Rosa Candida. Audur Ava Ólafsdóttir

Rosa Candida, Zulma 2010Si vous vous interrogez sur les questions essentielles de l’existence, demandez à un moine, il vous prêtera des films qui vous aideront. Si vous apprenez que vous êtes le père d’un enfant conçu par hasard dans la douceur d’une serre, allez planter une rare rose dite à huit pétales dans un jardin à des milliers de kilomètres de chez vous. Si vous venez de perdre votre mère, à 22 ans, essayez de vous rappeler comment elle réussissait la soupe au flétan, ça peut servir à votre père.
Mais surtout, si la mère de votre enfant, relation d’un quart de nuit, vous rejoint pour vous faire garder Flora-Sol pendant qu’elle rédige son mémoire de génétique, attendez-vous à craquer complètement : d’abord pour l’enfant, car ce n’est pas forcément le parent qui fait l’enfant, mais l’enfant qui fait le parent ; ensuite pour la mère, car ce n’est pas le désir de vivre ensemble qui fait le couple, mais le couple qui construit la relation amoureuse.

Audur Ava Ólafsdóttir, romancière Islandaise, aime prendre à rebours les pensées les plus communes. Mais elle le fait avec une telle tranquillité, une telle évidence, avec une naïveté si désarmante (et sans nul doute fausse) que nous sommes (nous, les milliers de lectrices et lecteurs) proprement embarqués dans ce récit qui, s’il ne nous dit pas les noms des lieux, nous parle du mystère des relations entre humains, que l’on vive dans le froid d’une île nordique ou dans la douceur méditerranéenne.

Un des charmes du livre tient peut-être à ce paradoxe : c’est une femme qui fait parler, penser, réagir un jeune homme, car c’est lui le narrateur. Elle lui donne des compétences acquises grâce à sa mère, comme palper le tissu pour distinguer dralon et mousseline, ou l’amour des plantes, et des roses en particulier. Contagion des genres… Mais par ailleurs, le personnage le moins connu du roman, et aussi très attachant, est la jeune Anna, nouvelle mère et future généticienne. Comme s’il était plus facile, pour la romancière, d’imaginer ce que peut être un garçon d’aujourd’hui que de rendre compte de la complexité de la situation d’une jeune femme, dans ses rapports à un homme, à l’enfant, à son devenir professionnel. D’un côté, un père attaché à son jardin et à son enfant, dont on a suivi l’évolution logique, de l’autre une jeune femme face à un avenir ouvert, dont on ne peut que deviner les désirs : décidemment, Audur Ava Ólafsdóttir nous a bien embarqués.

Rosa Candida
Audur Ava Ólafsdóttir
Zulma (2010)
336 pages, 20 €

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Les Pardaillan. Michel Zevaco

Michel Zevaco, Les Paillardan, BouquinUne digne héritière des Borgia voudrait régner sur le monde en cette fin du XVIe siècle. Elle se nomme Fausta et manigance, assassine, capture, torture sans aucun complexe. Le moyen d’arriver à ses fins : prendre le pouvoir dans l’institution où les femmes sont le plus exclues, la papauté. Fausta sera Papesse ou ne sera rien.

Quelle idée formidable de ce Michel Zevaco dont Sartre lui-même reconnaissait le génie, et dont il lisait avec avidité les feuilletons lorsqu’il était jeune ! Fausta est consciente qu’elle ne peut vaincre que si elle ne cède à aucun de ceux qui détiennent le pouvoir, les hommes. Elle restera donc vierge et renoncera à tout sentiment qui pourrait l’affaiblir devant un homme.

Dans ce quatrième volume des aventures de Pardaillan (« Fausta vaincue »), la lutte, très ambiguë bien sûr entre Pardaillan et Fausta est à son comble. Enfin, il reste tout de même 6 autres volumes pour juger vraiment, parce que c’est le dernier seulement qui s’intitule « La fin de Fausta » ! Il fallait bien plus de 4000 pages pour nous faire vivre 60 ans d’histoire sur un rythme échevelé, aux rebondissements rocambolesques, truffée d’exploits accomplis au fil de l’épée, mais aussi en riant sous cape.

Pardaillan, qui essaie de ne pas prendre vraiment parti dans ce tourbillon de rivalités où se mêlent religions, batailles autour du trône de France, influences italiennes avec Catherine de Médicis, est amené à intervenir dans les grands événements de notre histoire nationale : c’est quand même lui qui a tué le Duc de Guise, qui a soufflé à Henri IV la formule célèbre « Paris vaut bien une messe » !

Certes Zévaco s’amuse avec l’Histoire, mais surtout il nous offre la joie de la lecture, qui s’appuie sur l’imagination pour évoquer les questions de toujours : pouvoir, désir, liberté. Et quel personnage que cette Fausta ! Alors qu’elle a tenté de tuer pour la énième fois Pardaillan : « Je suis vraiment au regret madame, que vos vœux n’aient pas été mieux accueillis par le Ciel. Puis-je, avant de nous quitter, vous être bon en quoi que ce soit ? Fausta devient blême. Son orgueil souffrit plus qu’il n’avait jamais souffert. Elle fut écrasée par cette générosité simple et souriante, qui lui apparut comme un prodigieux dédain ».

Les Pardaillan
Michel Zevaco
Bouquins Robert Lafont

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Bruit de fond. Don Delillo

Bruit de fond, Don Delillo, Actes SudLa vie quotidienne est faite de petits bonheurs et de petits soucis. Celle qui est décrite par Delillo dans les années 80 est américaine, concerne une famille habile à faire vivre ensemble des enfants issus de plusieurs couples précédents. Dans cette ambiance très animée les bruits de fond sont nombreux : les images et les voix de la télé, qui peuvent surgir à tout moment, les gestes de la consommation, qui aident bien à pousser aujourd’hui pour arriver à demain.
Mais une autre couche plus profonde de bruit de fond est prête à émerger, de manière plus ou moins insidieuse, ou brusquement en profitant d’une brèche ouverte inopinément. C’est celle qui propose d’autres aspects de la réalité de notre quotidien, celle qui peut même se substituer à la réalité de tous les jours, celle qui nous met en contact avec la vie, et avec la mort.
Avec la vie d’abord, la vie des jeunes enfants, si pleine d’avenir insoupçonné, si prometteuse, qui nous fait ressentir l’animalité qui nous reste encore : « A de tels moments, je sens que je l’aime avec un désespoir animal, j’ai envie de le prendre sous mon manteau, de le serrer sur ma poitrine, et de le garder là pour le protéger ».
Avec la mort aussi, laquelle, selon Delillo peut prendre deux figures : le danger qui s’abat sur soi, sous forme ici d’un nuage toxique auquel on est exposé, et la peur de la mort, sentiment difficile à maîtriser, à faire partager, qui vient davantage d’un bruit de fond personnel que des risques venus d’ailleurs.
Le couple Babette et Jack est un couple « moderne » qui se dit tout. Delillo s’amuse à rapporter ces conversations qui n’en finissent pas de démontrer la vanité de l’ambition de communication. La peur de la mort (Babette) et le sentiment du danger à avoir été exposé (Jack) ne s’avouent pas si facilement. Mais pour autant, tenter d’éviter le face à face avec ses peurs peut être très dangereux : le pseudo médicament qui doit supprimer la peur de mourir conduit à la folie, le sentiment d’être condamné peut conduire au meurtre.
Au final, il reste toujours les enfants, comme Wilder, le plus jeune de la tribu : « Pourquoi je me sens si bien avec Wilder ? Ce n’est pas du tout comme lorsque je suis avec les autres enfants dis-je. –Vous appréciez son ego absolu, sa liberté sans limites. –En quoi sa liberté est-elle sans limites ? –Il ne sait pas encore qu’il va mourir. Il ne sait rien à propos de la mort. C’est cette ignorance puérile que vous chérissez, cet état qui exclut la profonde blessure. Vous avez envie d’être à ses côtés, de le toucher, de le regarder, de respirer son odeur ».
Lire un récit de Delillo, ce n’est pas lire un roman, c’est lire un texte qui vous étonne à chaque page par ses réflexions, digressions, situations cocasses qui parlent si bien de nos sociétés. S’il parle si bien, c’est qu’il est aussi, sans doute, un romancier. Pour ce roman-ci il a obtenu le National Book Award, dans les années 80, et il est toujours temps de le lire.

Bruit de fond
Don Delillo
Actes Sud (Babel) 10,50 €

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Les décrottoirs

decrottoir, rue des Coulmiers

Ils sont bien modestes, tellement bas qu’on ne les remarque plus. Souvent il ne reste qu’un morceau de « ferraille » qui dépasse du mur, qu’on a oublié d’enlever dirait-on, qui a dû servir à quelque chose autrefois…
D’autres, pas bien nombreux, sont repeints, ils gardent encore leur forme d’origine et peuvent éveiller la curiosité du passant. Cette curiosité, alors, peut faire s’élever ces témoins discrets de la ville ancienne au noble rang de « petit patrimoine urbain ».

Les décrottoirs du quartier des Chalets à Toulouse, et ce n’est pas un bien vaste quartier, sont encore plus de 150. Certes, parfois il faut deviner, sous le métal rouillé et tordu, que cet objet bien utile a eu son heure de gloire, tout brillant du raclage des dessous de chaussures. Les rues devaient être bien boueuses il y a 80 ou 100 ans, pour que s’impose le besoin de se décrotter avant de pénétrer dans le couloir de sa maison toulousaine.
decrottoir, rue du PrintempsLe décrottoir, ici, est fiché dans le mur, à droite ou à gauche de l’entrée, parfois un de chaque côté, à quelques 15 ou 20 centimètres du sol. On grattait ses chaussures face au mur, alors que dans d’autres villes ce pouvait être fait en parallèle, parfois sur l’instrument planté dans le sol. Dans un premier temps, les décrottoirs paraissent assez divers dans leur forme. En fait, l’observation attentive permet de s’apercevoir que beaucoup ont perdu une partie de leur état d’origine au point de les rendre méconnaissables. Ils ont beaucoup souffert du vandalisme automobile, lorsqu’à l’époque de la reine Voiture ils ont été écrasés sous les roues et les pare-chocs des véhicules envahissant les trottoirs. La remontée du niveau du sol a pu les noyer à demi dans le bitume ou le pavage. La restauration des façades, quand elle n’a pas provoqué l’enlèvement de l’objet gênant, l’a parfois arrosé de crépi.

decrottoir, rue PauihacSi on en détermine l’architecture principale, on peut recomposer le type initial. Trois sont particulièrement fréquents. A défaut de connaître leur dénomination à l’époque de leur scellement, on inventera ici une typologie :
– les décrottoirs « cornes de bélier » : ils sont fixés en trois points, et c’est la « corne », située en dessous qui a pu être arrachée.
– Les décrottoirs « pomme de pin » : plus d’une vingtaine sont encore entièrement visibles.
– Les décrottoirs « farandole » : ils présentent une décoration semblable à une ronde de danseurs, les bras levés. Deux sous types coexistent, l’un rectangulaire, l’autre rond.
Les autres formes sont isolées, moins d’une dizaine sont représentées dans ce quartier.
Ils sont tout en bas, ne cherchent pas à relever la tête, mais leur fierté se dévoile quand ils se sentent reconnus.

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La partition. Felipe Hernandez

La partition, Felipe Hernandez, VerdierLa frontière entre désir et folie peut être bien ténue.

Felipe Hernandez nous entraîne dans les désirs de personnages fous de musique : un producteur, des compositeurs, une chanteuse, une historienne de la musique baroque. Les univers obsessionnels de chacun se heurtent aux désirs des autres, ou s’allient un temps, dans des rencontres souvent douloureuses plombées par l’impossibilité de saisir le sens du comportement de l’autre.

José est un jeune compositeur qui reçoit commande de Ricardo Nubla, directeur du Conservatoire et producteur. Au fur et à mesure que son travail sur la partition avance, José s’aperçoit que Nubla a étendu ses filets tout autour de lui, de manière à orienter l’œuvre qu’il prépare en direction de ses seuls intérêts. Le sentiment d’être manipulé entre lui-même dans le jeu. José voit toutes ses relations perturbées par ce lien avec Nubla : sa compagne le quitte, son amie chanteuse devient un jouet entre les mains du producteur, son ami musicien ne veut plus le voir.
Ces désirs exacerbés tendent vers une violence tantôt explicite, tantôt sourde, menaçante, oppressante pour le lecteur. Les combats de chiens organisés au profit de Nubla prennent une dimension symbolique centrale. Mais les chiens ne sont pas les seuls à pouvoir y laisser leur vie.

La force d’écriture de Felipe Hernandez est d’arriver à nous faire partager la vie de José dans son monde dominé par les sons. Tout au long du roman l’univers sonore est présent, car les moindres bruits du quotidien sont partie prenante du processus de création musicale, ou du moins participent directement à l’état psychique du compositeur. « Il resta sur le seuil à écouter le rythme des pas d’Irène dans l’escalier, et quand elle eut refermé la porte d’entrée il resta planté là avec le vain espoir de distinguer ses pas parmi tous les pas qui parcouraient les rues de la ville. Et, pour la première fois, il eut l’impression d’entendre le rythme qu’il avait cherché en vain pendant tant de jours ».
Les obsessions de José et de Nubla ne sont pas de même nature. L’un reste du côté de la création, de la vie : « (…) insensiblement les notes qu’il écrivait sur la portée en venaient à s’intégrer dans cette autre portée sinueuse que traçaient les lignes du bois. Et il sentait physiquement le temps de la musique et le temps du bois se fondre en un seul temps organique, viscéral, qui l’entraînait au travers d’images rapides à la texture sonore et de rythmes aussi visibles que les stries de la ronce du noyer… ». L’autre par contre penche nettement vers le morbide.

Le roman prend place dans la liste des œuvres qui nous plongent dans des univers mentaux où le désir et ses mystères se déploient jusqu’à contaminer le monde réel. Nous sommes très proches de « l’espace intérieur » de James Ballard, écrivain anglais majeur qui nous a quitté cette année.

La partition. Felipe Hernandez
Traduit de l’espagnol par Dominique Blanc
Verdier (2008, 384 pages, 17 €)

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DreamTime. Temps du rêve. Grotte du Mas d’Azil

Exposition au Mas d'AzilAprès l’univers des grottes évoquées (voire reconstituées) par l’art au Musée des Abattoirs de Toulouse, nous voici dans cette cavité aux volumes imposants qui accueille les œuvres des mêmes artistes : la grotte du Mas d’Azil en Ariège.

Voûte bien vaste ouverte par la rivière ancienne, où passent même les automobiles, sans se douter qu’elles longent les « favelas d’Azil » de Pascale Marthine Tayou, faites de centaines de petites maisons de carton, accrochées à la pente.
Bien au-dessus de la rivière, comme tracé à la craie, un dessin qui rappelle à la fois les thèmes des aborigènes d’Australie et le relevé topographique d’un réseau souterrain est projeté sur le plafond de la voûte.
Dans la fraîcheur et l’opacité du monde sous terre, Delphine Gigoux Martin a pensé à l’éclairage : deux lustres de tessons de bouteilles ont attiré les papillons pendant que l’ombre de chauves souris tourne sans cesse. La salle du chaos est immense, et permet l’installation de plusieurs œuvres. Les plus frappantes sont celles de David Altmejd. Sept êtres fantastiques, plus ou moins ailés, ressortent terriblement blancs, juchés sur des hauteurs différentes, en attente du visiteur qui vient chercher l’aire de départ pour le rêve. Paul-Armand Gette ne déroge pas à sa réputation, sa photo de figue ouverte fait bien écho à un thème exploré par les spécialistes de l’art pariétal : la représentation symbolique des sexes. Jean-Luc Parant a profité d’une pente naturelle pour installer au sommet un « Parantosaure », pondant des milliers d’œufs qui dévalent la pente. Les bronzes de Miquel Barceló sont posés sur le sol du petit musée et renvoient aux objets archéologiques de la vitrine.

Exposition Dream Time au Mas d'AzilCharley Case et Thomas Israel ont assimilé un des caractères de la peinture paléolithique : son apparence mouvante, lorsque la figure, qui a profité des reliefs de la paroi, semble bouger à la lumière vacillante des torches. Ici, point de torches, mais une vidéo intègre astucieusement dans le creux de la roche l’image d’une femme qui donne la vie. Sur une surface plus plane, passe une femme nageant. Une belle réussite. On retrouve dans un coin de la « salle des chamans » le travail de Serge Pey avec ses bâtons de mots et ses dessins à la craie. Les trois squelettes d’ours des cavernes de Mark Dion surgissent grâce à leur peinture fluo et Virginie Yassef nous fait vivre l’orage tellurique juste avant de revenir à la lumière du jour.

L’amateur d’art contemporain se déplace ici dans un milieu inhabituel : la température, qui reste basse, l’impression d’humidité, les odeurs de roche, l’irrégularité du sol. Les œuvres, du coup, se respirent autrement. Parfois, cet amateur devra s’échapper quelque peu de l’emprise des sympathiques guides de la grotte, dont le rôle premier est de conter la préhistoire…

DreamTime. Temps du rêve
Grotte du Mas d’Azil
09290 Le Mas d’Azil – Tél : 05 61 69 97 71
Jusqu’au 11 novembre 2009
Visites guidées de la Grotte et de l’exposition DreamTime :
En juillet et août,TLJ de 10h à 18h
En septembre, du mar. au dim. de 10h à 12h et de 14h à 18h
Visites libres de la Grotte et de l’exposition DreamTime :
En juillet et août, TLJ de 10h à 13h et de 17h à 18h30
En septembre du mar. au dim. 10h à 12h et de 16h30 à 18h
Visites guidées spécifiques « Art contemporain – DreamTime » :
En juillet et août TLJ à 17h
Tarifs : Adultes : 6,10 € (TR 4,60 €), enfants de 6 à 15 ans : 3,10 €

Cette exposition est présentée parallèlement à celle du Musée des Abattoirs de Toulouse (lire le billet du 1er juillet 2009), où sont présentés les travaux préparatoires ainsi que des œuvres existantes des mêmes artistes ou des productions conçues en écho à la grotte du Mas-d’Azil. Une contremarque « DreamTime » donnant droit au tarif réduit pour l’entrée de la Grotte est remise aux visiteurs du Musée des Abattoirs et inversement.

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Train de nuit pour Lisbonne. Pascal Mercier

Train de nuit pour Lisbonne, Pascal MercierUn livre peut-il changer le cours de la vie ? Assurément oui pour Raimond Gregorius, professeur de littérature ancienne, proche de la soixantaine, qui découvre dans une librairie la phrase : « S’il est vrai que nous ne pouvons vivre qu’une petite partie de ce qui est en nous –qu’advient-il du reste ? ».

Il vit à Berne depuis longtemps, le livre qu’il vient de découvrir est écrit en portugais, langue qu’il ne comprend pas. Mais une femme, rencontrée brièvement plus tôt, est Portugaise. Deux bonnes raisons pour prendre le train de nuit pour Lisbonne dès le lendemain. Ses quêtes ne vont pas aboutir de la même façon.

Il arrive à approcher la figure du poète, en menant une enquête patiente auprès des personnes qui l’ont connu. Il se passionne de plus en plus pour une œuvre et un personnage qu’il arrive à traduire en apprenant la langue. Amadeu do Prado est mort, mais les témoins de sa vie, particulièrement ceux de sa famille, souvent hauts en couleur, permettent de reconstituer un portrait fascinant de cet homme qui a été médecin, écrivain, philosophe. Sans cesse Gregorius passe de la trace écrite aux souvenirs laissés par l’écrivain, au risque de rendre l’image de plus en plus complexe. Quand à la Portugaise du début du livre, nulle nouvelle.

Si Raimond Gregorius s’intéresse tant à l’œuvre d’Amadeu, c’est qu’elle fait profondément écho à sa vie intérieure. L’ombre de Fernando Pessoa, l’écrivain des identités multiples, n’est jamais bien loin, en particulier dans sa dimension temporelle lorsque Mercier fait écrire à Amadeu : « Et la confiance craintive que je lis dans les regards de ceux qui cherchent de l’aide me force à y croire tant qu’ils sont devant moi. Mais à peine sont-ils partis que je voudrais leur crier : je suis quand même encore ce garçon anxieux sur les marches de l’école, c’est totalement sans importance, c’est même un mensonge que je sois assis en blouse blanche derrière l’énorme bureau et que je distribue des conseils, ne vous laissez pas tromper par ce que nous appelons, avec une superficialité ridicule, le présent ».
Pascal Mercier nous donne l’occasion de belles rencontres : ses personnages, la ville de Lisbonne, la réflexion sur le temps. Le tout intimement mêlé avec beaucoup de talent.

Train de nuit pour Lisbonne
Pascal Mercier
Editions Maren Sell, 2006 (visiblement épuisé)
Disponible chez 10/18 depuis 2008 (10 €)

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Dream-Time. Temps du rêve aux Abattoirs à Toulouse

Exposition à Toulouse, les Abattoirs, DreamtimeOn peut commencer la visite par entrer dans la grotte de Xavier Veilhan.
Si la structure extérieure paraît étrange, hérissée de liteaux de bois, l’intérieur est tout à fait une grotte : on s’arrête dans la très faible clarté avant de traverser en silence et lentement.

L’idée du musée des Abattoirs est très alléchante : une exposition en diptyque qui se présente en même temps (avec des œuvres différentes mais les mêmes artistes) dans la grotte du Mas d’Azil en Ariège et au musée d’art contemporain toulousain.

Avant de parcourir les quelques 80 kilomètres qui séparent les deux sites, poursuivons la visite devant les peintures et totems aborigènes. Car c’est sous la thématique du temps du rêve des Aborigènes d’Australie que nous découvrons comment les artistes d’aujourd’hui évoquent l’univers de la grotte.
Les peintures aborigènes, schématiques, aux cercles concentriques ou cheminements sinueux, aux couleurs souvent de terre, sont habiles à rappeler le monde onirique. Les préhistoriques d’Ariège rêvaient-ils les animaux qu’ils dessinaient sur les parois ? Sans doute, et Pascale Marthine Tayou reprend un thème fréquent de l’art pariétal paléolithique : ses animaux dessinés sur les murs sont parsemés de sexes masculins érigés, et son évocation de dessins de Picasso nous fait penser que lui-même s’est inspiré des images de la préhistoire. L’artiste a dressé des totems aux têtes de poupées en tissu fichées sur des pattes en pâte de verre, le tout hissé sur des troncs d’arbre verticaux.
David Altmejd a pris le contre-pied de l’obscurité naturelle des profondeurs. Tout est construit en miroirs : grands panneaux pour les parois, personnages de plusieurs mètres de haut constitués de fragments de miroirs, ou constructions géométriques complexes toujours terriblement réfléchissantes. Cet univers hyperlumineux peut renvoyer à ces grottes où la calcite miroitante se révèle à la lumière des lampes.

Une des plus intéressantes installations est celle de Charley Case : une modeste caravane toute noire est encadrée de murs sombres aux reproductions de dessins de la préhistoire. Des petites fenêtres présentent des vidéos pendant que le bruit caractéristique de gouttes d’eau qui tombent avec de l’écho nous entête. Au-dessus, la voie lactée. La caravane apparaît comme le lieu d’arrivée, au fond de la grotte, et devient le point de départ pour un autre univers. Une sorte de fenêtre fente nous permet de voir, sur le plancher de la caravane, la vidéo d’une femme sur qui l’eau passe.

D’autres artistes, et non des moindres ont laissé des traces ici : Miquel Barcelo par l’humour, Paul-Armand Gette par l’érotisme, Jean-Luc Parant par les boules, bien sûr. Mais on retiendra particulièrement le travail de Serge Pey, poète performeur, qui a dressé plusieurs groupes de ses bâtons où sont écrits ses textes quasi microscopiques. Sur les murs, des reproductions des bisons d’Altamira ou du sorcier des Trois Frères, mais surtout l’histoire écrite à la main de la « Venus Hottentote », devenue Saartje Baartman et exhibée devant les foules européennes au début du 19ème siècle, disséquée ensuite par Cuvier… Nous avons commencé par le temps du rêve aborigène et finissons par le rêve cauchemar occidental.

DreamTime – Temps du Rêve
Grottes, Art Contemporain & Transhistoire
Jusqu’au 30 août 2009
les Abattoirs, 76 allées Charles-de-Fitte – 31300 Toulouse
Tel. 05 62 48 58 00
M° Saint-Cyprien République, bus : n°1, arrêt les Abattoirs
Vélo Toulouse : 2 stations à quelques dizaines de mètres du musée
Parking Roguet, place Roguet, 2 places handicapés réservées rue Charles Malpel
Mercredi, jeudi et vendredi de 10 h à 18 h, samedi et dimanche de 11 h à 19 h
Du 8 juillet au 6 septembre 2009 du mercredi au dimanche de 11 h à 19 h
Gratuit le 1er dimanche de chaque mois
Entrée 7€ / 3,5€, demi-tarif sur présentation du ticket de l’exposition du Mas d’Azil
Gratuit le 1er dimanche de chaque mois.

Grotte du Mas-d’Azil (09)
Du 16 mai au 14 novembre 2009
Ouvert tljs 10h-12h / 14h-18h – Eté : 10h-18h

le site des Abattoirs

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Cai Guo-Qiang : Je veux croire au Guggenheim à Bilbao

Le musée Guggenheim à BilbaoL’étonnement tient d’abord à l’architecture de Frank O. Gehry : certaines photos peuvent faire croire à un monstre de métal.

Les écailles miroitantes qui recouvrent la structure annulent l’effet métal, et la forme qui ne renvoie pourtant à aucune forme pré définie efface l’effet monstre.

Avant d’entrer, déambulez le long du Nervión qui coule aux pieds du musée, remontez vers le parvis où est assis le grand chien végétal, de façon à capter les métamorphoses des volumes proposés par Gehry.

A l’intérieur, Richard Serra nous plonge dans la Matière du Temps. Sept énormes sculptures faites de plaques d’acier invitent à déambuler autour, dedans, à se perdre dans des univers où les parois se mettent à pencher dangereusement, à déformer les sons, à figurer des villes fantomatiques grâce à l’activité des oxydes sur les surfaces. Dans une salle à côté, on découvre les maquettes de Serra : les formes sont étonnamment simples, et banales, et c’est bien la monumentalité des plaques d’acier qui nous renvoie à notre dimension petitement humaine.

Cai Guo-Qiang à BilbaoLes expositions temporaires nous proposent des œuvres de Cai Guo-Qiang, artiste chinois connu pour ses feux d’artifice déployés au cours de la cérémonie d’inauguration des derniers Jeux olympiques, et de Takashi Murakami, peintre Japonais représentant de la génération néo-pop. Seules certaines œuvres du premier nous ont arrêté.

Cai Guo-Quiang est un artiste du feu. Des vidéos, hélas souvent projetées sur des écrans trop exposés à la lumière qui rendent les images bien ternes, montrent sa passion pour les flammes qui courent, (sur la Muraille de Chine), les feux qui embrasent (le drapeau rouge à Varsovie), la fumée qui se déploie (un sombre arc en ciel). Il fait aussi dessiner le feu, en enflammant la poudre à canon disposée sur de grands panneaux de papier marouflé.
Ses installations peuvent être particulièrement spectaculaires. Sa thématique privilégiée ressurgit à travers ces 8 voitures blanches, comme jetées dans les airs, desquelles partent des bouquets de feu d’artifice en tubes fluorescents.

De plein fouet, Cai Guo-QiangCe sont celles qui témoignent d’un autre registre, celui de la longue durée, qui provoquent davantage de méditation. « De plein fouet » : 99 loups se précipitent en un grand bond contre une paroi vitrée, en ressortent plus ou moins assommés, et repartent, à terre, d’où ils viennent. Si les 99 loups sont figés dans leur mouvement, l’ensemble est perçu comme dynamique, et on entend presque le choc contre le verre.

« Réflexion ? Un cadeau d’Iwaki », est l’œuvre la plus sensible : une vieille et grande barque a été déterrée d’un marécage japonais par la population locale. Il en reste une charpente élaborée, puissante et en même temps défaite. Les clous qui tenaient les chevrons dépassent, les rafistolages en fer montrent combien cette barque a vécu. Elle est à moitié recouverte par des débris de porcelaine blanche, comme si son chargement ancien s’était répandu à l’échouage. Une vie rude de marins s’évade de l’installation et nous atteint.

Musée Guggenheim
Avenida Abandoibarra, 2 48001 Bilbao – Espagne
L’exposition Cai Guo-Qiang : Je veux croire est visible jusqu’au 6 sept. 2009
et l’exposition © Murakami jusqu’au 31 mai 2009
Ouvert du mardi au dimanche, de 10 h à 20 h

Sur le travail de Richard Serra, voir aussi  »Promenade » – Monumenta 2008

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Blanche et Marie. Per Olov Enquist

Blanche et Marie, Actes SudDans le cœur du roman, on trouve ces deux phrases : « Pas non plus comme l’amour de Blanche pour Charcot, qui est en réalité le sujet que le Livre des Questions déclare traiter. Ce "en réalité" ! ».

Ce point d’exclamation contient la magie de la littérature.

Depuis des dizaines de pages, l’auteur nous promenait dans le Paris des années 1880 à 1910, autour de deux femmes d’importance : Blanche Wittman, bien connue comme la « reine des hystériques », malade favorite du Professeur Charcot, lequel fît une belle carrière de neurologue (entre autre), en exhibant ses patients et surtout patientes devant le public.
Marie Curie, scientifique mythique, qui découvrit le radium et autres éléments au péril de sa vie, dont l’œuvre considérable lui valut deux prix Nobel, et qui fut la première femme à obtenir une chaire à la Sorbonne.

Nous suivons nos héroïnes comme si nous étions dans l’Histoire : les amours de Charcot et Blanche, de Marie et Paul Langevin, autre physicien célèbre. Nous connaissons la peinture d’André Brouillet qui met en scène Blanche avec le Professeur, le scandale dont a été victime Marie pour sa relation avec un homme marié.

L’auteur, Suédois contemporain, met dans les premières pages tout en place pour nous convaincre qu’il s’appuie sur la réalité de carnets écrits par Blanche (« Livre des questions »). Le cœur de l’intrigue repose sur l’amitié émouvante entre Blanche, devenue assistante de la scientifique, et Marie : deux femmes dont la carrière se débat dans cette époque si mâle et si puritaine.

Mais de quelle réalité s’agit-il ? Il va être difficile aux historiens de rétablir leur vérité à eux : aucune preuve que Blanche ait seulement rencontré Marie, encore moins qu’elle ait été son assistante, personne ne semble avoir eu connaissance des « carnets » de Blanche hormis Per Olov Enquist… Un rapide voyage dans l’univers critique nous permet de constater à quel point les commentateurs ont adhéré à ces histoires comme Histoire, au point parfois de regretter le style (roman documentaire ! exposé journalistique en histoire des sciences !).

Heureusement, tout du récit est littérature, et donc tout est aussi « faux » que « vrai ».
Choisissons notre « réalité » : une très bonne évocation de la place des femmes dans cette société, des portraits splendides où ces hommes si puissants peuvent être bernés par des femmes qui savent les manipuler voire les tuer. Une société au nationalisme exacerbé qui voit en la « Polonaise » un danger pour tous les maris fidèles français. La grande proximité entre amour et pouvoir. Le lien entre femmes qui permet de résister aux épreuves.

Un beau roman qui doit nous faire soigneusement rester dans le registre de l’ambiguïté : des personnages ayant existé, certes, mais qui ont acquis la liberté de l’existence littéraire.

Blanche et Marie
Per Olov Enquist
Actes Sud 2006
Egalement en Livre de Poche

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