
Les trois premières et les trois dernières phrases du prix Goncourt 1969 sont identiques et donnent le ton du roman : « Elle est ronde cette place. Non, elle n’est pas ronde. Pourquoi ai-je dit qu’elle était ronde ? ». Des phrases très courtes tout au long du livre, qui donnent l’impression d’une action continuelle, sans aucune pause pour la réflexion. Félicien Marceau nous parle de la société du présent, qui avance dans une perpétuelle fuite en avant.
Il est dommage que l’intrigue du roman soit d’une banalité aussi insipide que le monde qu’il nous présente. Un député s’éprend d’un jeune mannequin et hésite : peut-il abandonner épouse et enfants pour Creezy, femme de papier glacé, plutôt fragile ? Le dénouement de l’histoire, à peine ambiguë, n’aide pas à une véritable compréhension de personnages qui restent aussi superficiels que l’univers décrit.
Le narrateur est le député qui nous fait part de son aventure et de sa découverte de Creezy : « Dans l’univers de Creezy, tout est immédiat, né de l’instant et aboli avec lui (…) Avant : rien, une zone obscure, même pas, l’obscurité est encore une question, des limbes, quelque chose de vague, de flou, à peine distinct du néant. Demain : cette idée ne nous effleure même pas. Le présent est autour de nous, immobile, figé, comme un givre (…) ».
Lui-même est embarqué dans un rythme qu’il ne maîtrise plus, symbolisé par des parcours en voiture désordonnés : « Les phares sautent d’un côté à l’autre, comme si la lumière volait en éclats, comme si devant nous courait un photographe ivre de ses flashes. Nous arrivons à un grand échangeur, cinq ou six routes qui s’enjambent. Arrivée au point le plus haut, Creezy arrête la voiture. Nous sortons. Au-dessous de nous, il y a de longues arches, de longues rampes courbes, qui s’en vont, qui reviennent, des piliers, des voûtes, des pans noirs, d’autres blancs et brillants, une lumière lunaire, blanche et gris pâle, sous de grands lampadaires ».
Si l’inanité de ce mode de vie nous est bien évoquée, si au-delà du brillant du papier glacé on sent poindre des zones d’ombre plus troubles, l’auteur n’est pas allé jusqu’au bout de son propos faute de personnages suffisamment convaincants.
Andreossi
C’est une des plus belles réussites des jurés du Goncourt : le choix du Rivage des Syrtes, en 1951. Mais aussi un échec pour eux : Julien Gracq n’a pas voulu de leur prix. Le roman n’avait pas besoin de cette publicité (certes involontaire de la part de l’auteur, rigoureux dans ses opinions), car il est depuis un des classiques de la littérature française.
En 1943, les jurés du Goncourt ont distingué Marius Grout et son « Passage de l’homme », conte philosophique bien pessimiste, ce n’est sans doute pas un hasard en pleine occupation allemande. L’auteur reste attentif jusqu’au bout à respecter la forme qu’il s’est choisi pour développer ses arguments, mais il évite l’ennui du lecteur grâce à la brièveté de son roman.
Parce que les jurés du Goncourt 1932 ont choisi « Les Loups » plutôt que « Voyage au bout de la nuit » de Céline, entré depuis dans l’histoire de la littérature, faut-il en refuser la lecture ? Le roman de Guy Mazeline est certes d’une écriture assez ordinaire, mais ce premier volume de la saga familiale des Jobourg se lit sans déplaisir et l’évocation du milieu havrais de la fin du XIXème siècle paraît vraisemblable.
C’est un roman psychologique que les jurés du Goncourt ont choisi de couronner en 1926.
En 2006 le prix Goncourt a été attribué à un roman, Les Bienveillantes, qui laisse le lecteur bien perplexe : son côté « documentaire », qui met en scène une grande tragédie historique, peut apparaître comme le plus intéressant, même au prix d’une lecture éprouvante, tandis que le côté « romanesque », lorsqu’il s’agit du destin individuel du narrateur, a beaucoup de mal à passer le cap de la vraisemblance.
Les confidences entre Gloria, Babette, Lola et Aurore, révélées par le Goncourt 1998, ont du mal à nous intéresser vraiment. On peut penser qu’il s’agit d’une satire du milieu universitaire américain des années 90, mais tout cela paraît un peu court, n’évite pas la caricature abusive et ne fait que trop rarement sourire.
Il faut d’abord s’habituer au français du Goncourt 1989 : « En moins que rien il avait grab son vieille carabine et, craignant plus la nuit, se jeta au hasard des fardoches. Tant pis les ramponeaux, les griffures des broussailles sur ses mollets de kildi, il sentait pas son sang ». Sauf à consulter un dictionnaire du langage cajun, le sens de certains mots restera secret, mais quelque connaissance de l’anglais aidera souvent, tant le parler de la Louisiane emprunte à la langue voisine.
Le Goncourt de l’année 1978 est plus intéressant que captivant. L’interrogation de Guy Roland sur son passé ne s’effectue pas sous le registre de l’émotionnel, car il agit plutôt comme si une simple curiosité le motivait dans ses recherches. Cette distance avec une quête qu’on aurait pu imaginer vécue avec davantage de trouble donne sa portée originale au roman.
Il fait souvent froid dans le Jura de Bernard Clavel : Les Fruits de l’hiver, Goncourt 1968, sont ceux de l’occupation allemande, mais aussi ceux de la vieillesse du couple Dubois. En cinq chapitres plutôt lents, des premières difficultés à « fabriquer », comme on dit au pays, son bois de chauffage, jusqu’au lit de mort du père Dubois, diverses étapes du vieillissement nous sont décrites, dans un style « réaliste » qui ne parvient pas complètement à nous faire ressentir l’intimité du vieillir.