil, en suivant la chronologie, nous donne à lire les grandes étapes de la vie de son héroïne : les voix, le départ de Domrémy, les premières batailles, la rencontre avec le roi Charles VII, le couronnement de celui-ci, la lassitude de la Cour face à l’entêtement de Jeanne à combattre à tout prix, le jugement et pour finir le supplice. Il s’aide manifestement d’ouvrages d’historiens.

Mais écoutons plutôt (car c’est à voix haute qu’on l’apprécie davantage). Les Saintes Marguerite et Catherine viennent de se prononcer, Jeanne doit partir en guerre : « Pendant ce temps Marguerite avait cueilli une marguerite des prés, et les yeux luisants elle l’effeuillait lentement en murmurant à voix basse : – Un peu… beaucoup… à la folie… Et tout à coup elle se leva en désordre, criant : -A la folie ! A la folie ! Et les deux Saintes s’envolèrent l’une à côté de l’autre, pathétiques, en se tenant par la main, et répétant à travers les nuages : Jeanne, Jeanne, prends garde, Dieu t’aime à la folie ! ».

Jeanne (les cheveux coupés à la Jeanne d’Arc précise l’auteur), entre dans Orléans après les succès : « Des gamins aux jambes de fil, la culotte en déconfiture et un sucre d’orge sur l’oreille, galopaient au-devant de Jeanne d’Arc, hurlant à la joie (…) Le délire avait l’air de tomber de la lune par larges flaques jaunes. (…) Toute la foule pleurait pas saccades, et dans les instants de silence on entendait le ruissellement des larmes dans les ruisseaux, le ruissellement des étoiles dans le ciel ».

Avec Delteil, il est permis de préférer, aux portraits légendaires, la figure d’une jeune fille enthousiaste, quelle que soit son époque. La voici prisonnière : « Tous s’émerveillaient de voir que ce foudre de guerre, ce démon, cette sainte, n’était en somme qu’une jeune fille, une jeune fille de 18 ans ! Eh ! oui, Jeanne d’Arc, c’est une jeune fille de 18 ans, en chapeau cloche, avec ses bas de soie. Il faut l’imaginer sous nos yeux, la toucher de nos mains. Imaginer, c’est rajeunir. Elle est dactylo, ou peut être vendeuse aux galeries Lafayette. Elle part, elle commande les armées françaises, elle fait la conquête de l’Europe de l’Asie. Voilà Jeanne d’Arc ».

Joseph Delteil nous a convaincu.

Andreossi

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Cantegril. Raymond Escholier

Il manque un nom sur la couverture du roman primé par « La Vie heureuse » (futur Fémina) 1921. C’est celui de Marie-Louise Escholier, car les époux ont en réalité écrit à deux mains la plupart des romans publiés sous le seul nom de Raymond Escholier, dont ce Cantegril. Paradoxe d’un jury féminin, mais il paraît que Marie-Louise n’a accepté d’apparaître publiquement que quelques années plus tard.

Auteur de très nombreux écrits sur l’art (il a été conservateur du musée Victor Hugo et directeur du Petit Palais à Paris) Raymond partageait sa vie entre la capitale et la petite ville de Mirepoix en Ariège, où vivait Marie-Louise.  C’est dans cette région que se situent les histoires cocasses de Philou Cantegril, aubergiste qui a appris, enfant, du père Bireben (saint homme dont « les vignes du Seigneur illustraient de leur pourpre insigne sa grosse face glabre de montagnard trapu ») ce qu’était vraiment la vie : la bonne chère, la joie, le rire. A titre personnel il a ajouté quelques aventures galantes.

Treize historiettes nous renvoient dans cet univers que l’on pourrait qualifier de gaulois si le florentin Boccace n’avait montré le chemin dès le 14ème siècle. Les Escholier y joignent la truculence du Midi, et son parler disparu depuis, car on n’entend plus dans le sud-ouest ces expressions occitanes : « Milo Dious », « maquarel », « hil de puto », et autres « biettazé » dont on taira l’étymologie. Un style très alerte aux métaphores qui sentent bon la campagne : « son rire jaillit et pétille comme la mousse d’une bouteille de blanquette, et ses dents apparaissent toutes à la fois, plus blanches que des amandes fraîchement pelées ».

On rira des aventures vécues dans le dernier voyage en diligence avant que le train n’impose son trajet qui ignorera le plaisir de s’arrêter à la moindre occasion pour boire un verre de vin en bonne compagnie,  ainsi que des bonnes blagues de Philou Cantegril  à ses amis. On sourira lorsque celui-ci, pourtant mécréant, emmène sa vieille mère à la procession de la Fête Dieu. Devant ses voisins étonnés il explique : « J’ai conduit ma sainte mère de reposoir en reposoir, et je disais : Mon Dieu, la voilà. Elle est bien bonne, bien vieille. Son fils vous l’amène, ne l’oubliez plus. Pour les années, il y a bien le compte. Tant de jeunes sont passés devant ». Témoignage d’une société où l’ordre des choses était une valeur à respecter !

Andreossi

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Le roman du malade. Louis de Robert.

Ce roman a plu à Maurice Barrès, à Colette…  et a conquis le jury Fémina de 1911. C’est qu’un accent de vérité sourd de ce texte largement autobiographique.  Louis de Robert, tuberculeux, a eu l’expérience des sanatoriums et sait en rendre compte. Le narrateur est, comme lui, écrivain. La maladie le conduit en Suisse où il voit mourir ses compagnons de malheur, puis dans son cher pays basque où, toujours soutenu par la présence de sa mère, il vit sa dernière aventure sentimentale.

Le récit des relations complexes avec Javotte, et des conséquences  sur son amitié avec Paul, ne constitue pas l’intérêt premier du roman. Ce que l’on retient c’est la manière d’évoquer ses sentiments de jeune homme menacé dans sa vie même : « A considérer combien ma vie est précaire, instable, provisoire, mes désirs prennent un caractère d’urgence qui m’émeut. Et pour apprécier mieux mes rares joies, je n’ai qu’à me dire que bientôt je ne verrai plus la féérie du jour, les roses du jardin, le lézard sur le mur, les saisons qui tout à tour viennent vêtir et dénuder la terre (…). Je n’ai qu’à me dire que je ne connaîtrai plus, que je ne sentirai plus ces choses qui me sont si précieuses, jusqu’à l’odeur du soleil dans la chambre, la douce intimité des premières lampes d’octobre, l’engourdissement qui monte du premier feu de bois ».

Quand il est encore capable de sortir de sa chambre, il entre dans une église : « Pénombre qui sent le vieux bois, le cierge et l’eau bénite ! Bruit de mes pas dans l’impressionnant silence ! Mais qu’est-ce donc qui, au-dessus de ces rangs de chaises vides, plane dans l’air entre les vitraux ? C’est quelque chose que l’âme perçoit et qui est comme de la prière refroidie ».

L’écriture, celle qui permet les échanges importants à l’époque (essayons d’imaginer ce qu’une lettre manuscrite pouvait apporter comme bouleversement dans sa vie), mais aussi l’écriture littéraire, constitue une forme de thérapie, même dans l’ambigüité qu’elle recèle : « Semblable à l’amoureux que le soir surprend en train d’écrire une lettre ardente et dont la plume rapide cherche à devancer  l’ombre, souvent la fièvre m’a pris à la pensée que pourrait s’obscurcir tout à coup ma page inachevée. Alors je me suis hâté. J’ai lutté de vitesse avec la mort (…) Pour quel résultat ? L’homme qui bâtit une maison sait qu’elle abritera les êtres qui viendront après lui. L’homme qui plante un arbre en attend de l’ombrage pour ses petits-enfants. Mais celui qui, sans génie, entreprend de raconter sa rêverie ou sa douleur, doit se résigner à confier ses feuilles au vent ». Le vent nous a donné malgré tout un livre attachant.

Andreossi

Le roman du malade. Louis de Robert.

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Jean-Christophe, l’adolescent. Romain Rolland

Le deuxième prix de La vie Heureuse, en 1905, (prix qui deviendra Fémina bien plus tard), est attribué au troisième volume de la série Jean-Christophe qui en comptera 8 au total.

Si aujourd’hui Romain Rolland est toujours lu grâce à ses essais ou sa correspondance, son œuvre de romancier à succès du début du XXe siècle paraît bien oubliée.

Il faut avouer que le lecteur d’aujourd’hui a bien du mal à se passionner pour les aventures de cet adolescent convaincu de son génie, pris dans les émois sentimentaux de son âge, le tout conté dans une langue sans relief.

Jean-Christophe est un jeune allemand de 15 ans, pianiste talentueux qui donne concerts et leçons de piano. Il vient de perdre son père, et suit sa mère qui emménage dans la maison du vieux Euler qui y vit avec sa fille, son gendre et leur fille Rosa. La culture et la noblesse des sentiments du jeune homme souffrent du climat familial et des rencontres réalisées : « tôt ou tard la réaction devait venir contre la bassesse des pensées, les compromis avilissants, l’atmosphère fade et empestée , où il vivait depuis quelques mois (…) mais qu’est-ce donc que ce besoin de souiller, qui est chez la plupart, – de souiller ce qui est pur en eux et dans les autres- ces âmes de pourceaux, qui goûtent une volupté à se rouler dans l’ordure, heureux quand il ne reste plus sur toute la surface de leur épiderme une seule place nette ! »

Ce sont les relations aux femmes et jeunes filles qui lui donnent les leçons de la vie. Rosa, aussi adolescente, est amoureuse de lui. Mais il la méprise, pour sa « laideur » et pour son bavardage intempestif. Sabine est une jeune veuve qui ne demande qu’à être aimée, mais aussi bien son indolence que la timidité de Jean-Christophe empêche la réalisation de leurs désirs. Une relation s’engage avec Ada, qui a de l’expérience, mais dont les jeux amoureux sont insupportables à Jean-Christophe pour qui la vie doit être d’un sérieux à toute épreuve.

Certains caractères de l’adolescence sont tout de même bien vus : « Tout son corps et son âme fermentaient. Il les considérait, sans force pour lutter, avec un mélange de curiosité et de dégoût. Il ne comprenait point ce qui se passait en lui. Son être entier se désagrégeait ». Mais cela ne suffit pas pour être convaincu de l’intérêt à lire les sept autres volumes de la série.

Andreossi

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Le lambeau. Philippe Lançon

Philippe Lançon, rescapé du massacre de l’équipe de Charlie Hebdo en 2015 publie ce livre, qui lui vaut le prix Fémina, trois ans après. Grièvement blessé (il a, entre autres, la mâchoire inférieure emportée par une balle) il nous conte comment l’écriture a été le moyen de retrouver une place dans un monde qui l’avait lâché.

D’abord par nécessité de la communication avec les autres : ne pouvant plus parler, avant qu’une longue série d’opérations lui reconstitue une mâchoire, il échange à l’aide d’une tablette sur laquelle il écrit. Dès les premières semaines d’hôpital il peut exercer son métier de journaliste en envoyant des articles à Charlie et à Libération. Il s’aperçoit que cette activité est essentielle à sa reconstruction : « Quand j’écrivais au lit, avec trois doigts, puis cinq, puis sept, avec la mâchoire trouée puis reconstituée, avec ou sans possibilité de parler, je n’étais pas le patient que je décrivais ; j’étais un homme qui révélait ce patient en l’observant, et qui contait son histoire avec une bienveillance et un plaisir qu’il espérait partager. Je devenais une fiction ».

Car l’enjeu est de recoller à un monde qu’il ne partage plus. Allongé tout contre les cadavres de ses amis, il voit un visage s’approcher : « Je me souviens simplement qu’elle fut la première personne vivante, intacte, que j’aie vue apparaître, la première qui m’ait fait sentir à quel point ceux qui approchaient de moi, désormais, venaient d’une autre planète –la planète où la vie continue ».

Nous pouvons faire avec lui l’inventaire de tout ce qui lui a permis de revenir, dont il parle avec une extrême délicatesse, avec une grande justesse et beaucoup d’honnêteté. D’abord sa propre capacité à accepter, dès la première phrase écrite : « écrire, c’était protester, mais c’était aussi, déjà, accepter. La première phrase a donc eu cette vertu immédiate : me faire comprendre à quel point ma vie allait changer, et qu’il fallait sans hésitation admettre tout ce que le changement imposerait ».

Il a pu aussi compter beaucoup sur la famille, sur son ex-épouse et son frère en particulier ; ses amis et amies, dont la variété même des personnalités a constitué un réconfort. Une place particulière est faite aux soignantes et soignants, dont de beaux portraits restent dans la mémoire du lecteur : Chloé la chirurgienne miracle, la Marquise des Langes, Annette aux yeux clairs, Serge l’anesthésiste et bien d’autres, comme la première infirmière dont il se souvient : « J’étais enveloppé dans sa jeunesse comme dans un tapis, certes rugueux, certes troué, mais volant et filant dans l’instabilité vers une contrée où je n’aurais pu aller seul, une contrée où la vie était brutalement la plus forte ».

L’ont suivi, tout au long de son parcours de reconquête, la littérature (Proust, Kafka) et la musique (Bach). Il ne s’interroge pas beaucoup sur les assassins, mais à la suite d’une discussion avec un ami sur la question du Mal, il conclut : « Ni la sociologie, ni la technologie, ni la biologie ni même la philosophie n’expliquaient ce que d’excellents romanciers, eux, avaient su décrire. Il n’y avait peut-être aucune explication au goût de la mort donnée ou reçue ».

La littérature nous pousse à vivre.

Andreossi

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La vie est brève et le désir sans fin. Patrick Lapeyre.

Est-ce l’originalité de l’intrigue qui a décidé le jury Fémina d’attribuer son prix 2010 à ce roman ? Louis Blériot, la quarantaine, est marié, sans enfant, à une femme intelligente et bien occupée. Il a une relation avec Nora, une jeune femme qui semble bien profiter de sa jeunesse et de l’avenir qu’elle a devant elle. Elle a aussi une relation avec Murphy, Américain qui travaille à Londres. Bien sûr Louis travaille à Paris et Nora traverse la Manche  pour rejoindre l’un ou l’autre.

On assiste aux souffrances de Louis à chaque départ de sa belle, mais il connaît les malheurs des hommes à travers l’exemple de son père : « Houspillé, privé de parole, il en est maintenant réduit à fumer dans le garage et à boire du porto en cachette de sa femme ». De Nora, nous avons le portrait qui ne dépasse guère le mystérieux de l’éternel féminin (ou l’éternel féminin mystérieux) : « une fille étrange, assez instable, à la fois délurée et bizarrement taciturne (…) affectée d’un coefficient narcissique très élevé ».

De son côté Murphy souffre aussi, bien entendu, c’est le lot des hommes, même celui de l’ami de Louis, Léonard, qui se fait plaquer par Rachid. A propos, ce qui devait arriver arriva : Louis se fait larguer par son épouse et par Nora. Tout cela nous est présenté de manière distante, avec l’aide d’un écran de cinéma, si bien que nous commençons à penser qu’il aurait mieux valu que nous attendions la sortie en salle de l’adaptation filmée de cette histoire.

« Longtemps plus tard, lorsqu’il fera défiler dans sa mémoire les images de ce printemps, Blériot sera d’ailleurs surpris de n’apercevoir nulle part sa femme, comme si elle avait disparu au montage » ; « Une fois assis tous les deux comme aux beaux jours sur la banquette du salon, avec leur verre de vin à la main, ils font penser à deux acteurs qui répèteraient une scène de la vie conjugale » ; « Murphy, escorté de Max Barney et de Sullivan –c’est le blond, un peu macrocéphale, qui marche à droite- est en train de remonter New Change sous son parapluie » ; « Ils continuent à marcher du même pas, épaule contre épaule, concentrés, silencieux, à la manière de ces couples filmés de dos par Mikio Naruse » ; « Nora apparaissait dans l’encadrement de la porte, avec sa chemise deux fois trop longue ou son fichu sur la tête, à la manière d’une jeune paysanne russe filmée par Eisenstein ».

Les images cinématographiques, parfois, nous privent des images proprement littéraires.

Andreossi

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Dans ces bras-là. Camille Laurens

La narratrice du prix Fémina de l’an 2000 s’interroge sur ce genre qu’elle n’a pas, comme la bien vieille chanson le fredonne : « Qu’on est bien dans les bras d’une personne du sexe opposé Qu’on est bien dans ces bras-là Qu’on est bien dans les bras d’une personne du genre qu’on a pas Qu’on est bien dans ces bras-là ». Le moyen qu’elle a trouvé pour tenter de répondre à sa question c’est de passer « ses » hommes en revue, et dire quels sont ses rapports à eux.

En plus de cent très courts chapitres elle nous présente, de « l’éditeur » au « destinataire », ses hommes réels ou fantasmés, mais trois d’entre eux sont privilégiés : le père, le mari (plus de 10 chapitres chacun), et surtout le psychanalyste, lequel en trente chapitres lui permet un face-à-face productif. Ainsi son projet s’étoffe : « Je ne serais pas la femme du livre. Ce serait un roman, ce serait un personnage, qui ne se dessinerait justement qu’à la lumière des hommes rencontrés ; ses contours se préciseraient peu à peu de la même façon que sur une diapositive, dont l’image n’apparaît que levée vers le jour ».

Que sont ces hommes pour elle ? D’abord des corps, elle est séduite au premier regard et insiste beaucoup sur les descriptions physiques. Et puis : « J’aime les hommes qui luttent avec leur corps contre la dissolution du monde, qui retardent les progrès du néant, j’aime quand les hommes portent l’effort physique à son point de rupture ». Elle ne s’embarrasse pas des stéréotypes de genre dont il lui arrive de dresser la liste sans trop y croire, mais avoue qu’au sortir de l’enfance « son idéal d’homme, sa définition de l’homme idéal : c’est quelqu’un qui a souffert, mais qu’on peut rendre heureux ». Avec un tel programme, nous comprenons qu’au bout du compte elle reste largement sur sa faim : « Elle cherche, pour les comprendre, à voir ce qui les différencie des femmes. Mais le secret échappe ».

Heureusement, il reste l’écriture, son intérêt majeur manifesté très tôt : « Le premier amour se trouve ainsi pris pour toujours dans la nasse des mots, le tissu serré des phrases. Acte interdit, chose dite. Elle a quinze ans. Enfin elle ne se borne plus à vivre sa vie, elle la recrée, elle la formule, elle l’invente. Pour la première fois, elle aime et elle écrit. Entre ses mains il y a un homme et un livre : c’est la première fois ». Ce qui nous vaut un style maîtrisé, aux jeux de mots heureux (« Moi, ce que je veux, c’est qu’on m’épouse. Que la forme de l’autre, son corps, son sexe, toute sa personne, se moule au plus près sur moi »). Quant à convaincre sur le bénéfice de son investigation…

Andreossi

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Nous sommes éternels. Pierrette Fleutiaux

En voilà un roman ! Difficile d’en lâcher la lecture alors que la version en poche approche des 1000 pages. Il est vrai que l’autrice a eu recours aux procédés littéraires les plus efficaces pour réussir son roman, prix Fémina 1990. Une construction rigoureuse qui lui permet, avec des allers-retours temporels, de semer des indices jusqu’au dénouement final ; donner un effet de réel en faisant croire que la narratrice confie son récit à une écrivaine chargée d’en tirer un livret d’opéra[1] ; une histoire d’amour et de folie perçue comme scandaleuse ; des scènes aux puissantes images qui frappent les esprits.

Nous pouvons présenter la famille Helleur telle qu’on nous en donne le portrait tout au long de presque tout le roman : un père avocat passionné de justice, qui tente d’amortir les secousses intrafamiliales et une mère, Nicole, qui se réfugie dans son garage tendu de bleu pour danser sur le boléro de Ravel. Une femme voilée, Tiresia, qu’on ne touche pas, qui vit dans la maison comme une référence indispensable à tous. Deux enfants, frère et sœur, Dan et Estelle, qui vivent un amour fou. D’autres personnages essentiels gravitent autour de ce monde : le jeune voisin Adrien Voisin, le docteur Minor dont le métier est de lutter contre sa Major.

L’action se passe dans une petite ville française, à New York, à Paris, dans un couvent. La mort de père, mère et frère permet de révéler le rôle de l’Histoire, tragique pour les Helleur, suite à la guerre 39-45. Auparavant nous assistons au trouble d’un jeune médecin à qui Estelle dit avoir tué son frère, à la rencontre avec deux policiers newyorkais à propos d’une chanson sur la salade, à l’extrait d’un cercueil du cimetière pour le cacher dans une grotte…

Nous avons apprécié la manière dont Pierrette Fleutiaux nous embarque dans un récit qui pourrait sembler rocambolesque. La narratrice s’adresse à l’écrivaine : « Comment raconter ces choses, madame, paraissent-elles étranges, paraissent-elles rebutantes, parle-t-on de ces choses dans le monde où vous êtes, je ne sais pas, madame, elles appartiennent au corps, pas aux mots, pas aux phrases… ». Nous avons gardé en mémoire les images de cette famille hors norme : « (…) puis ils se rejoindraient sur le perron derrière la balustrade, tous trois, mon père si jeune dans son costume blanc, Nicole sa rose jaune à un bras et Tiresia sa rose pourpre à l’autre, et devant la balustrade du perron, la pelouse monterait surnaturellement verte dans le clair de lune, chaque tige d’herbe finement liserée d’argent, et alors de dessous la terre se lèverait la chair la plus vivante, la plus éblouissante, oh mon frère… ».

Andreossi


[1] Et cela a marché : 28 ans après la publication du roman, un opéra a été composé à partir de « Nous sommes éternels » !

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