La double vie de Vermeer. Luigi Guarnieri

Luigi GuarnieriVoici certainement l’histoire de faussaire la plus gonflée et la plus réussie du siècle dernier.

Dans la première partie du XXème siècle, Han van Meegeren (VM), peintre hollandais admirateur des grands maîtres du passé, pourfendeur des modernes de son temps, produit une peinture traditionnelle qui plaît au public mais n’éblouit pas la critique.
Petit à petit gagné par l’amertume à l’égard des milieux "autorisés" qui ont le tort selon lui de s’intéresser un peu trop à ces Magritte, Picasso et autre Dali, VM se répand en articles féroces contre les critiques et historiens d’art. C’est ainsi que d’un même mouvement, il signe son exclusion des milieux artistiques et commence à nourrir un incommensurable désir de vengeance.
Il décide alors de faire un faux, un faux idéal, qui trompera tout ce beau monde et fera de lui un artiste de génie.

Sa "victime", idéale elle aussi : la peinture de Vermeer, alors découverte depuis peu et déjà vouée aux gémonies. Par bonheur, l’on ignore pratiquement tout de la biographie de Vermeer et ses oeuvres authentifiées se comptent sur quelques poignées de main.
VM s’engouffre dans la brèche ouverte par un historien d’art, selon qui le peintre hollandais aurait eu une "période religieuse".
Utilisant les techniques, les matériaux et les pigments du XVIIème siècle, y compris le plus coûteux d’entre eux, le bleu lapis-lazuli, VM réalise un chef d’oeuvre Les Disciples d’Emmaus qui bluffe et les experts et l’Etat néerlandais.
Il faut préciser qu’il bénéficie du contexte de son époque – celle-là même qui le conduira plus tard à sa perte : pendant l’occupation des Pays-Bas par l’Allemagne, l’Etat se précipite pour acquérir ce miraculeux Vermeer, de crainte qu’il ne tombe entre les mains de l’occupant.
Tout aurait pu s’arrêter là. (Et l’on ne peut s’empêcher d’imaginer que dans d’autres circonstances, étant donné l’absence de soupçon sur cette oeuvre, ce faux n’aurait peut-être jamais été identifié comme tel et que l’on admirerait encore aujourd’hui ce Disciples d’Emmaus comme l’un des plus beaux Vermeer…)

Mais VM ne put s’arrêter là, bien que sa vengeance eût été accomplie : la facilité avec laquelle il avait aveuglé les experts avait donné raison au mépris dans lequel il les tenait.
En réalité, notre héros courait après la reconnaissance de son talent d’artiste et dès lors il se mit à multiplier les faux et les risques, négligeant de plus en plus de détails (poussé certainement par un désir profond de se dévoiler comme auteur de ces oeuvres) jusqu’à ce que l’un de ses acheteurs ne soit autre que le nazi Hermann Göring.
Cette "plaisanterie" finira donc à la Libération sur une accusation de collaboration avec l’ennemi (ce qui n’était visiblement pas son intention) et, pour y échapper, VM avouera ses forfaits et leurs mobiles.

Malgré son style plat, ce roman qui se lit comme un document est absolument passionnant. D’une part parce que, partagé entre dégoût et admiration, le lecteur ne peut s’empêcher de s’attacher à ce stupéfiant faussaire, après qui la valeur de l’art et ses appréciations se trouvent quelque peu relativisées. D’autre part parce que le sujet sur lequel il s’appuie, l’oeuvre de Vermeer et l’engouement qu’elle a entraîné au début du XXème siècle donnent à Luigi Guarnieri l’occasion d’aller faire un petit tour du côté de chez Swann, au cours d’une délicieuse digression sur le fameux petit pan de mur jaune que Proust via Bergotte admirait tant dans le tableau La vue de Delf, celui-ci, paraît-il, authentique Vermeer…

La double vie de Vermeer. Luigi Guarnieri
Traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli
Actes Sud (2006) 229 p., 19,80 €

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Antigone. Henry Bauchau

Antigone, BauchauDepuis la mise en place de l’histoire et des personnages par Sophocle, on a connu beaucoup de versions d’Antigone. Elles ont été essentiellement été écrites pour le théâtre. Et voilà qu’un auteur, peu connu jusqu’alors malgré ses romans, ses recueils de poèmes, ses pièces de théâtre (et même sa biographie de Mao Zedong !), publie il y a dix ans un Antigone roman.

Certes, nous avons bien un roman, écrit à la première personne, qui déploie une partie des péripéties de la vie de la fille d’Œdipe, au moment où elle reprend le chemin vers Thèbes. Mais l’écriture, la magie de l’évocation en font un texte où la poésie nous emporte directement dans l’univers des mythes grecs. C’est à dire aux racines de notre culture.

Antigone met toute son ardeur à empêcher la guerre entre ses deux frères tant aimés, Polynice et Etéocle. Elle ne manque pas de moyens, qui constituent les références au merveilleux que l’on peut attendre du royaume des mythes : elle sait bander un arc comme nul autre ; elle sculpte admirablement le portrait de Jocaste, leur mère, pour tenter de dissuader ses frères de se battre. Mais surtout elle a le don d’émettre un cri qui bouleverse tellement ceux qui l’entendent qu’elle peut en obtenir beaucoup.

Henry Bauchau a principalement orienté sa thématique sur la question des genres masculin et féminin, et les portraits de femmes (car Ismène, la sœur, tient une grande place) sont superbes d’intelligence et de sentiment. Antigone est une révoltée, qui veut dépasser les attributs de la condition de la femme grecque pour amadouer la virilité exacerbée de ses frères :

« Quand il annonce que le corps de Polynice doit pourrir sans sépulture, je ne puis plus contenir mon cri. L’indignation, la colère s’échappent de mon corps et vont frapper de front le mufle de la ville avec l’énorme fardeau de douleur, de bêtise et d’iniquité qu’elle fait peser sur moi et sur toutes les femmes. Oui, moi Antigone, la mendiante du roi aveugle, je me découvre rebelle à ma patrie, définitivement rebelle à Thèbes, à sa loi virile, à ses guerres imbéciles et à son culte orgueilleux de la mort » (p. 289).

Un beau plaisir de lecture.

Antigone. Henry Bauchau
Actes Sud, 21 €, 368 p.
Egalement en poche, Babel, 8,50 €, 354 p.

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Les mystères du rectangle. Siri Hustvedt

Les mystères du rectangle, Siri HustvedtLes mystères du rectangle, c’est d’abord le mystère de La Tempête, ce tableau peint par Giorgione en 1505 dont Siri Hustvedt est tombée amoureuse à l’âge de 19 ans lorsqu’une reproduction lui en a été montrée sur les bancs de l’université.
Ce fut son premier "moment de réelle transcendance" face à une oeuvre.
Ainsi a débuté sa quête pour tenter d’éclaircir les motifs de son émotion.
Dénué des références aisément identifiables de la peinture de l’époque, ce tableau a donné lieu à des analyses fort différentes qui ne l’ont guère aidée.
Siri Hustvedt est allée voir La Tempête plusieurs fois à l’Accademia de Venise, longuement, intensément. L’attention entièrement tournée vers la peinture, à l’écoute de ses sensations. Elle s’est aperçue (à l’occasion d’un tour que lui a joué sa mémoire, laquelle avait commencé par l’éliminer) que c’était par le personnage masculin qu’elle "entrait" dans le tableau, se mettant à la place de cet homme qui regarde la femme dénudée en train d’allaiter. (1)
La Tempête lui apparaît alors comme une « illustration du voyeurisme », attirant le spectateur « au-dedans d’une scène qui s’annonce comme un rêve ou une vision intérieure ».
Et demeurent, tenaces, non seulement le sentiment que ce tableau échappe à sa compréhension, mais aussi celui que, précisément, cette part d’ombre y est pour beaucoup dans son amour pour la toile de Giorgione.

Chemin faisant, Siri Hustvedt (Madame Paul Auster à la ville) se livre à une approche éminemment personnelle des oeuvres picturales. Elle n’est pas une professionnelle, mais simplement une passionnée de peinture. Elle se documente, lit les historiens et les critiques d’art, mais ce qui l’intéresse avant tout est le tableau, son mystère, qu’elle entend contempler, éventuellement comprendre, débarrassée de toute référence culturelle. Regarder par elle-même, d’un oeil neuf : « Je crois que les notions de "génie", de "chef d’oeuvre", de "plus grand", de "meilleur" s’interposent entre nous et ce que nous regardons. » Et enfin, être à l’écoute de ce qu’elle ressent, tenant comme Henry James que « En art, la sensation est sens ».

Cette approche la conduit à découvrir dans La dame collier de perles de Vermeer un détail en forme d’oeuf, lequel l’amène à penser que l’oeuvre évoque l’Annonciation ; à déceler des autoportraits non seulement dans Les Caprices de Goya mais également dans Le trois mai.
En partant de Jean-Baptiste-Siméon Chardin, elle projette sur les natures mortes de très beaux éclairages, mais également sur la peinture de Giorgio Morandi, de Joan Mitchell et de Gerhard Richter.

Giorgione, La TempêteServies par une prose claire et un langage simple, bien construites, joliment ramassées à chaque fin de chapitre, ces réflexions constituent une séduisante invitation à appréhender les oeuvres évoquées en adoptant le regard original de Siri Hustvedt.
Mais plus encore, l’audace, la subjectivité revendiquées par l’auteur ne peuvent qu’encourager à aborder la peinture et les oeuvres d’art en général de façon personnelle, en étant dénué ou pas de connaissances et de références, mais en écoutant toujours sa sensibilité, et assumant pleinement que « Nul ne se laisse à l’écart en regardant un tableau ».

Les mystères du rectangle. Siri Hustvedt
Essais sur la peinture traduits de l’américain par Christine Le Boeuf
Actes Sud (2006), 245 p.,

(1) A ce sujet, Siri Hustvedt souligne : « Dans de nombreux tableaux à thème érotique, il est généralement admis, de l’intérieur même du tableau, que le spectateur est un homme. Ce que l’on a moins évoqué, c’est la facilité avec laquelle une femme se glisse dans la peau d’un homme lorsqu’elle regarde un tel tableau. »

Image : La Tempête, Giorgione, 1505, Venise, Galleria dell’Accademia

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La vie devant soi. Emile Ajar

La vie devant soi, Emile AjarPrix Goncourt 1975, La vie devant soi a été publié sous le nom d’Emile Ajar, valant ainsi à Romain Gary un deuxième Prix Goncourt, après celui qui lui avait été attribué pour Les Racines du ciel en 1956.

Roman Kacew n’en était pas à son coup d’essai en matière de changement d’identité puisque dès les années 1940, alors qu’il sert les Forces Françaises Aériennes Libres, il adopte le pseudonyme de Gary, qui signifie brûle ! en russe, sa nationalité d’origine.

La vie devant soi est le deuxième des quatre romans publiés sous le nom d’Emile Ajar (cette fois braise en russe), après Gros-Câlin, drôle de récit décalé et attachant, plein d’humour et de mélancolie.

La véritable identité de l’auteur de ces romans ne sera en définitive mise au jour qu’en 1981, un an après la disparition de Romain Gary.
Cette entreprise de mystification extraordinairement réussie ne saurait pour autant éclipser le talent de l’écrivain.

La vie devant soi, c’est d’abord une langue, celle, enfantine et approximative de Momo, jeune garçon arabe élevé par une vieille femme juive. Momo raconte leur quotidien, celui de leur voisinage dans le Belleville des populations immigrées. Il y est question de pauvreté, de prostitution, d’identité, mais aussi de bonne humeur, de religion et de poésie, thèmes évoqués avec le regard à la fois naïf et lucide du petit Momo.
Mais le livre est avant tout une histoire d’amour, car Momo qui ne connaît ni père ni mère n’a que Mme Rosa à aimer et elle n’a que Momo au monde.
L’enfant accompagnera Mme Rosa jusqu’à son dernier souffle, dans un final des plus poignants.

Si les plus belles pages du livre sont certainement celles dans lesquelles Momo livre ses réflexions sur la vieillesse, sa valeur tient aussi au ton léger avec lequel le narrateur exprime sa souffrance.
Le passage dont est issu le titre est magnifique de cette gravité légère. Momo vient d’apprendre du docteur Katz que Mme Rosa est très malade. Assis avec lui dans l’escalier, il se met à pleurer comme un veau :

– Il ne faut pas pleurer, mon petit, c’est naturel que les vieux meurent. Tu as toute la vie devant toi.
Il cherchait à me faire peur, ce salaud-là, ou quoi ? J’ai toujours remarqué que les vieux disent : " tu es jeune, tu as toute la vie devant toi ", avec un bon sourire, comme si cela leur faisait plaisir.
Je me suis levé. Bon je savais que j’ai toute ma vie devant moi mais je n’allais pas me rendre malade pour ça.

La vie devant soi. Emile Ajar
Edition de poche Folio/Gallimard, en ce moment dans un joli étui couleur or, 274 p., 7,40 €

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No country for old men (Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme). Cormac McCarthy

No country for old men, Non ce pays n'est pas pour le vieil homme, Cormac McCarthyNo country for old men (Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme), l’avant-dernier livre de Cormac McCarthy (1) vient d’être réédité en poche, juste avant la sortie du film des frères Coen, en salles aujourd’hui.
Dialogues épurés, narration dense, intrigue haletante, ce thriller, qu’on ne lâche pas, sauf pour respirer entre deux carnages, semble être écrit comme un scénario.

En plein désert, à la frontière du Texas et du Mexique, Moss, un jeune chasseur d’antilopes trouve trois véhicules criblés de balles. A l’avant, trois cadavres. A l’arrière, une solide cargaison d’héroïne. Moss n’y touche pas et continue sa route. Plus loin, un quatrième macchabée. A ses pieds, une serviette en cuir contenant 2,4 millions de dollars. Il la prend.
Les embêtements vont pouvoir commencer.
Le chasseur devient à son tour une proie, la proie d’une chasse à l’homme sans répit. A ses trousses, entre autres, Chigurh, un tueur fou très appliqué et doté d’une arme spéciale, sans balle, effroyablement efficace.
Entre les deux, le shérif Bell, plutôt belle âme, dévoué à la protection de ses administrés (dont on apprendra plus tard qu’il a quelques soucis avec sa conscience) essaie d’arrêter cette machine infernale. Mais face au prédateur psychopathe, les repères de ce shérif à l’ancienne se brouillent : Chigurh est-il un fantôme, ou bien l’incarnation du Diable ?
Sa perplexité et son angoisse, vaguement mâtinés de métaphysique ne résistent pas au rouleur compresseur : Chigurh est bel et bien un homme, un homme du monde moderne, du milieu des narcotrafiquants, bien loin des voleurs de bétail de l’ancien temps.
Incarné par Javier Bardem dans le film des frères Coen, il n’a pas fini de nous faire frissonner.

No country for old men (Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme).
Cormac McCarthy
Points, 300 p., 7 €

(1) Le même Cormac McCarthy rencontre actuellement un grand succès en France avec son dernier roman, La route, qui a été plébiscité aux Etats-Unis (Plus de deux millions d’exemplaires vendus ; prix Pulitzer 2007).

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Marcel Duchamp, par Bernard Marcadé

Marcel Duchamp, Bernard Marcadé, Flammarion Marcel Duchamp est-il seulement celui qui renversa une pissotière pour en faire une fontaine ?
Bernard Marcadé nous incite à penser que cette réputation n’était pas pour déplaire à l’artiste.

Mais par ailleurs, explorer la vie de Marcel est une occasion extraordinaire de s’interroger sur le sens de l’activité artistique, sur la place de l’artiste dans la société, sur les rapports entre construction individuelle et réception sociale d’une œuvre.

Le livre de Marcadé déroule très classiquement cette biographie selon la chronologie, et c’est bien commode pour suivre la très grande cohérence du travail de Duchamp, qui reflète d’abord une belle fidélité à une conception de la vie fixée très tôt.

Le portrait de cet homme qui s’est défini comme paresseux, qui s’est appliqué au « détachement » vis-à-vis de la notoriété et des valeurs dominantes (argent, marché de l’art), constitue une brèche éblouissante pour le lecteur d’aujourd’hui assommé par les étalages de la société de la réussite.
On peut certes trouver excessif cet amour du non engagement durant la deuxième guerre mondiale mais l’antimilitarisme (mieux : l’antipatriotisme) datait pour lui de l’effroyable boucherie de 14-18.
Ce joueur d’échec obsessionnel prenait la vie comme un jeu, et l’art aussi sérieusement que la vie (« Seuls les échecs lui servent à se déprendre des contingences sociales de la vie, de l’art, et même de l’amour »).

Aucun mouvement artistique n’a pu l’annexer complètement et il a réussi à les traverser tous sans se fâcher avec quiconque. Ce qu’il privilégiait, c’était le geste : « c’est l’imagination du mouvement ou du geste qui fait la beauté » disait-il.
Nous restons curieux sur ses propres goûts : quel effet les œuvres d’art (anciennes, de ses contemporains) avaient-elles sur lui ? On le sait peu, même s’il a défendu certains artistes (Brancusi par exemple), s’il en a encouragé d’autres, s’il a organisé bien des expositions aux USA ou en Europe. Sa déclaration « L’art ne m’intéresse pas. Ce sont les artistes qui m’intéressent » répond en partie à notre curiosité.

Sa volonté de détachement vis-à-vis des contraintes affectives a tenu jusqu’à l’âge de 59 ans. Un amour impossible révèle les limites de l’ambition de ne point se laisser prendre, en même temps qu’il provoque la passion de créer : pendant 20 ans, jusqu’en 1966, Duchamp travaille en secret sur son installation Etant donnés.

Bernard Marcadé a le talent de nous faire accepter les apparentes contradictions (et certaines peut-être bien réelles) de cet artiste devenu une référence majeure de l’art d’aujourd’hui.

Marcel Duchamp. Bernard Marcadé
Flammarion (2007), 595 p., 27 €

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Howard Buten. Buffo

Howard Buten, BuffoBuffo est ce clown singulier inventé par Howard Buten bien avant qu’il ne devienne l’auteur de Quand j’avais cinq ans je m’ai tué et le psychologue clinicien pour enfants que l’on sait.

Ainsi qu’il l’explique dans ce livre simplement intitulé Buffo, c’est en France qu’il a révélé sa triple identité, établissant aux yeux du public les liens entre ses trois carrières, la scène, la littérature et la psychiatrie, jusqu’alors soigneusement séparées.

Sur les planches, par la seule force du mime ponctué de quelques notes de musique, Buffo créé des histoires absurdes qui, avec la grâce de l’ellipse, embarquent le spectateur dans un monde poétique.

Dans ce récit, Howard Buten livre sur un ton direct, "à l’américaine", souvent mâtiné d’humour, comment, au début des années 1970, il a donné naissance à Buffo avant de le faire évoluer et grandir.

Howard était un enfant têtu et dégourdi, qui ne voulait pas "faire Zorro" mais "être Zorro", puis un adolescent qui se refusait le plaisir d’aller au concert des Beatles au motif que, à défaut d‘être lui-même les Beatles, il n’aurait pu y aller qu’en étant l’ami des Beatles. Il y eut ensuite l’école de cirque, à l’issue de laquelle un grand directeur le juge "trop subtil" pour se produire dans sa compagnie ; enfin, l’inspiration, très tôt aussi, du côté de Grock, clown suisse de music-hall des années 1920-1930 qui ne ressemblait à aucun autre. Et encore, ce qui pourrait étonner : sa profonde détestation des clowns ! En réalité, et on le comprend quand on connaît un peu le personnage de Buffo, ce sont les lieux communs attachés à l’image classique du clown que Buten tient en horreur.

Tel un album souvenirs, le livre est abondamment émaillé de photos, rendant encore plus vivantes les incroyables anecdotes et péripéties de Buffo à ses débuts.
Surtout, elles illustrent ce qui fait la force du récit d’Howard Buten : la manière dont Buffo est né, puis s’est affiné jusqu’à trouver l’aspect qu’on lui connait. Car ce qu’a cherché Buten très vite c’est "le chemin de l’âme de Buffo", "sa personnalité singulière", expliquant qu’il a mis des années à "débarrasser Buffo de toute trace de (lui)-même".
L’histoire de Buffo et des difficultés qu’il a eues à plaire est aussi attachante que le clown Buffo lui-même.
Mais celle de l’invention, puis du compagnonnage, qui dure depuis plus de trente-cinq ans, d’Howard Buten avec son personnage est elle très émouvante.

Howard Buten. Buffo
Traduit de l’américain par Jean-Pierre Carasso
Editions Actes Sud, 2005
256 p., 29 €

On peut voir en ce moment Buffo au Théâtre du Rond-Point à Paris (jusqu’au 3 février 2008).

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Les poèmes de Jacques Prévert en BD

Les poèmes de Prévert en BDOn a parfois tendance à considérer Prévert à partir de nos souvenirs d’école, lorsqu’on récitait en choeur et par coeur Le cancre : des textes au langage simple destinés aux enfants.

Méconnaissance quasi-totale : les poèmes illustrés dans ce recueil sont pour certains d’entre eux d’une grande violence. La charge contre la religion, la guerre et la morale est sans appel. Il n’y a par exemple qu’à relire Sur le champ pour goûter la verve anti-militariste de Prévert.

Quant à son humour, il est souvent noir, voire saignant : avec L’orgue de barbarie, les dessinateurs s’en donnent à coeur joie. Ce poème donne lieu à deux interprétations, l’une assez effrayante de Gwendal Blondelle, l’autre beaucoup plus douce et féminine de Sophie Chaumard (d’une grande beauté).

Il faut dire que l’inspiration surréaliste et l’imaginaire du poète, mais aussi son extraordinaire sens de la narration se prêtent merveilleusement à la bande dessinée, que ce soit avec la poignante Chanson des escargots qui vont à l’enterrement, la terrifiante Chasse à l’enfant ou les tendrement ironiques Quelqu’un (restitué dans un vieux Paris impersonnel et triste) et Pour toi, mon amour.

Humaniste s’adressant à tous, Jacques Prévert est indémodable. Ses mots continuent de frapper par leur simplicité, leur musicalité, leur engagement et leur humour, comme dans Ne rêvez pas, dont l’actualité est mises en évidence par le dessin ultra-réaliste voire futuriste de Raphaël Gauthey :

Ne rêvez pas
pointez
grattez vaquez marnez bossez trimez
Ne rêvez pas
l’électronique rêvera pour vous
Ne lisez pas
l’électrolyseur lira pour vous
Ne faites pas l’amour
l’électrocoïtal le fera pour vous

Pointez
grattez vaquez marnez bossez trimez
Ne vous reposez pas
le Travail repose sur vous.

A découvrir dans :
Les poèmes de Jacques Prévert en bandes dessinées
Editions petit à petit
96 p., 15 €

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Petit éloge de la douceur. Stéphane Audeguy

Petit éloge de la douceur, Stéphane AudeguyVoici un livre qui permet d’oublier vite fait bien fait la sale humidité de janvier.
Dans ce recueil de petits textes déroulés à la façon d’un abécédaire, Stéphane Audeguy dresse l’inventaire des « douceurs » de la vie.
Qu’on ne s’y méprenne, la douceur n’est pas mièvrerie, ni résignation ; encore moins régression du côté de la guimauve et des doudous. Le propos d’Audeguy, ô combien délectable, est « d’appeler ici douceur l’ensemble des puissances d’une existence libre ».
Le programme est donc tout ce qu’il y a de plus actif : une pensée, une volonté, une vigilance, des choix. C’est ainsi que d’Amitié à Transgression (en cinq lignes superbes), en passant par la Cuisine (« art des délicatesses »), le Silence, les Tapas, les « beaux Jardins démocratiques de Gilles Clément », ou encore bien sûr la Lecture (« la plus subtile, la plus tendre, la plus raffinée, la plus raffinante de toutes les activités »), Stéphane Audeguy pointe du doigt ces petites et grandes choses dans lesquelles on s’apaise et se retrouve.
Citant Barthes et Nietzsche à point nommé, il ne s’interdit pas quelques flèches à l’encontre de « la haine petite bourgeoise… à l’égard de toutes les différences », ou encore de l’usage du sac à dos dans le métro, observant qu‘« un nombre grandissant d’individus négligent de s’interroger sur leur encombrement ».
Beau, frais et drôlement bien tourné.

Petit éloge de la douceur. Stéphane Audeguy
Folio Gallimard, 2 €

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Parlez-moi d'Amour ! au Musée des lettres et manuscrits

Parlez-moi d'amour ! Exposition au musée des lettres et manuscritsMots doux ou enflammés, mais mots toujours lyriques, à la fois si près du ridicule et si beaux. Que ne donnerait-on pas pour être dans l’état qui fait jaillir ce mouvement fou, ces mots maladroits, magnifiques, poétiques ?

Cette exposition de lettres et poèmes d’amour où, de Hugo à Piaf en passant par Apollinaire ou Picabia, les plus grands côtoient les plus célèbres voire les plus costauds, est à visiter tranquillement, au calme. Une ambiance que le Musée des lettres et manuscrits, dans un hôtel particulier retiré au fond d’un passage entre l’Odéon et la Seine, réserve à ses visiteurs heureux initiés.

Sous les vitrines, l’encre, les mots manuscrits, le papier vieilli et les sentiments si forts de tous ces disparus : l’émotion venue du passé ne tarde pas à renaître et très vite nous gagner. Magie de l’écriture.
Et des belles histoires, venues d’"anonymes" aussi, comme celle d’Alfred Roselau qui, durant le Siège de Paris en 1870-71, écrit à son épouse installée dans leur château d’Aubusson deux lettres par jour. N’ayant pas confiance dans le nouveau système postal du ballon monté, il affranchit ses lettres, inscrit au recto "A remettre à la Poste de France" et les attache à un ballon de baudruche qu’il laisse s’envoler de son balcon du 23 rue des Gravilliers dans le 3ème arrondissement de Paris. Il paraît que certaines sont arrivées à son heureuse destinataire…

Mais le clou de l’exposition est assurément la révélation au public d’un manuscrit exceptionnel. Il s’agit des lettres qu’Antoine de Saint-Exupéry a adressées, jusque dans les derniers mois avant sa disparition, en 1944, à une inconnue qu’il avait rencontrée dans le train et dont il était tombé immédiatement amoureux. La belle, mariée et enceinte, l’avait éconduit. Cet ensemble de douze feuillets, dont la moitié est ornée de dessins à l’aquarelle de l’artiste, est poignant au possible. Sur l’un des premiers, à côté du Petit Prince, on peut lire "Il était triste et donc injuste. J’ai cassé tout ce qu’il disait mais j’ai gardé le dessin parce qu’il est tellement ressemblant… Il n’est pas si méchant que ça mais il est tellement mélancolique".

Et puisqu’il est naturellement impossible de tous les citer, finissons sur ces mots écrits par Romain Gary à son amie Christel Kryland : "Et rien jamais, ni le mariage, ni l’amour ni les enfants ne te rapprocheront de moi plus que ça : l’effort d’être un homme".
Et voilà.

Parlez-moi d’Amour !
Exposition prolongée jusqu’au 18 mai 2008
Musée des lettes et manuscrits
8, rue de Nesle – Paris 6ème (M° Odéon, St-Michel, Pont-Neuf)
Du mar. au ven. de 10 h à 20 h, les sam. et dim. de 10 h à 18 h
Entrée 6 € (TR 4,50 €)
Programme des manifestations autour de l’exposition sur le site

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