Chaïm Soutine à la Pinacothèque de Paris

Chaim Soutine, vue de Cagnes, Pinacothèque de ParisNé à la fin du XIXème siècle en Biélorussie, Chaïm Soutine émigre à Paris en 1913.

A la Ruche, atelier de Montparnasse, ses contemporains sont Chagall, Kikoïne, Lipchitz – le groupe appelé Ecole de Paris.

Il noue avec Modigliani une amitié qui durera jusqu’à la mort du peintre italien en 1920.
Le même Modigliani le présente au marchand d’art Léopold Zborowski : grâce à lui, tiré de la misère la plus noire, Soutine pourra vivre confortablement de son art durant le reste de sa vie, jusqu’à ce que son estomac malade ait raison de lui en 1943.

Ce parcours n’explique pas la tourmente qui caractérise la peinture de Soutine, qualifiée souvent d’expressionniste. Enfance très pauvre dans une famille juive orthodoxe, souffrances passées, repli sur soi, solitude et dépression : beaucoup de choses ont été écrites, parfois tout et son contraire, sur un artiste qui n’a laissé aucun écrit pour confirmer ou infirmer les hypothèses, lever ce voile de mystère qui couvre en grande partie sa vie intime.

Restent ses tableaux. Il en a peint et détruit beaucoup.
De l’exposition visible à la Pinacothèque de Paris jusqu’au 27 janvier prochain, les plus fascinants sont les paysages peints à Cagnes et à Céret. Au départ, des coups de brosse aux aplats larges et rapides, un sens de la composition très séduisant, des couleurs éclatantes et des contrastes très maîtrisés : point de tourmente encore, mais des paysages singuliers, un peu bousculés, où l’élément central, route montante ou escalier monumental, fait déjà tanguer les constructions.

Puis, à partir des années 1920, les couleurs et la matière se densifient, s’entremêlent ; les coups de pinceau sont de plus en plus mouvants. Sous les rafales du mistral, les arbres se tordent et poussent les maisons vers l’extérieur du cadre, carrément menacées d’effondrement.
Il frise alors parfois l’abstraction, mais au bénéfice d’une formidable puissance. Et l’énergie dévastatrice est bien souvent contrariée par des couleurs chaudes ici ou là qui viennent évoquer un élan vital qui refuse de céder.

Si le thème de la violence, ou du moins de la menace, est constant dans une grande partie de l’oeuvre de Soutine – comme en témoignent ses personnages osseux à l’oeil noir et aux longs doigts noueux, ses animaux morts et parfois même écorchés –, dans les années 1930 puis 1940, le peintre semble avoir trouvé la voie de l’apaisement. Âne, porc, taureau sont désormais montrés vivants et tranquilles dans leur milieu naturel.

Surtout, le très beau Paysage de Champigny (1942-1943) vient contredire tout ce que Soutine a exprimé des années auparavant : sur la crête d’une montagne, un enfant assis dans un cadre idyllique aux splendides couleurs froides regarde une blanche chèvre paître paisiblement.
Comme ici la tourmente semble loin…

Chaïm Soutine
Pinacothèque de Paris
28, place de la Madeleine – Paris 8ème
L’exposition est prolongée jusqu’au 2 mars 2008
Tlj de 10 h 30 à 18 h
Entrée 9 € (TR 7 €)

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"Réquisitoire", Le plancher de Jean. Martin d'Orgeval à la MEP

Martin d'Orgeval, le plancher de JeanSi l’histoire est désormais connue, elle mérite d’être racontée une nouvelle fois et surtout montrée.
Il s’agit d’une histoire réelle de souffrance et de folie dont le travail du photographe Martin d’Orgeval est un précieux document.

En 1959, Jean, fils de paysan béarnais, revient de la guerre d’Algérie pour prendre le rôle de chef de famille auprès de sa mère et de sa soeur Paule.
Son père s’est pendu.
Jean est âgé de 20 ans.

Il néglige la prospère ferme, qui périclite ; il se livre en revanche à des rondes de garde assidues, monté sur son tracteur et armé d’un fusil.
Jean, Paul et leur mère ne voient plus personne et se nourrissent de cueillette.

En 1971, la mère meurt. Jean et Paule demandent et obtiennent l’autorisation de l’inhumer sous l’escalier de la maison.
C’est alors que Jean finit de sombrer dans la folie.
Pendant des mois, cessant de se nourrir, il passe ses journées enfermé dans sa chambre, dont il grave entièrement les 16 m2 de plancher autour du lit.
Il mourra d’inanition quelques mois plus tard, à l’âge de 33 ans.
Paule finira sa vie absolument recluse et c’est à sa mort, en 1993, que le "plancher de Jean" est découvert.

Les mots que l’on y lit révèlent une violence intérieure tendue, des sentiments de persécution, en particulier vis-à-vis de l’Eglise [LA RELIGION A INVENTE DES MACHINES A COMMANDER LE CERVEAU DES GENS ET BETES ET AVEC UNE INVENTION A VOIR NOTRE VUE A PARTIR DE RETINE DE L’IMAGE DE L’OEIL ABUSE], de menace, de haine, et d’innocence [NOUS JEAN PAULE SOMMES INNOCENTS NOUS N’AVONS NI TUE NI DETRUIT NI PORTE DU TORT A AUTUI C’EST LA RELIGION QUI A INVENTE UN PROCES AVEC DES MACHINES ELECTRONIQUES A COMMANDER LE CERVEAU]. Il évoque aussi le meurtre, Hitler, la guerre.

Témoignage poignant de la folie d’un homme, ces planches couvertes de mots gravés, assénés, frappés, obsédants, apparaissent comme le cercueil jeune et inéluctable de sa maladie et de ses souffrances non soignées. L’aspect christique de son oeuvre qui a la religion pour première cible est évidemment bouleversant.

Jean souffrait visiblement de schizophrénie. Le professeur Jean-Pierre Olier, chef du service hospitalo-universitaire Saint-Anne à Paris, a voulu que le plancher de Jean soit exposé en permanence à l’hôpital Saint-Anne (1), pour combattre la honte et les préjugés que suscitent encore les maladies mentales.

"Réquisitoire", Le plancher de Jean. Martin d’Orgeval
Maison européenne de la photographie
Jusqu’au 6 janvier 2008
5-7, rue de Fourcy – Paris 4ème
M° Saint-Paul ou Hôtel de Ville
Du mercredi au dimanche de 11 h à 19 h 45
Entrée 6 € (TR 3 €)

(1) En attendant d’être dans le bâtiment lui-même (vers 2010 probablement), le plancher de Jean est exposé, depuis juillet 2007, juste en face, sur le trottoir de la rue Cabannis.

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L'aventure de la porcelaine au musée d'Orbigny-Bernon à La Rochelle

musée d'Orbigny-Bernon, ChineLa maîtrise de la fabrique de la porcelaine fut une histoire longue et compliquée en Europe.

Arrivées par le Moyen-Orient à la fin du Moyen-Age, les porcelaines chinoises suscitèrent immédiatement un grand intérêt en Europe.
On attacha à ce matériau à la fois dur, translucide et éclatant toutes sortes de vertus, dont celle de détecter les poisons…

Les Européens s’efforcèrent dès lors de reproduire cette matière exceptionnelle.
Cependant, ils ignoraient la composition de la pâte, ce qui constitua un obstacle permanent.
Ils réalisèrent d’abord les majoliques, puis la faïence, mais le support demeurait une terre cuite sans rapport avec la texture cristallisée dans la masse de la porcelaine chinoise.

Le XVIème siècle connut de nouvelles tentatives plus abouties avec la porcelaine dite des Médicis à Florence et son adaptation française de Saint-Porchaire.
C’est surtout à la fin du XVIIème siècle et au cours du XVIIIème siècle, avec la mise au point de la porcelaine tendre à fritte, ou porcelaine artificielle que les manufactures françaises (Vincennes-Sèvres, Chantilly, Mennecy…) et anglaise, associant les recherches des céramistes et verriers, imitèrent le mieux la porcelaine dure, sans parvenir néanmoins à obtenir véritablement le résultat recherché.

Les Allemands furent les premiers à identifier en Saxe, en 1709, le kaolin qui permettait de fabriquer la véritable porcelaine.
Auguste le Fort créa donc en 1710 la manufacture de Meissen et essaya de conserver secrète la fameuse formule de l’« arcane », que toute l’Europe lui enviait.
Mais la diffusion était irrésistible et la porcelaine dure finit par faire son apparition à Vienne en 1717, puis, vers le milieu du siècle, à Höchst, Wymphenberg, Berlin…
Le secret passa aussi à Strasbourg, mais les Français découvrirent à leur tour, en 1763, le kaolin à Saint-Irieix près de Limoges et nombre de manufactures françaises fabriquèrent simultanément des pièces en porcelaine dure et d’autres en porcelaine tendre, ces dernières tendant à disparaître à la veille de la Révolution.

La porcelaine dure avait alors conquis l’Europe entière : l’Italie avec Capodimonte, la Russie avec Saint-Pétersbourg, l’Angleterre, les Pays-Bas, la Suisse, l’Espagne, au point d’être répandue partout au XIXème siècle.

Les décors ne devront dès lors plus grand-chose à l’Extrême-Orient et, après le passage obligé du néo-classicisme international, les tendances les plus diverses se donneront libre cours.

Rappelant ainsi l’histoire de la porcelaine en Occident, le musée d’Orbigny-Bernon à La Rochelle présente une série porcelaines chinoises des XVIIIème et XIXème siècles, mais également un grand nombre d’objets décoratifs issus des manufactures européennes aux mêmes époques, permettant de mesurer, effectivement, la variété des inspirations.
Ainsi, dans les vitrines consacrées à la porcelaine de Meissen (Saxe) du XVIIIème siècle, on appréciera les efforts d’imagination des maîtres de l’époque : par exemple, avec la série de figurines intitulées L’Amérique, L’Afrique et L’Asie.
L’Afrique attire immanquablement l’attention, donnant à voir un nègre noir comme l’ébène, assis sur un lion, richement vêtu : peau ornée de plumes multicolores, drapé d’une cape lie-de-vin doublée de vert franc et fermée par un soleil, la tête coiffée d’un trophée de chasse–tête d’éléphant… un modèle qui vaut le détour !

Noter que le musée propose également un éclairage historique de la ville (notamment sur les célèbres sièges de la Rochelle ainsi que la Seconde Guerre mondiale).
D’autres salles sont consacrées aux arts d’Extrême-Orient (où on peut admirer une chambre chinoise du XIXème siècle), enrichis de dépôts du Musée Guimet (sur ce célèbre musée parisien, lire les billets du 27 et du 29 août dernier).

Pour tous les amateurs de porcelaines et autres chinoiseries, ne pas oublier le musée des Arts décoratifs à Paris. Consulter aussi quelques ouvrages consacrés à la matière.

Musée d’Orbigny-Bernon
2, rue Saint-Côme – 17000 La Rochelle
Tél. : 05 46 41 18 83
Fax : 05 46 29 22 60
Mél: musee-art@ville-larochelle.fr
Entrée : 3,50 €

Image : Bouteille, porcelaine "bleu et blanc", Chine, dynastie Ming, période de transition (1630-1640)

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A la recherche du temps perdu. Le temps retrouvé. Les personnages, fils de trame de la vie

Marcel Proust La RechercheA la fameuse matinée Guermantes, au cours de laquelle des réminiscences successives lui donnent enfin la clé du livre à écrire, le narrateur est frappé par la transformation physique des convives qui, comme lui, pendant ces longues années où il ne les a pas vus, éloigné de Paris qu’il était dans une maison de santé, ont terriblement vieilli.

Mais si ces êtres, qui l’ont entouré tout au long de sa vie, ont changé avec l’âge, il voit bien aussi ce qui en eux est resté identique.

« Revisitant » ces personnages, il se rend compte que chacun d’eux a joué, à différentes époques de sa vie, des rôles fort différents :

Et combien de fois ces personnes étaient revenues devant moi au cours de leur vie, dont les diverses circonstances semblaient présenter les mêmes êtres, mais sous des formes, pour des fins variées !

Mais malgré cette diversité, ils ont fini par constituer un tout, peut-être la trame de sa vie :

Et la diversité des points de ma vie par où avait passé le fil de celle de chacun de ces personnage avait fini par mêler ceux qui semblaient le plus éloigné, comme si la vie ne possédait qu’un nombre limité de fils pour exécuter les dessins les plus différents.

Une simple relation mondaine, même un objet matériel, si je le retrouvais au bout de quelques années dans mon souvenir, je voyais que la vie n’avait pas cessé de tisser autour de lui des fils différents qui finissaient par le feutrer de ce beau velours inimitable des années, pareil à celui qui dans les vieux parcs enveloppent une simple conduite d’eau d’un fourreau d’émeraude.

Malgré l’évolution des situations et des relations, notamment la fréquentation régulière de personnages « divinisés » par le narrateur, qui les a finalement rendus à leur prosaïsme, l’auréole de mystère dont il les entourait avant de les connaître demeure intacte dans le passé :

C’est pendant des années que Bergotte m’avait paru un doux vieillard divin, que je m’étais senti paralysé comme par une apparition devant le chapeau gris de Swann, le manteau violet de sa femme, le mystère dont le nom de sa race entourait la duchesse de Guermantes jusque dans un salon : origine presque fabuleuse, charmante mythologie de relations devenues si banales ensuite, mais qu’elles prolongeaient dans le passé comme en plein ciel, avec un éclat pareil à celui que projette la queue étincelante d’une comète.

Excellent week-end et excellente lecture à tous.

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A la recherche du temps perdu. Le temps retrouvé. Le temps écoulé

Marcel Proust La RechercheAprès de longues années passées loin de Paris dans une maison de santé, c’est en se rendant à une matinée chez le prince de Guermantes que le narrateur découvre, en retrouvant le temps perdu, le livre qu’il a à écrire.

Lorsqu’il entre dans le salon de l’hôtel des Guermantes où sont réunis les invités, il croit se trouver dans un bal masqué où les convives auraient porté des masques de vieillards.

Puis il réalise que le temps a passé et que ses anciens amis et connaissances ont simplement vieilli.

Et c’est dans le miroir que lui tendent ces êtres transformés par les ans qu’il se rend compte que le temps a passé pour lui aussi :

Et je pus me voir, comme dans la première glace véridique que j’eusse rencontrée, dans les yeux des vieillards, restés jeunes à leur avis, comme je le croyais moi-même de moi, et qui, quand je me citais à eux, pour entendre un démenti, comme exemple de vieux, n’avaient pas dans leurs yeux qui me voyaient tel qu’ils ne se voyaient pas eux-mêmes et tel que je les voyais, une seule protestation.

Et il regrette de prendre conscience du temps passé au moment précis où il découvre l’oeuvre qu’il peut écrire – sur ce qui échappe au temps :

Mais une raison plus grave expliquait mon angoisse ; je découvrais cette action destructrice du Temps au moment même où je voulais entreprendre de rendre claires, d’intellectualiser dans une oeuvre d’art, des réalités extra-temporelles.

Or, à présent son livre ne lui semble pas seulement réalisable, mais encore nécessaire. Il se met alors à redouter que sa vie ne soit écourtée et ne lui laisse pas le temps d’accomplir son oeuvre :

Certes, ce que j’avais éprouvé dans la bibliothèque et que je cherchais à protéger, c’était plaisir encore, mais non plus égoïste, ou du moins d’un égoïsme (car tous les altruismes féconds de la nature se développent selon un mode égoïste, l’altruisme humain qui n’est pas égoïste est stérile, c’est celui de l’écrivain qui s’interrompt de travailler pour recevoir un ami malheureux, pour accepter une fonction publique, pour écrire des articles de propagande) d’un égoïsme utilisable pour autrui. (…) Maintenant, me sentir porteur d’une oeuvre rendait pour moi un accident où j’aurais trouvé la mort, plus redoutable.

Très bon week-end et très bonne lecture à tous.

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A la recherche du temps perdu. Le temps retrouvé. Un peu de temps à l'état pur

Marcel Proust La RechercheEn buttant, à Paris, sur deux pavés mal équarris, le narrateur a revécu la sensation de bonheur qu’il avait éprouvée bien des années auparavant à Venise.

Retrouvant à ce moment le même sentiment de félicité qui l’avait envahi, au début de l’ouvrage, lorsqu’il avait goûté d’une petite madeleine trempée dans du thé, il essaie de voir jusqu’où le mènent ces bienheureuses réminiscences.

Il s’aperçoit qu’elles ne sont pas que la renaissance de moments du passé, mais qu’elles sont aussi le moyen de faire coïncider, enfin, le travail de son imagination avec des sensations réellement éprouvées :

Tant de fois, au cours de ma vie, la réalité m’avait déçu parce qu’au moment où je la percevais, mon imagination, qui était mon seul organe pour jouir de la beauté, ne pouvait s’appliquer à elle, en vertu de la loi inévitable qui veut qu’on ne puisse imaginer que ce qui est absent. Et voici que soudain l’effet de cette dure loi s’était trouvé neutralisé, suspendu, par un expédient merveilleux de la nature, qui avait miroiter une sensation à la fois dans le passé, ce qui permettait à mon imagination de la goûter, et dans le présent où l’ébranlement effectif de mes sens avait ajouté aux rêves de l’imagination ce dont ils sont habituellement dépourvus, l’idée d’existence, et, grâce à ce subterfuge, avait permis à mon être d’obtenir, d’isoler, d’immobiliser – la durée d’un éclair – ce qu’il n’appréhende jamais : un peu de temps à l’état pur.

En saisissant cet instant « de temps à l’état pur », il échappe au temps et découvre le bonheur de l’homme qui peut ainsi enfin échapper à l’idée de l’inéluctable mort :

Une minute affranchie de l’ordre du temps a recréé en nous, pour la sentir, l’homme affranchi de l’ordre du temps. Et celui-là, on comprend qu’il soit confiant dans sa joie, même si le simple goût d’une madeleine ne semble pas contenir logiquement les raisons de cette joie, on comprend que le mot de « mort » n’ait pas de sens pour lui ; situé hors du temps, que pourrait-il craindre de l’avenir ?

Excellent week-end à tous.

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A la recherche du temps perdu. Le temps retrouvé. Le retour à Paris

Marcel Proust La RechercheLe premier séjour, de plusieurs années, que le narrateur fait dans une maison de santé est suivi d’un autre plus long encore, dans une nouvelle maison, où il ne guérit pas davantage.

Il finit par rentrer à Paris.

Durant le trajet en chemin de fer, une pensée mise de côté pendant ces longues années vient de nouveau l’accabler :

La pensée de mon absence de dons littéraires, que j’avais cru découvrir jadis du côté de Guermantes, que j’avais reconnue avec plus de tristesse encore dans mes promenades quotidienne avec Gilberte, et que j’avais à peu près identifiée, en lisant quelques pages du journal des Goncourt, à la vanité, au mensonge de la littérature, cette pensée, moins douloureuse peut-être, plus morne encore, si je lui donnais comme objet non ma propre infirmité, mais l’inexistence de l’idéal auquel j’avais cru, cette pensée (…) me frappa de nouveau et avec une force plus lamentable que jamais.

A son retour chez lui, il trouve un carton d’invitation à une matinée chez le prince de Guermantes.
Le nom de Guermantes retrouvant tout à coup à ses yeux, après un si long oubli, quelque ancien reflet enchanteur et, par ailleurs, la vie mondaine ne pouvant plus l’ôter, comme avant, à la tâche littéraire à laquelle il a désormais renoncé, il décide de se rendre à cette réunion mondaine.

Mais c’est parfois lorsque, désespéré tout à fait, on a fini par abandonner le projet qui nous était le plus cher qu’on tombe sur la clef qu’on ne cherche plus :

C’est quelquefois au moment où tout nous semble perdu que l’avertissement arrive qui peut nous sauver ; on a frappé à toutes les portes qui ne donnent sur rien, et la seule par où on peut entrer et qu’on aurait cherchée en vain pendant cent ans, on y heurte sans le savoir, et elle s’ouvre.

La suite très vite…

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Le temps retrouvé. Paris pendant la guerre ou l'Orient rêvé

Marcel Proust La RechercheEn 1916, après de longues années passées à se faire soigner dans une maison de santé, le narrateur revient à Paris.

Il fait un soir une longue promenade seul dans les rues de la capitale, qu’il trouve transformée, en ces temps agités.

Il se livre alors à une magnifique description de la ville, dans laquelle il mêle l’évocation de la guerre – cette promenade succède à une visite de son ami Robert de Saint-Loup engagé sur le front – à ses rêveries, nourries des paysages maritimes dont il s’est repu à Balbec…

Dans toute la partie de la ville que dominent les tours du Trocadéro, le ciel avait l’air d’une immense mer nuance de turquoise, qui se retire, laissant déjà émerger toute une ligne légère de rochers noirs, peut-être même de simples filets de pêcheurs alignés les uns après les autres, et qui étaient de petits nuages. Mer en ce moment couleur turquoise, et qui emporte avec elle, sans qu’ils s’en aperçoivent, les hommes entraînés dans l’immense révolution de la terre, de la terre sur laquelle ils sont assez fous pour continuer leurs révolutions à eux, et leurs vaines guerres, comme celle qui en ce moment ensanglantait la France.

… mais aussi d’Histoire et de références artistiques :

Comme en 1815, c’était le défilé le plus disparate des uniformes des troupes alliées ; et parmi elles, des Africains en jupe-culotte rouge, des Hindous enrubannés de blanc suffisaient pour que de ce Paris où je me promenais je fisse toute une imaginaire cité exotique, dans un Orient à la fois minutieusement exact en ce qui concernait les costumes et la couleur des visages, arbitrairement chimérique en ce qui concernait le décor, comme de la ville où il vivait Carpaccio fit une Jérusalem ou une Constantinople en y assemblant une foule dont la merveilleuse bigarrure n’était pas plus colorée que celle-ci.

Au moment où il contemple ce défilé, il aperçoit M. de Charlus, qui l’entretient longuement sur la guerre.

Lorsque le baron, qui décidément n’a pas changé, sinon par l’accentuation de moins en moins dissimulée de ses « penchants » prend congé, « il croyait peut-être seulement me serrer la main, comme il crut sans doute ne faire que voir un Sénégalais qui passait dans l’ombre et ne daigna pas s’apercevoir qu’il était admiré ».

« Est-ce que tout l’Orient de Decamps, de Fromentin, d’Ingres, de Delacroix n’est pas là-dedans ? me dit-il, encore immobilisé par le passage du Sénégalais. (…) Mais quel malheur, pour compléter le tableau, que l’un de nous deux ne soit pas une odalisque ! ».

Belles lectures à tous…

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L'été au frais : les expositions à Paris

exposition Vieira da SilvaLe programme culturel ne connaît pas de trêve estivale dans la capitale. Pour les Parisiens qui demeurent à résidence comme pour les autres qui y viennent « pour le meilleur », les propositions sont nombreuses. En voici une petite sélection.

Côté peinture, on ne peut que conseiller l’exposition, au Musée d’Orsay, De Cézanne à Picasso, chefs d’oeuvre de la galerie Vollard (lire les billets Ambroise Vollard : parcours d’un marchand d’art exceptionnel ; Galerie Vollard : autour des livres et de Vincent van Gogh et Chefs-d’oeuvre de la galerie Vollard : Paul Cézanne), mais aussi Roy Lichtenstein, Evolution à voir à la Pinacothèque de Paris jusqu’au 23 septembre.
D’autres méritent certainement le détour, telle celles organisée au Centre culturel Calouste Gulbenkian autour de l’artiste portugaise Maria Vieira da Silva, peintre magnifique de « l’abstraction lyrique », visible jusqu’au 28 septembre.

C’est dans le domaine de la photographie que les grandes expositions sont pléthores cet été. Ainsi, avec Double je, le glamour kitch devenu chic de Pierre et Gilles investit le Jeu de Paume (site Concorde) jusqu’au 23 septembre, alors que jusqu’au 16 , Alexandre Rodtchenko prend ses quartiers au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris qui lui consacre, avec La révolution dans l’oeil la rétrospective la plus importante organisée en France.
Autres expos attirantes : celle de la Maison européenne de la photographie Italie – Double vision propose la confrontation de deux regards sur un même lieu ou un même sujet en Italie, à des moments différents. Les plus grands y sont : Henri Cartier-Bresson, Mario Giacomelli, Martin Parr, Sabastiao Salgado…
Mais aussi celle des clichés de Willy Maywald, intitulée Le Pari(s) de la création, 1931-1955, visible au Musée Carnavalet jusqu’au 30 septembre : le programme annonce 250 photos dans le Paris bohème, de l’entre-deux-guerres aux années 1950.

Et puis il y a toutes les expos qui proposent des ballades un peu en aparté, bien tentantes elles aussi : celle qui a lieu en moment et jusqu’au 28 octobre au Musée des Lettres et Manuscrits Titanic – au coeur de l’océan (télégrammes, cartes postales, documents de bord et autres manuscrits) en fait partie.
La présentation organisée à la Galerie des Gobelins à l’occasion de sa réouverture serait quant à elle l’occasion d’admirer des tapisseries et tapis datés de 1607 à 2007 (jusqu’au 30 septembre).
Quant à l’exposition-parcours De l’Inde au Japon, dix ans d’acquisition au musée Guimet, elle est une excellente raison pour aller se plonger dans les superbes collections d’arts asiatiques de l’institution la plus importante en Occident dans le domaine. On y reviendra peut-être.

Enfin, vous avez encore quelques jours pour courir au Musée du Luxembourg voir l’exposition René Lalique, Créateur d’exception qui finit le 29 juillet, sans oublier, dans un tout autre genre, bien que féminin lui aussi, la superbe rétrospective consacrée à Annette Messager, Les Messagers, à découvrir au Centre Pompidou jusqu’au 17 septembre.

Quelques idées donc, parmi un programme très fourni, auquel on a envie d’ajouter, parce qu’il s’agit d’un thème totalement inédit, Objets blessés. La réparation en Afrique au Musée du quai Branly (jusqu’au 16 septembre) : est exposé un choix de 110 « objets blessés » réparés par les populations autochtones, et issus des collections africaines du Musée.

Bel été, au frais des musées !

Image : Vieira da Silva

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La prisonnière. Le sommeil d'Albertine

Marcel Proust La RechercheDans La prisonnière, le narrateur vit avec Albertine à Paris.

La nuit, tandis qu’elle dort, lui la contemple.

Et fait bien d’autres choses aussi.

Comme par exemple, « s’embarquer sur le sommeil d’Albertine » :

Alors, sentant que son sommeil était dans dans son plein, que je ne me heurterais pas à des écueils de conscience recouverts maintenant par la pleine mer du sommeil profond, délibérément je sautais sans bruit sur le lit, je me couchais au long d’elle, je prenais sa taille d’un de mes bras, je posais mes lèvres sur sa joue et sur mon coeur, puis, sur toutes les parties de son corps, ma seule main restée libre et qui était soulevée aussi, comme les perles, par la respiration de la dormeuse ; moi-même, j’étais déplacé légèrement par son mouvement régulier : je m’étais embarqué sur le sommeil d’Albertine.

Ou encore, il porte son regard sur la poche du kimono d’Albertine, qui pourrait recéler bien des secrets :

Quelquefois, quand elle avait trop chaud, elle ôtait, dormant déjà presque, son kimono, qu’elle jetait sur un fauteuil. Pendant qu’elle dormait, je me disais que toutes ses lettres étaient dans la poche intérieur de ce kimono, où elle les mettait toujours. Une signature, un rendez-vous donné eût suffi pour prouver un mensonge ou dissiper un soupçon. Quand je sentais le sommeil d’Albertine bien profond, quittant le pied de son lit où je la contemplais depuis longtemps sans faire un mouvement, je hasardais un pas, pris d’une curiosité ardente, sentant le secret de cette vie offert, floche et sans défense, dans ce fauteuil. Peut-être faisais-je ce pas aussi parce que regarder dormir sans bouger finit par devenir fatigant. Et ainsi, tout doucement, me retournant sans cesse pour voir si Albertine ne s’éveillait pas, j’allais jusqu’au fauteuil. Là, je m’arrêtais, je restais longtemps à regarder le kimono comme j’étais resté longtemps à regarder Albertine. Mais (et peut-être j’ai eu tort) jamais je n’ai touché au kimono, mis la main dans la poche, regardé les lettres. A la fin, voyant que je ne me déciderais pas, je repartais à pas de loup, et venais près du lit d’Albertine et me remettais à la regarder dormir, elle qui ne me disait rien alors que je voyais sur le bras du fauteuil ce kimono qui peut-être m’eût dit bien des choses.

Excellent week-end et excellente lecture à tous.

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